16. Jules Barbey d’Aurevilly, Les Œuvres et les hommes. I. Les philosophes et les écrivains religieux, première série, Paris, Amyot, 18601
p. 111-116
Texte intégral
1Dans cet article initialement publié dans Le Pays du 17 juillet 1860, Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889), rend compte de la publication de la Correspondance du célèbre naturaliste, géographe et explorateur allemand Alexander von Humboldt (1769-1859), tout juste disparu. À rebours de la célébration dont ce savant humaniste a fait l’objet, Barbey fait des connaissances encyclopédiques et de la renommée de Humboldt le signe de sa médiocrité. Les qualités de ce savant humaniste (curiosité de l’explorateur, élégance du style, volonté d’embrasser la nature dans sa totalité) sont ainsi méthodiquement retournées en preuves d’amateurisme, ou en manque de profondeur (sur le même sujet, voir le texte 7).
2Alexandre de Humboldt est, de consentement universel, au dix-neuvième siècle, l’un des premiers hommes de ce siècle qui a encore quarante ans à vivre, et que dis-je ?, dans la science, il est peut-être le premier ! […] il ne s’agit pas ici de réalité, il s’agit de l’opinion et de l’empire qu’un nom a sur elle. Demandez à l’écho l’empire de celui de Humboldt ! Depuis cinquante ans et davantage, mais surtout depuis cinquante ans, l’a-t-on entendu prononcer ! C’était comme si les Oracles avaient parlé quand on disait : « Monsieur de Humboldt ! »
3Ce nom, d’une sonorité d’or, et que la Gloire avait encore cette raison d’harmonie pour aimer, portait peut-être dans plus d’esprits à la fois que ceux de Cuvier, de Geoffroy Saint-Hilaire et d’Ampère1, et si on y réfléchit, on le conçoit. Ampère, Saint-Hilaire et Cuvier, ces grands inventeurs et démonstrateurs doivent être des spécialistes dans la gloire comme ils le furent dans leurs études, incompréhensibles à la foule, tandis que Humboldt, le généralisateur et le vulgarisateur, a sa gloire plus générale et plus vulgaire, c’est-à-dire plus étendue, car c’est une loi, et même une assez triste loi de la gloire, de ne pouvoir jamais s’étendre qu’en descendant. […]
4Lorsque les savants qui seuls parlent d’eux avec compétence auront assez répété à la masse ignorante et superficielle ce que furent Geoffroy Saint-Hilaire, Ampère et Cuvier, ce triumvirat de génie, ces grands hommes, trop enterrés dans leur science même et la technicité de leur langage, ne seront plus cachés par l’éclat de personne et auront sur leur nom autant de rayons qu’on leur en doit. Seulement, jusque-là, ne nous étonnons pas que Humboldt, qui est moins un savant, dans le sens profond et découvrant du mot, qu’un magnifique beau parleur scientifique, tienne toute l’oreille et toute l’attention d’un public, pour lequel il a voulu, et presque exclusivement, parler !
5Oui, un beau parleur scientifique ! Voilà Humboldt ! […] De nature, il avait l’attraction et l’aptitude à la science, cela n’est pas douteux. Il était doué d’une curiosité intrépide, d’une persévérance infatigable, d’une sagacité infiniment perçante, le tout revêtu d’une organisation d’acier fin, que ne brisèrent, ni ne faussèrent, ni n’usèrent les fatigues, les climats, les voyages, et qui dura près de cent ans2 […].
6Humboldt, qui n’avait pas le goût du cabinet de Buffon, – le grand Sédentaire3 –, se dit de bonne heure que son cabinet à lui serait l’univers, et il se fit voyageur, et il se lança dans l’espace ! […] [Dans ses ouvrages] il ne fut jamais qu’un voyageur, parlant passionnément de ses voyages, et à ce point qu’on peut se demander ce qu’il aurait eu à nous dire, s’il n’avait pas voyagé, et pensé, s’il n’avait pas vu ?...
7En effet, il n’avait ni conception première ni philosophie. Il manquait de métaphysique, cette chose nécessaire et pourtant vaine, sans laquelle on n’est jamais un grand génie, et avec laquelle, si elle est seule, on n’arrive jamais à la vérité ! Ce fut un sceptique sorti trop tard des flancs du dix-huitième siècle épuisé pour pouvoir être un matérialiste râblé, un bon athée comme Diderot ou Lalande4. […] En somme, descripteur plus que tout autre chose, il l’est parce qu’il est voyageur et pour les mêmes raisons qu’il est voyageur – rien de plus !
