37. Honoré de Balzac, « Entre savants », première ébauche [1842]1
p. 223-227
Texte intégral
1Les deux ébauches d’« Entre savants » ont été rangées par Balzac dans la série des Scènes de la vie parisienne du « Catalogue des ouvrages que contiendra La Comédie humaine », rédigé en 1845. Balzac y fait allusion à la rivalité entre le baron Georges Cuvier (1769-1832) et Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772- 1844). L’« Avant-propos » de La Comédie humaine (1842) évoquait déjà la querelle les ayant opposé au sujet de l’unité de plan et de composition du règne animal. L’enjeu de ces ébauches, rédigées selon Madeleine Ambrière-Fargeaud la même année, n’est cependant pas de choisir un parti scientifique. L’opposition esquissée entre le savant Des Fongerilles, rêveur et peu à l’aise en société, et le baron Total, adoubé par toutes les institutions, évoque ici en premier lieu les personnalités très différentes des deux naturalistes. Des Fongerilles n’a néanmoins pas un modèle unique : Geoffroy Saint-Hilaire partageait avec André-Marie Ampère (1775-1836) une distraction devenue quasi proverbiale dans le cas du mathématicien. Les deux personnages semblent par ailleurs illustrer un projet d’article destiné à la Monographie de la presse parisienne (1843) : Balzac avait envisagé une série de « types », parmi lesquels figuraient le « savant honnête » et le « savant sinécuriste »…
2 L’empereur Napoléon, qui regardait avec raison Des Fongerilles comme une des supériorités de l’Institut, avait créé pour ce savant une chaire spéciale au Collège de France et qui lui servit à fonder toute une science, la Botanique comparée1. Des Fongerilles est à la fois un grand chimiste, un botaniste et un zoologiste de premier ordre ; mais il n’est point écrivain2 ; il sait les mathématiques, il ne connaît rien aux arts d’agrément, il a négligé l’astronomie et les sciences dites exactes pour les sciences dites naturelles ; mais il lui est resté, des mathématiques, les grandes notions nécessaires à la compréhension, à l’explication des problèmes les plus ardus, il sait la science et ne la cultive pas, il n’est point étranger à la marche des connaissances en physique, en chimie, en mathématique, en astronomie. Il peut prendre de leurs découvertes ce qui s’adapte à son système3, mais il n’y participe en rien, excepté peut-être dans tout ce qui concerne la lumière et l’électricité4. Sa puissance scientifique entière est, depuis vingt-cinq ans, absorbée par son système. Son système consiste à renverser une des grandes cloisons entre lesquelles les savants ont parqué les créations5. Des Fongerilles ne veut pas entendre parler de Botanique et de Zoologie, il n’existe aucune différence entre les plantes et les animaux, ou la différence est si peu de chose qu’elle n’est pas plus sensible que celle qui sépare les insectes des poissons, et les poissons des mammifères.
3Il vous est permis de considérer monsieur Jean-Joseph-Athanase-Népomucène Jorry des [sic] Fongerilles, professeur de Botanique comparée au Collège de France, membre de l’Institut (Académie des sciences) et chevalier de l’ordre royal de la Légion d’honneur, demeurant à Paris, rue Duguay-Trouin, n° 3, et marié à Sophie-Barbe-Marie-Adolphine Brisson6, comme un de ces êtres venus des Pays Hauts où sont nés le Conseiller Crespel7 […].
