17. Charles-Augustin Sainte-Beuve, « M. Biot », Nouveaux lundis, Paris, Michel Lévy Frères, 18641
p. 117-121
Texte intégral
1Mathématicien et astronome de renom, Jean-Baptiste Biot (1774-1862) a joui d’une reconnaissance relativement précoce, puisqu’il fut élu à la Classe de sciences physiques et mathématiques de l’Institut (équivalent de l’actuelle Académie des sciences) dès l’âge de 29 ans. Sous le premier Empire, il est également nommé professeur d’astronomie à la Faculté des sciences de Paris. Fort de cette légitimité, Biot n’hésite pas à intervenir dans le débat public. Loin d’être enfermé dans une tour d’ivoire, il se montre en effet soucieux de faire entendre sa voix dans les débats contemporains sur l’importance sociale de la science. Aussi insère-t-il de nombreux articles dans la presse non spécialisée (en particulier le Mercure de France sous l’Empire et au début de la Restauration), ce qui lui assure une audience bien au-delà du cercle de ses pairs. Certains de ces textes seront repris dans les Mélanges scientifiques et littéraires (Paris, Lévy, 1858, 3 vol.). En raison de son combat contre le charlatanisme des faux savants, Biot était redouté de certains écrivains. Il est vrai qu’il n’hésitait jamais, du moins au début de sa carrière, à dénoncer les approximations et autres bévues commises par des écrivains imprudemment aventurés sur des sujets dont ils maîtrisaient mal les subtilités. Il rappelle sans détour que les pages de physique ou d’astronomie de Chateaubriand et de Bernardin de Saint-Pierre (Génie du christianisme et Les Martyrs pour l’un, Études de la nature pour l’autre) véhiculent, sous les dehors d’un style flamboyant, des conceptions du monde aberrantes, voire obscurantistes. D’autres figures littéraires comme madame de Genlis ou Louis Aimé-Martin firent également les frais de sa vigilance. Par la suite, Biot se montrera nettement plus modéré. Hommage en demi-teinte, ce texte de Sainte-Beuve s’achève significativement sur le portrait idéal de ce que serait un savant complet. Biot, dont la réception tardive à l’Académie française revêt un caractère surtout honorifique, ne peut prétendre à ce titre. Il n’est ici qu’un prétexte, ce qui explique l’enthousiasme somme toute modéré du portraitiste.
2Les hommes compétents auxquels je me suis adressé se sont généralement accordés à me représenter M. Biot comme un savant doué au plus haut degré de toutes les qualités de curiosité, de finesse, de pénétration, d’exactitude, d’analyse ingénieuse, de méthode et de clarté, de toutes les qualités enfin essentielles et secondaires, hormis une seule, le génie, je veux dire l’originalité et l’invention. Succédant à la génération puissante et féconde des Lagrange, des Laplace, des Monge1, venant aussitôt après en tête, des générations qui comptèrent avec honneur dans leurs rangs les Poisson, les Malus, les Gay-Lussac, les Ampère, les Poinsot, les Cauchy, les Fresnel, les Arago2, il embrassa par l’étendue et la curiosité de son esprit la totalité des connaissances et des découvertes de ses devanciers et de ses contemporains, il prit une part active, incessante, à tous les travaux de la science de son temps par ses recherches, par ses perfectionnements, par ses applications et ses allées et venues fréquentes d’une branche à l’autre, par ses remarques diverses, multipliées, et ses additions successives, par ses exposés et ses traités généraux que distinguent la netteté et même l’élégance ; mais il inventa peu, moins qu’aucun de tous ceux que je viens de nommer, et dont quelques-uns n’étaient peut-être pas appréciés par lui à leur juste valeur. En un mot, M. Biot était en première ligne, mais dans le second rang des savants il venait immédiatement après les héros de la science. Il était de ceux qui arrivent à leur tour au sommet de leur ordre, par le mérite et les services aidés de l’ancienneté. Sa longue et studieuse vieillesse, l’emploi actif, constant, animé, ingénieux, qu’il fit jusqu’à la fin de ses facultés excellentes, achevèrent de mettre tant d’heureuses qualités dans leur plus beau jour, et lui ont justement mérité le titre qui lui a été décerné de vieillard