15. Pétrus Borel, « Don Andréa Vésalius, l’anatomiste » dans Champavert : Contes immoraux, Paris, Eugène Renduel, 18331
p. 107-109
Texte intégral
1Représentant du romantisme frénétique, Pétrus Borel (1809- 1859) dit « le lycanthrope », se livre ici à un portrait fantaisiste du grand anatomiste de la Renaissance André Vésale (1514-1564), qui a révolutionné la médecine de son temps par la pratique minutieuse de la dissection. Présenté dans ce « conte immoral » comme un personnage impuissant et jaloux, Vésale assassine et dissèque les amants de sa jeune épouse avant de la disséquer elle-même.
2– Je sais, Maria, que je suis vieux, et quand on est vieux, on doute ; je sais que je suis sans galanterie, cassé par les veilles, amaigri, et presque pareil aux squelettes de mon ouvroir ; mais mon cœur est jeune et chaleureux ! Vois-tu, la passion que je ressens pour toi n’est point une passion rancie ; sous une vieille enveloppe, c’est une âme neuve que je t’apporte ; j’ai bien rencontré des femmes dans ma vie, mais nulle, je te le jure, n’alluma en moi pareil feu. Fatalité ! fallait-il donc arriver à la décrépitude pour connaître l’amour et ses violences ? Maria, habitue tes regards au coffre grossier emprisonnant ma jeune âme ; la sève bout sous l’aubier du chêne centenaire.
3Maria lui jeta un bras autour du cou, passant sa bouche sur son crâne chauve et sa barbe blanchie ; Vésalius pleurait de joie.
4Heure du coucher ! heure si délirante, si palpitante de pudeur et de volupté ! heure qui confond des êtres, qui avive et qui noie le désir ! heure du coucher, trahissant mensonges ou beautés ! heure, trop souvent, de pénibles contrastes ! heure parfois bien fatale !…
5L’épousée rejetait gracieusement sa robe nuptiale et ses joyaux ; la rose semblait se dépouiller de ses périanthes1 ; c’était une beauté castillane comme on en voit dans les rêves !…
6Vésalius rejetait gauchement ses vêtements de fête et dévoilait sa laide charpente ; c’était une momie développant ses bandelettes !
7La lampe soufflée brusquement, les anneaux des courtines crièrent sur leurs tringles ; il se fit un calme profond, çà et là tumultueusement interrompu ; pourtant on n’entendit point Maria jeter le cri…
8Mais, fort avant dans la nuit, des caresses et des baisers sans réponse, puis des murmures et des malepestes2, et le savant professeur d’anatomie qui répétait tremblant :
9– Oh ! ne va pas croire que ce soit faiblesse, Maria ! c’est la violence de mon amour qui me brise, tes beautés me font tout honteux, il me semble que j’attouche à quelque chose de béni, je t’aime tant, Maria, je t’aime tant ! Mais ne va pas croire que ce soit faiblesse ! Demain, au jour, je te ferai voir dans vingt auteurs, tu verras dans Mundinus, dans Galianus, dans Gonthierus Andernaci3, mon maître, et premier médecin de François Ier de France, tu verras qu’au contraire c’est puissance, excès d’amour, je t’aime tant, Maria !
10Il faut croire que cet excès d’amour ne s’apaisa point, car à peine quelques jours s’étaient écoulés, que Maria occupait dans une autre aile un appartement isolé, avec une ancienne gouvernante du professeur qui lui était toute vendue, et qu’il avait métamorphosée en duègne pour son épouse. Le hibou ne voyait plus sa tourterelle qu’aux heures du repas ; ils se traitaient avec toute la froideur et la politesse serrée d’étranger à étranger.
11Vésalius s’était de nouveau fiancé à l’étude ; engoncé dans ses recherches, il passait du laboratoire à l’amphithéâtre et de l’amphithéâtre au laboratoire.
12Pubères et nubiles, voici l’enseignement que vous pouvez trouver en ceci : c’est qu’il ne faut pas, autant que faire se peut, si vous avez les passions ardentes, épouser un docteur des facultés, un membre de l’académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et par-dessus tout, un immortel de l’académie des Quarante Fauteuils et du dictionnaire inextinguible4.
Notes de bas de page
Notes de fin
1 Cité d’après l’édition de Jean-Luc Steinmetz (Paris, Phébus, coll. « Domaine romanesque », 2002, p. 82-83).
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