4[… V]ous rassurerez l’amour-propre des savants nés dans les Pays-Bas et qui écrivent de belles dissertations sur les mêmes choses vues autrement. Cette observation concerne également le grand Richard-David-Léon baron Total, bibliothécaire, professeur de cosmographie au Jardin des plantes, médecin, professeur d’hygiène à l’École de médecine, inspecteur des Eaux minérales, Conseiller de l’Université, membre de l’Académie des sciences, membre de l’Académie de médecine, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et secrétaire perpétuel de l’une d’elles, je ne sais laquelle, maître des requêtes au Conseil d’État, médecin en chef d’un hôpital, médecin consultant du Roi par quartier8, grand officier de la Légion d’honneur, commandeur de l’ordre de Saint-Michel et Saint-Lazare, député, commissaire du Roi, toutes places et fonctions non sujettes à la loi sur le cumul, et qui produisent environ soixante mille francs de finance, y compris deux pensions ou traitements, auxquels donnent lieu ses titres et fonctions honorifiques en Prusse, en Angleterre, et qu’une ordonnance royale lui a permis d’accepter9. S’il fallait mentionner les ordres que lui ont conférés les souverains et les académies étrangères desquelles il fait partie, il y aurait une nomenclature presque aussi étendue que celle des divisions introduites par lui dans la Science. Il est logé magnifiquement à l’Institut, il reçoit à ses jours, absolument comme un ministre, il ne fait plus la médecine que pour le Roi. Son hôpital le voit une fois par semaine, et c’est un de ses théâtres de gloire, l’en déposséder serait un crime, il y est suivi toutes les fois qu’il y paraît par une troupe d’élèves éblouis, sa fantaisie porte bonheur aux malades. Un jour, il y voit un cas extraordinaire. Il ne peut rester, il faut absolument que le moribond n’expire pas dans la nuit, il explique à l’infirmier qu’il a besoin de faire assister ses collègues à ce lit de mort où il pérorera le lendemain, à neuf heures précises.
Notes de bas de page
1 Cette chaire n’existait pas sous Napoléon, et Geoffroy ne l’a d’ailleurs jamais occupée – ce que Balzac, grand admirateur du naturaliste, pouvait regretter.
2 Geoffroy Saint-Hilaire n’était pas réputé pour s’exprimer avec aisance. Peu après la mort du naturaliste, Balzac le définit comme « un géant tardif qui ne sut jamais écrire » (Lettres à Madame Hanska, Les Bibliophiles de l’originale, t. II, p. 494).
3 C’est à ce « système » que Balzac rend hommage dans son « Avant-propos » de La Comédie Humaine (1842). La « tératologie » (ou étude des anomalies du développement embryonnaire) était pour le naturaliste le moyen d’étayer son système de l’unité de composition organique, en montrant que la monstruosité ne renvoyait pas à une altérité, mais correspondait à un arrêt dans le développement normal.
4 Lors de la campagne d’Égypte, et de son séjour à Alexandrie, Geoffroy Saint-Hilaire s’était intéressé à la lumière et à l’électricité, et les avait inclues dans une théorie générale sur le fluide nerveux.
5 Allusions aux classifications « fixistes » de Cuvier, auxquelles s’opposait le système de l’unité de composition organique.
6 Le zoologiste Mathurin Jacques Brisson (1723-1806) a été le professeur de Geoffroy Saint-Hilaire.
7 Allusions au conseiller Krespel, héros du conte d’Hoffmann, que le narrateur présente comme « l’homme le plus étonnant [qu’il ait] rencontré de [sa] vie ».
8 Un quartier correspond à une durée de trois mois. Le roi avait donc quatre médecins qui se relayaient durant l’année.
9 Balzac mélange ici aux titres réels de Cuvier des distinctions fictives, pour bâtir le portrait du « savant sinécuriste ». Cuvier était bien membre de l’Institut, dont il devint le secrétaire, puis secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. Il fut ensuite élu en 1818 à l’Académie française puis à l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Bonaparte le chargea par ailleurs de diverses missions d’inspection, et Cuvier fut élu conseiller d’État en 1814, pair de France, président du Comité de l’Intérieur de 1819 jusqu’à sa mort. Balzac ajoute donc des fonctions médicales fictives à ce savant « Total », à une époque où le médecin apparaît comme le plus proche représentant du Savant généraliste et « politique ».
Notes de fin
1 Cité d’après l’édition publiée sous la direction de Pierre-Georges Castex (La Comédie humaine, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1981, t. XII, p. 522-524).
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