23. Louis-Numa Baragnon, « L’érototomie », La Revue blanche, novembre 18941
p. 145-149
Texte intégral
1Fils d’un député royaliste, Louis-Numa Baragnon (1865-1921) est critique littéraire pour Le Soleil, revue dont il est le rédacteur en chef, La Revue blanche ou Le Figaro. Il est également l’auteur de « La médecine et l’art : Toulouse-Lautrec chez Péan », dans La Chronique médicale du 15 février 1902. Baragnon était l’ami de Toulouse-Lautrec et de Gabriel Tapié de Celeyran, cousin germain du peintre, qui avait fait ses études de médecine en 1891 chez le chirurgien Jules-Émile Péan (1830-1898), l’inventeur des pinces hémostatiques. Bien qu’il évoque Edgar Allan Poe (Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume), le docteur X*** mis en scène dans la nouvelle incarne une angoisse fin-de-siècle bien française, liée aux progrès de la chirurgie. Péan, qui a pu servir de modèle à Baragnon, avait en effet pratiqué les premières opérations d’ovarectomie qui vont, à la fin du siècle, alimenter la hantise de la dépopulation. Dans ses apocalyptiques Résultats thérapeutiques de la castration chez la femme. Conséquences sociales et abus de cette opération (1896), le docteur Étienne Canu (18..-1916) accusera d’ailleurs Péan d’avoir opéré 777 femmes entre 1888 et 1891. Dans Fécondité (1899), Zola met en scène ces controverses en opposant le docteur Boutan au chirurgien Gaude. Mais c’est surtout Jean-Louis Dubut de Laforest (voir le texte 24) qui, avec Le Docteur Mort-aux-gosses (1898), consacre le personnage de « l’ovariotomiste », dont « l’érototomiste » constitue une variation idéaliste. Dans un cas comme dans l’autre, la philanthropie (ici : mettre un terme aux suicides par amour) cache, comme dans Les Morticoles (voir le texte 41), des desseins beaucoup plus sombres.
2Par quelle série de hasards imprévus, aidé de quelles subtiles manœuvres, seul peut-être, parmi mes contemporains raisonnables, je parvins à connaître d’abord, à pénétrer ensuite le mystère du sanatorium psychothérapique du docteur X***, – un personnage emprunté par la réalité à quelque conte de Hoffmann ou d’Edgar Poe, – c’est ce qui n’importe guère au public. Toujours est-il que, l’une de ces dernières matinées, je me trouvais à la porte de cet hospice inconnu, caché au plein soleil de la banlieue parisienne. […]
3L’étonnement, la gêne se disputaient mon âme. Le principal aide du docteur X*** passait justement à ma portée. Je m’inclinai vers lui : tous ces êtres qui s’agitaient alentour, était-ce des curieux, était-ce des malades ? « Ils sont l’un et l’autre, me répondit-il. Le docteur a pour méthode d’associer ses pensionnaires à ses recherches. Cela les distrait d’abord ; première condition d’une saine thérapeutique psychique ; et puis, à voir la guérison des autres, eux-mêmes finissent par se hausser à l’espoir de guérir. Tous ces voisins sont bien des fous, si l’on veut, mais celui que nous allons opérer a une bien belle histoire !... »
4Mon interlocuteur n’eut pas le temps de terminer sa phrase, car un maigre jeune homme aux cheveux de neige, – le docteur – était entré pendant ces derniers mots, et, déjà, il élevait la voix :
5 – Je n’ai pas à vous apprendre, messieurs, quel objet nous réunit dans cette enceinte. Pour la première fois va être tenté, sous vos yeux, le traitement chirurgical de l’Amour…
6Mais, à ce mot d’Amour, des clameurs éclatèrent. En un flot de paroles brutales se déchaînaient les féroces désirs des uns, – tandis que d’autres, extasiés, les mains jointes, semblaient exalter, dans l’azur, une madone.
7Le silence fut long à se rétablir.
8– Messieurs, reprit le docteur fantastique et professoral – et sa voix vibrait d’un accent métallique – rien n’est impossible à la Science. Il ne lui faut que le temps et l’abnégation de ses serviteurs. Un jour elle nous affranchira de toute entrave. Un jour elle fera de nous les maîtres du monde et nous serons, selon l’expression de ce vieux livre oriental1, tels que des dieux, sachant le secret des choses. Si ce jour ne luit de sitôt, du moins n’aurons-nous pas peu contribué à rapprocher son aurore lorsque nous aurons vaincu la fatalité de l’Inconscient sous sa forme la plus redoutable, sous celle dont, tous, nous avons souffert.
9« Vous savez, messieurs, quels progrès a fait dans ce siècle l’étude des localisations cérébrales, depuis que Broca nous a révélé les propriétés de la troisième circonvolution frontale gauche2, et que, en excitant ou en paralysant par des moyens appropriés cette région de l’encéphale, le praticien peut, à son gré, comme d’un robinet, faire sourdre ou tarir la parole.