illustre. Ravi au milieu de la carrière et après l’âge des inventions proprement dites, il n’eût été qu’un savant très distingué de moins, mais sans laisser après lui de phare allumé ni de trace lumineuse. Bien lui prit, comme à Fontenelle, non seulement de vieillir3, mais de savoir vieillir, d’hériter avec habileté et prudence des renommées disparues, de rester le dernier et le seul représentant parmi nous de tout un âge héroïque de la science, dont il discourait volontiers comme un Nestor4, d’avoir gardé un vif amour de la pure science en elle-même, de l’avoir cultivée jusqu’à sa dernière heure, et d’avoir su trouver à propos dans l’érudition, dans la littérature, un complément et un prolongement varié qui est venu se confondre peu à peu, en la grossissant, dans sa réputation première. […]
3À mes yeux, il n’est point d’honneur plus grand pour une intelligence humaine que de saisir et d’embrasser l’ensemble de vérités qui constituent les lois des nombres et des mondes. Après la gloire de faire des découvertes dans cet ordre élevé et d’une sublimité sereine, il n’est rien de plus honorable que de se rendre compte directement de ces découvertes faites par les premiers génies, et de les pleinement comprendre. Qu’est-ce, auprès de ces systèmes profonds, rigoureux, enchaînés, et d’une vérité éternelle, qui occupent la pensée d’un Newton ou d’un Laplace, que nos faibles observations passagères, nos remarques d’esprits fins et légers, sans suite, où le fil casse à chaque instant, nos aperçus rapides et fugitifs, ce que nous appelons traits d’esprit, saillies, reflets, étincelles aussitôt nées, aussitôt évanouies ? À ceux dont la pensée, subtile et ferme tout ensemble, saisit une fois et ne lâche plus ces séries et ces enchaînements de vérités immuables, un juste respect est dû. – Que s’ils joignaient à la possession de ces hautes vérités mathématiques le sentiment et la science de la nature vivante, la conception et l’étude de cet ordre animé, universel, de cette fermentation et de cette végétation créatrice et continue où fourmille et s’élabore la vie, et qui, tout près de nous et quand la loi des cieux au loin est connue, recèle encore tant de mystères, ils seraient des savants plus complets peut-être qu’il ne s’en est vu jusqu’ici, quelque chose, j’imagine, comme un Newton joint à un Jussieu, à un Cuvier, à un Goethe tout à fait naturaliste et non plus seulement amateur, à un Geoffroy Saint-Hilaire plus débrouillé que le nôtre et plus éclairci. – Que s’ils y ajoutaient encore, avec l’instinct et l’intelligence des hautes origines historiques, du génie des races et des langues, le sentiment littéraire et poétique dans toute sa sève et sa première fleur, le goût et la connaissance directe des puissantes œuvres de l’imagination humaine primitive, la lecture d’Homère ou des grands poèmes indiens (je montre exprès toutes les cimes), que leur manquerait-il enfin ? Il n’y aurait plus à leur souhaiter, pour être les plus parfaits des mortels, que la bonté et la chaleur morale dans la pratique et les relations de la vie.
Notes de bas de page
1 Les mathématiciens Joseph Louis de Lagrange (1736-1813), Gaspard Monge (1746-1818) et Pierre-Simon de Laplace (1749- 1827) sont des figures majeures de la période napoléonienne.
2 André-Marie Ampère (1775-1836), Louis Poinsot (1777-1859), Siméon Denis Poisson (1781-1840), Augustin Louis Cauchy (1789-1857) sont mathématiciens. Étienne Louis Malus (1775- 1812) est ingénieur, physicien et mathématicien. Louis Joseph Gay-Lussac (1778-1850) est chimiste. François Arago (1786-1853) est astronome et physicien, comme Augustin Jean Fresnel (1788- 1827). Tous, à l’inverse de Biot, figurent sur la liste des soixante-douze noms de savants que Gustave Eiffel a fait graver sur sa fameuse Tour.
3 Le philosophe et moraliste Bernard Le Bouyer de Fontenelle (1657-1757) est mort à presque cent ans.
4 Nestor est le seul fils de Nélée qu’Héraclès, qui veut se venger du roi de Pylos, ne parvient pas à tuer.
Notes de fin
1 Cité d’après la 6e édition, Paris, Calmann Lévy, 1883, t. 2, p. 72- 73 ; 92-94 (Causerie du 3 mars 1862).
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