20. Louise Michel, Les Microbes humains, Paris, Dentu, 18861
p. 131-136
Texte intégral
1En 1881, rentrée en France après les sept années de déportation en Nouvelle-Calédonie qui ont suivi le procès des Communards, Louise Michel (1830-1905) entame, à plus de cinquante ans, une carrière de romancière populaire, avec la publication de La Misère. Ce premier roman est suivi d’une trilogie inachevée, dont le premier tome, Les Microbes humains, paraît en 1886 et le second, Le Monde nouveau en 1888. L’esthétique feuilletonnesque y est mise au service d’une écriture engagée, le tableau d’une société en décomposition marquée par la corruption, le crime et la perversité appelant un contrepoint utopique, celui d’une colonie idéale située au Pôle, où s’élabore un « monde nouveau » dédié à la science et aux progrès de l’humanité. Le docteur Gaël, figure ambiguë de savant criminel par amour de la science, participe des deux pans de ce diptyque. Il retrouve ici après de longues années de séparation Georges O’Patrick, sa fille adoptive, qu’il a élevée depuis sa naissance, après avoir sacrifié sa mère à une expérience scientifique. Il a plus tard soigné dans un hospice de Barcelone la fille de Georges, Ellen, sans la reconnaître. Louise Michel reprend ici certains traits du savant romantique faustien, transformant néanmoins cette figure archétypale en l’inscrivant dans les débats scientifiques de la fin du siècle, et en en faisant le porteur d’une interrogation éthique sur les limites de l’expérimentation médicale.
2Georges regardait le docteur avec étonnement. Cet étonnement se fût changé en épouvante, si elle avait su qu’à l’époque où Ellen était à l’hospice des enfants à la salle du Niño-Jésu, c’était lui, Gaël, qui dirigeait les soins donnés à ces malheureux ; il le faisait dans le double but de retrouver l’échelon perdu entre l’homme et le singe1, et de développer en avant une race plus haute en empêchant les soudures définitives du crâne, en agissant sur son développement dans le sens d’un vaste développement intellectuel, par les essais de ces bourrelets, dont parlait Jabouille2. Il avait essayé bien d’autres choses depuis ce temps-là, se disant toujours : il faut que le grain semé pourrisse dans les sillons pour que vienne la gerbe, et les gerbes sans nombre mûrissent au soleil d’été ; il faut que la grappe soit jetée au pressoir, où le vin mêle les grappes sans nombre. Ainsi tombent dans les sillons les grains humains, ainsi sont jetées aux pressoirs les grappes humaines. L’avenir fera sa récolte. Et le docteur multipliait les essais, disant que chaque être sacrifié donne un indice nouveau. Il lui fallut, pour étouffer son cœur, un héroïsme, car il était bien équilibré du côté du sentiment comme du côté du cerveau, s’il ne se fût appliqué à étouffer cette moitié de lui-même, – qui sait jusqu’où il fût allé –, un ouvrier ne devient pas plus habile en se mutilant un membre.
3Le docteur Gaël était toujours accompagné dans ses pérégrinations par la vieille gouvernante Basis, qu’il avait prise au Sénégal et qui ne l’avait plus quitté. Ces deux êtres étaient devenus nécessaires l’un à l’autre ; le docteur, par habitude, madame Basis par fascination.
4La pauvre femme ne pouvait pénétrer, dans sa simple ignorance, ni le but, ni la pensée du docteur, ni même pourquoi elle le suivait, inquiète comme un chien.
5Au moment où Gaël, à Barcelone, faisait ses essais de moulage de cerveaux de singes et d’enfants, madame de Los Amos, femme d’un certain âge, s’était introduite sous de véritables prétextes, à la salle du Niño-Jesu plus que partout ailleurs. Ces prétextes ouvrent les portes en Espagne – le soin des malades, l’ensevelissement des petits anges (comme elle le disait), qui mouraient au lazaret, occupaient sans cesse madame de Los Amos, elle se fit remettre certains corps de belles fillettes pour les inhumer convenablement au lieu de les livrer au scalpel. – Ellen fut du nombre. Madame de Los Amos avait tant aimé ces petites qu’on la comprenait en l’admirant. Mais une fois les petits cercueils placés dans le caveau de ses ancêtres, caveau vaste et profond, la grande dame allait dans la nuit furtivement reprendre les pauvres petites à qui elle avait donné des narcotiques, et les vendait sans se compromettre (puisqu’elles étaient déclarées mortes) à des ogres de haut vol aimant la chair fraîche. Quelques-unes s’éveillaient, d’autres passaient du sommeil à la mort.
6Le docteur avait découvert le secret de l’horrible femme, mais trop tard malheureusement pour Ellen, l’avait menacée de la justice ; mais elle qui, de son côté, avait découvert le secret des bourrelets, dénonça la méthode du docteur : il dut quitter Barcelone.
7Ellen n’était donc peut-être pas plus morte que James3 : elle était comme lui par le monde. Sa fatale beauté devait avoir engagé la vieille à l’éveiller, et l’enfant devait avoir été vendue bien des fois déjà.