10« Nous avons été, par les circonstances même de notre vie, induits à rechercher si cette doctrine toute nouvelle et merveilleusement féconde ne pouvait s’appliquer à l’étude pathologique de l’Amour, en particulier au traitement de ces formes malignes que nous proposons de dénommer à l’avenir érotites. » […]
11Pendant le discours du docteur, un homme, dont le visage était enveloppé d’une large compresse à pénétrante odeur, avait été couché par les aides sur le lit d’aluminium3. L’opérateur noua autour de son cou un linge blanc ; il appliqua son trépan sur la tête rasée du malade, et, parmi le crissement du perforateur, un flot rouge s’épancha soudain.
12L’homme s’agitait ; des mots incohérents sortaient de ses lèvres : « Menton !... les Cascades !... Oh ! bien-aimée !... »
13– Donnez-moi l’emporte-pièce, fit le docteur. Vous le voyez, messieurs, la substance osseuse est enlevée sur un espace de plusieurs centimètres… Passez-moi une pince hémostatique !... J’incise les méninges… Encore une pince ! Et des rétracteurs !...
14– Madeleine ! cria le patient !... Non ! je ne veux pas !...
15– Ce jeune homme proteste, – mais nous irons jusqu’au bout pour le guérir !... D’autres éponges, messieurs, d’autres éponges !... Cette pulpe qui fait hernie sous mon doigt, c’est où nous avons, pour l’avenir, localisé l’Amour. Nous allons la réséquer4 largement. Pour l’Amour, comme pour le cancer, une récidive est toujours à craindre. Vous remarquerez que, sous la substance grise, j’atteins et je sacrifie une portion égale de substance blanche5. L’érotite est à un même degré sensitive et motrice. Ne lui laissons pas de refuge. – Plus une fibre à tyranniser dans ce cerveau !
16La tête de l’opéré pendait, lamentablement hérissée de pinces qui cliquetaient aux lèvres de sa blessure. Le docteur donna un dernier coup, et, tout aussitôt, son bras nu, rougi jusqu’au coude, éleva, brandit à l’extrémité de son instrument un lambeau de cervelle.
17Alors s’élevèrent sur les bancs de cet amphithéâtre des cris, des imprécations, des sanglots, comme d’esclaves épouvantés d’une délivrance qu’ils n’espéraient plus.
18Et le chœur rauque des aliénés, autour du docteur sanglant, victorieux, hagard, entonna un hymne de revanche, – hymne dont s’épouvante mon souvenir ! – tandis que, crachant sur l’affreux débris, ils maudissaient, piétinaient et détruisaient en lui toute la souffrance et toute la joie de l’Humanité !
Notes de bas de page
1 Périphrase désignant la Bible (la Genèse).
2 Paul Broca (1824-1880) avait localisé dans la troisième circonvolution le centre cérébral de la parole (l’aire de Broca) en étudiant des cas d’aphasie. Ses conclusions, présentées à la Société d’anthropologie de Paris en 1861, avaient fait polémique. Sous l’impulsion du chirurgien Samuel Pozzi (1846-1918), Broca donne en 1883 son nom à un hôpital de l’Assistance publique, spécialisé en gynécologie. Le docteur Canu citera cet hôpital comme un des lieux où les abus opératoires sont les plus flagrants.
3 Le célèbre tableau d’Henri Gervex (1852-1929), Avant l’opération, date de 1887. Son titre véritable est : Le docteur Péan enseignant à l’hôpital Saint-Louis sa découverte du pincement des vaisseaux. Le sujet opéré, endormi, était néanmoins une femme dénudée.
4 Pratiquer une ablation.
5 La substance grise contient les neurones (fonction « sensitive ») ; la substance blanche, plus en profondeur, permet la propagation des messages nerveux (fonction « motrice »).
Notes de fin
1 Cité d’après l’édition établie et présentée par Nathalie Prince (Petit musée des horreurs. Nouvelles fantastiques, cruelles et macabres, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2008, p. 578-580).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Maurice Carême. « Comme une boule de cristal… » Entre poésie savante et chanson populaire
Textes et contextes
Brigitte Buffard-Moret et Jean Cléder
2012
August Wilhem Schlegel. Comparaison entre la Phèdre de Racine et celle d’Euripide (et autres textes)
Jean-Marie Valentin (dir.)
2013
Octavie Belot. Réflexions d’une Provinciale sur le Discours de M. Rousseau, Citoyen de Genève, touchant l’origine de l’inégalité des conditions parmi les hommes
Édith Flammarion (éd.)
2015
Du fanatisme dans la langue révolutionnaire ou de la persécution suscitée par les barbares du dix-huitième siècle, contre la religion chrétienne et ses ministres
Jean-François Laharpe Jean-Jacques Tatin-Gourier (éd.)
2022