19. Edmond et Jules de Goncourt, Journal des Goncourt : mémoires de la vie littéraire, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1851-1896, 9 vol.1
p. 127-129
Texte intégral
1Les frères Goncourt étaient connus et redoutés pour leur plume acerbe, mais également considérés comme « d’invétérées commères » (Roger Kempf). La lecture de leur Journal confirme cette impression (voir le texte 8) dans la mesure où la fidélité du témoignage semble, dans ces « mémoires », être moins importante que l’art de la formule ou le trait saillant, voire le règlement de comptes. En témoigne ce portrait peu amène du philologue et archéologue Wilhem (dit Christian-Guillaume) Froehner (1834- 1925), conservateur adjoint au musée du Louvre depuis 1867, dont le principal tort semble être son origine germanique – une origine qui, tout au long de sa vie, cristallisa d’ailleurs les inimitiés (il est même accusé par ses collègues d’être un « espion prussien » après la défaite de Sedan en 1870, bien que l’empereur lui-même l’ait naturalisé en 1866). Il est néanmoins possible de trouver une autre source à ce portrait peu flatteur : l’ambitieux savant avait en effet publié un article sur le « roman archéologique en France » (Revue contemporaine, 31 décembre 1862) dans lequel il critiquait notamment l’exactitude de la Carthage de Salammbô. Flaubert répliqua par voie de presse (L’Opinion nationale, 24 janvier 1863 ; Revue contemporaine, 31 janvier 1863), et renvoya le savant à ses chères études, en démontrant qu’il confondait art et archéologie. Or, Flaubert était un habitué des dîners Magny et un proche des Goncourt, qui ont pu se souvenir ici de cette controverse, en raillant l’arrivisme de ce savant issu du « pays de la simplesse ».
1er juin [1868]
2Dîner Magny.
3Curieux détails sur les savants Froehner et Oppert1, sur ces cuistres qui ne sont pas plus savants que d’autres, mais que la mode du germanisme dans le monde actuel de la science a poussés à des fortunes ironiques – le premier à une bonne sinécure aux Antiques du Louvre, l’autre à un prix de cent mille francs pour des cunéiformes, une langue dont il a seul le secret et que personne au monde n’a jamais pu contrôler.
4Quelqu’un a connu ce Froehner humble, pauvre, misérable joueur de piano, comme tous les Allemands. Il le revoit avec une cravate à pois roses, un costume ébouriffant, le costume qu’on peut imaginer d’un savant allemand travesti en gandin2 : « Oui, mon cher, vous me trouvez un peu changé... Ah ! c’est que j’ai vu que le travail, l’application, tout ça, c’était de la bêtise. Hase3 m’a dit qu’ici pour arriver, il n’y avait que les femmes… Voyez Longpérier4, s’il n’allait pas dans les salons… ».
5À une autre rencontre, le même savant Froehner, accrochant le même quelqu’un et l’entraînant dans une embrasure de fenêtre, lui demandait anxieusement s’il croyait qu’un Allemand comme lui, Froehner, pût jamais devenir capable de dire des cochonneries à des femmes, comme en disent les Français ; qu’il s’y essayait bien, mais qu’à la fin, cela devenait trop gros, trop salaud, impossible à terminer.
6Quel comique symptôme du temps, la science employant ce moyen pour parvenir ! La science représentée par ces deux Allemands, ces deux grossiers natifs du pays de la simplesse, voulant arriver par notre corruption et notre légèreté de France. Des types à fouetter quelque part.
Notes de bas de page
1 Julius (dit Jules) Oppert (1825-1905), assyriologue français d’origine allemande, professeur au Collège de France (1869).
2 Jeune homme élégant, raffiné, et assez ridicule.
3 Charles Benoît Hase (1780-1864), helléniste reconnu.
4 Henry Adrien Prévost de Longpérier (1816-1882), conservateur, numismate, et archéologue.
Notes de fin
1 Cité d’après l’édition établie et annotée par Robert Ricatte (Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1956, t. II, p. 178).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Maurice Carême. « Comme une boule de cristal… » Entre poésie savante et chanson populaire
Textes et contextes
Brigitte Buffard-Moret et Jean Cléder
2012
August Wilhem Schlegel. Comparaison entre la Phèdre de Racine et celle d’Euripide (et autres textes)
Jean-Marie Valentin (dir.)
2013
Octavie Belot. Réflexions d’une Provinciale sur le Discours de M. Rousseau, Citoyen de Genève, touchant l’origine de l’inégalité des conditions parmi les hommes
Édith Flammarion (éd.)
2015
Du fanatisme dans la langue révolutionnaire ou de la persécution suscitée par les barbares du dix-huitième siècle, contre la religion chrétienne et ses ministres
Jean-François Laharpe Jean-Jacques Tatin-Gourier (éd.)
2022