8Gaël se souvenait parfaitement de cette petite morte aux longs cheveux noirs, que madame de Los Amos avait prise quand il découvrit le secret des léthargies.
9Un instant, il se demanda s’il n’était pas un être aussi horrible que la grande dame espagnole, mais il se répondait toujours qu’il fermait quelques vies pour des découvertes qui en préservaient des millions d’autres, ou rendaient clair un point obscur de science. Avec ses bourrelets, il essayait tantôt de se rapprocher de l’animalité des grands singes, tantôt d’ouvrir la route à un essor énorme de facultés. Et puis souvent, il avait fait ses expériences sur des sujets d’existence vague et trouble pour en épargner d’autres, – il était descendu jusqu’aux plantes : la sève n’est-elle pas du sang ? Il avait, au Sénégal, vacciné des papayers de la jaunisse avec de la sève d’autres papayers ; ses arbres seuls avaient survécu à l’épidémie végétale4. Il avait électrisé des bananiers, ces végétaux étranges dont les régimes sortent de la déchirure sanglante de l’arbre pareils à des grappes d’œufs. Il en avait électrisé d’autres, des niaoulis, sur lesquels s’élèvent des phosphorescences.
10 Ses essais avaient réussi. Des expériences même sur l’humanité ne lui pesaient pas davantage. Il avait, comme on sème des graines dans un terrain ou dans un autre, opéré d’étranges croisements de races animales, par des moyens artificiels, – et s’il ne l’avait pas encore fait sur les races humaines, ce n’était pas sa faute, il ne désespérait pas de le faire, l’occasion seule avait manqué.
11Autrefois, il avait froidement, à Oxford, par une nuit d’hiver, emporté chez lui de l’hospice des étrangers, pour servir à des expériences horribles, comme une bête emporte sa proie, une jeune femme (que lui-même avait endormie). Grisé par les émanations des laboratoires, par la cruauté des expériences, par la passion de la science, il l’avait attachée sur sa table de dissection ; puis, les cheveux dressés d’horreur, s’imposant le crime (il attendit son réveil), l’endormit de nouveau pour la tenir sous son pouvoir, et, bien hypnotisée, l’interrogeait pendant la vivisection ; des frissons traversaient sa chair ; l’épouvante passait sur lui ; il continuait, sans que la main lui tremblât, à fouiller cette poitrine humaine. La malheureuse répondait à son bourreau, disant ses douleurs. Tout à coup, elle poussa un hurlement, des frissons passaient sur elle. Elle expira en donnant le jour à une fille.
12Le docteur Gaël entendait encore cette plainte-là pendant la nuit. Quoiqu’il n’eût pas de remords et qu’il crût profondément qu’il n’y a pas de crime en fait de science, – celui-là ne lui avait rien appris, cela aidait le remords, – il fit élever l’enfant, et quand on la lui ramena vers l’âge de six ans, craignant pour elle tous les dangers, il lui mit des vêtements de garçon. Elle les conserva jusqu’à dix-sept ans. Il avait voulu éloigner d’elle toute faiblesse d’éducation ; mais surtout se rendre compte s’il y avait égalité, infériorité ou supériorité d’intelligence et d’instruction entre ce sujet féminin et les étudiants mâles de l’Université. Il n’avait qu’un sujet ; mais pris au hasard, c’était une chance, et puis il ferait d’autres épreuves, – il comptait comme s’il eût eu mille ans devant lui.
13[…] Georges fut son enfant d’adoption (surtout son sujet). Elle se développa merveilleusement, devint l’un des meilleurs élèves de la faculté d’Édimbourg. Il l’aimait passionnément (c’était la science qu’il aimait en elle).
Notes de bas de page
1 Emprisonnée au moment où elle rédige Les Microbes humains, Louise Michel s’intéresse en effet aux œuvres de Charles Darwin, et réclame La Descendance de l’homme, paru en 1871, à Paul Lafargue, qui lui rend visite : « N’oubliez pas de m’apporter vos livres d’anthropologie et le Descent of man de Darwin, sa lecture fortifiera mon anglais » (Le Socialiste, 26 septembre 1885).
2 Jabouille est un orphelin enlevé et séquestré par le Dr Gaël au Sénégal, afin de pratiquer des expériences sur la croissance du cerveau qui laissent l’enfant semi-idiot.
3 James O’Patrick est le second enfant de Georges, lui aussi disparu.
4 Les Mémoires de Louise Michel révèlent qu’elle s’inspire ici de ses propres expérimentations scientifiques, pratiquées en Nouvelle Calédonie sur des papayers (Mémoires, Paris, F. Roy, 1886, p. 303- 304).
Notes de fin
1 Cité d’après l’édition établie, présentée et annotée par Claude Rétat et Stéphane Zékian (Trois romans. Les Microbes humains. Le Monde nouveau. Le Claque-dents, Lyon, PUL, 2013, p. 101-104).
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