8 À cela près de quelques inductions heureuses et de quelques rapprochements féconds, Alexandre de Humboldt n’est rien donc de plus, pour qui sait étreindre son esprit et ses œuvres, qu’un grand Rapporteur scientifique, en fonction permanente et vastement renseigné, lequel soigne extrêmement ses rapports. Il les veut brillants. Ce sont ses tulipes ! Sa prétention est de les écrire avec un tour d’imagination des plus rares et qui fait fleurir la poésie jusque dans le giron austère de la Vérité ; et cette prétention a sa racine peut-être dans une ambition légitime, car, esprit intermédiaire bien plus que primaire, il peut engrener, l’un dans l’autre, deux ordres de faits différents, – les faits de l’imagination et ceux de la mémoire exacte, et il a ce style poético-scientifique ou scientifico-poétique, comme on voudra, dans lequel l’abstrait et le concret se balancent, mais pour s’énerver tous les deux ! […]
9Le Kosmos5, l’idole intellectuelle de ce temps, qui cache sous un nom grec la préoccupation universelle et moderne des esprits qui ont désappris les choses invisibles du ciel, a été salué par de telles acclamations qu’on éprouve quelque embarras à jeter cette goutte d’eau froide sur tous ces fronts, brûlants et fumants d’enthousiasme : le Kosmos, après tout, n’est qu’une description. […] C’est l’écrivain, bien plus que le savant, qui fait la valeur du Kosmos, et à cet égard celui qui l’écrivit pense comme ceux qui le lisent, le docte comme les ignorants ! Ce dont l’auteur du Kosmos est fier, c’est de sa partie oratoire (sic) (page 127 des lettres). L’essentiel, selon lui, n’est point du tout le coup de râteau plus ou moins bien jeté sur les notions des sciences physiques contemporaines et qu’il n’a pas toutes ramassées ; non, l’essentiel, c’est « l’expression noble qui ne manquera jamais, si elle l’est, l’effet grandiose de la nature », dit ce tulipier de la phrase, et pardonnez-nous de l’avoir appelé « un beau parleur scientifique » après cela ! […]
10Le Kosmos, cette pyramide de faits, cette colonne Vendôme de grains de poussière superposés, lui a paru [à la France], tout inachevé qu’il est, beaucoup plus beau et surtout plus utile (la tocade du temps, l’utile !) qu’une de ces fortes théories scientifiques, bâties avec la pierre vive de l’idée et le ciment tenace du raisonnement.
11Dans une époque qui pousse cet amour des faits jusqu’à préférer les plus petits aux plus gros, uniquement parce qu’ils sont les plus petits, – qui a mis, je ne dis pas l’histoire, mais l’historiette à la place de tout, – qui dernièrement, en ses journaux, pour se dispenser d’avoir du talent, a inventé la Chronique, cette chose amusante ; la chronique, chère au dilettantisme littéraire de messieurs les portiers, n’est-il pas tout simple qu’Alexandre de Humboldt, le chroniqueur de la science du dix-neuvième siècle, l’arpenteur du globe, qui montre les mesures qu’il a prises, le voyageur qui a lu des voyages et qui en a fait, produise sur nous tous l’effet d’un Moïse, – d’un Moïse, assez bon pour nous, qui ne descend pas de l’Horeb avec les Tables de la Loi, mais du Chimboraço6, avec un album dans sa poche !...
12Eh bien ! c’est ce grand chroniqueur, c’est ce grand gazetier de la Science et de la Nature, c’est cette immense commère du globe (qu’on me passe le mot parce qu’il est juste), qui nous raconte tout ce qui se passe à sa surface, ou dessus, ou dessous, ou dedans, que je retrouve, trait pour trait, tout entier aujourd’hui dans cette Correspondance où l’on m’avait annoncé qu’il y avait un second Humboldt ! […]
13Humboldt représentait à lui seul tous les préjugés de son époque. Il en était le Kosmos vivant, et sa Correspondance l’atteste. Il avait la haine des prêtres, qu’il appelle les hommes noirs, comme Béranger7, et il bat partout, dans ses livres, de ce tambour vide qu’on nomme civilisation. Tout cela a été pour beaucoup dans la gloire empressée et généreuse qu’on ne lui a pas mesurée, dans cette corne d’abondance qu’on a renversée sur son nom. Cela n’était permis qu’à l’Allemagne : car, si c’est une superstition, c’est une superstition touchante pour un pays que d’exagérer ses grands hommes, mais cela n’était certes ! pas permis à la France, qui, scientifiquement, a les siens que j’ai nommés, et auxquels jamais elle ne doit préférer personne !
Notes de bas de page
1 Les naturalistes Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) et Georges Cuvier (1769-1832) se sont affrontés sur la question de l’évolution des espèces (ce débat est transposé par Balzac, voir le texte 37). André-Marie Ampère (1775-1836), célèbre mathématicien, a donné son nom à l’unité de l’intensité du courant électrique.
2 Humboldt, qui a fait de nombreux voyages, en Amérique et en Asie, est mort à l’âge de 90 ans.
3 Buffon (1707-1788), le père de l’Histoire naturelle (1749-1789), a partagé sa vie entre Paris et Montbard, sa ville natale.
4 L’astronome Joseph Jérôme Lefrançois de Lalande (1732-1807) a largement contribué à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
5 Pour plus de précisions sur le livre de Humboldt, voir le texte 75.
6 D’après le Deutéronome, c’est sur le Mont Horeb que Moïse reçoit le Décalogue ; le Chimborazo est un volcan de l’Équateur qu’Humboldt tenta de gravir en 1802.
7 Pierre-Jean de Béranger (1780-1857), chansonnier populaire incarcéré en 1821 pour ses idées libérales. La comparaison n’est donc, pour Barbey, pas flatteuse.
Notes de fin
1 Cité d’après l’édition Slatkine reprints (Genève, 1968), p. 334- 346.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Maurice Carême. « Comme une boule de cristal… » Entre poésie savante et chanson populaire
Textes et contextes
Brigitte Buffard-Moret et Jean Cléder
2012
August Wilhem Schlegel. Comparaison entre la Phèdre de Racine et celle d’Euripide (et autres textes)
Jean-Marie Valentin (dir.)
2013
Octavie Belot. Réflexions d’une Provinciale sur le Discours de M. Rousseau, Citoyen de Genève, touchant l’origine de l’inégalité des conditions parmi les hommes
Édith Flammarion (éd.)
2015
Du fanatisme dans la langue révolutionnaire ou de la persécution suscitée par les barbares du dix-huitième siècle, contre la religion chrétienne et ses ministres
Jean-François Laharpe Jean-Jacques Tatin-Gourier (éd.)
2022