13. Maurice de Fleury, « M. Stéphane Mallarmé », Le Figaro, 11 février 18911
p. 91-95
Texte intégral
1Médecin lettré, ami de Zola (voir le texte 55), et chroniqueur pour Le Figaro auquel il livre ses « causeries médico-littéraires » sous le pseudonyme balzacien d’Horace Bianchon, Maurice de Fleury relate ici, à visage découvert, sa rencontre avec Stéphane Mallarmé, pour souligner le contraste entre l’homme et l’image d’hermétique décadent attachée au poète. Abondamment pratiquée à la fin du siècle, la lecture clinique des textes littéraires (et de leurs auteurs) est ici mise à distance, ou du moins convoquée de manière ironique, comme le propre travers professionnel d’un médecin confondant symbole et symptôme.
2Il a présidé l’autre soir le grand banquet des Symbolistes, tous les journaux l’ont raconté, et quelques-uns ont publié son toast. Et le voici quasi d’actualité cet étrange poète dont tout le monde à Paris sait le nom, dont personne n’a lu les œuvres, dont on parle souvent sans en savoir grand’chose, si ce n’est vaguement qu’il partage avec Paul Verlaine les honneurs de grand-maître dans l’ordre décadent.
3 Pour les rares initiés aux arcanes du Symbole, il est le plus admiré des poètes. Les dévots de son culte, tels les chrétiens aux catacombes, s’abordent en se chuchotant le premier vers de ses plus mystérieux poèmes : Des avalanches d’or du vieil azur… Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui... Victorieusement fui le suicide beau… ou bien la phrase initiale de ses plus subtils poèmes en prose : Depuis que Maria m’a quitté... Cette pendule de Saxe qui retarde et sonne treize heures... et le sonnet fameux que termine un tercet dont les sonorités se sont gravées dans ma mémoire :
Trompettes, tout haut d’or pâmé sur les vélins,
Le dieu Richard Wagner irradiant un sacre
Mal tu par l’encre même en sanglots sibyllins !
4Mais le public, le vrai public – M. Mallarmé le dédaigne au point de ne laisser publier ses vers que par souscription et autographiés à 300 exemplaires – le public, curieux quand même, et taquiné par tant d’étrangeté, voudrait ne point se perdre en vaines conjectures.
5Le peu que, çà et là, on a lu du poète, là, franchement, on n’y a rien compris. Pourtant, certains disent comprendre, et pour les autres c’est toujours gênant. On fait toujours trois hypothèses en pareil cas :
6Est-ce un bon mystificateur, entouré de quelques complices ?
7Est-ce un halluciné, fanatisant quelques gobeurs dont il est bon de rire ?
8Ou bien serait-ce par hasard – car enfin, on ne sait jamais, surtout depuis Wagner – un grand artiste méconnu et le chef d’une école triomphale demain ?
9Essayons d’éclaircir ensemble le mystère.
10 M. Stéphane Mallarmé aura ses quarante-neuf ans le 18 mars qui va venir. Pour ceux-là que tout intéresse, il est marié, bon père de famille, et il vit fort modestement dans un petit appartement de la rue de Rome, non loin du lycée où il est professeur d’anglais. Car il traduit Shakespeare aux moutards avec patience et résignation, sa littérature n’étant point de celles qui enrichissent vite.
11Voici deux ou trois ans, j’eus occasion de le voir, et ce n’est pas sans quelque inquiétude émue que je sonnai chez lui, cette après-midi-là. J’avais lu ses poèmes les plus effarouchants, et, mon Dieu j’en avais été effarouché, ni plus ni moins qu’un philistin vulgaire. Puis, on m’avait redit de lui certains propos faits pour me mettre en méfiance. Il aurait dit un jour publiquement :
12– J’ai retrouvé la véritable poésie, que les hommes avaient perdue depuis Orphée !
13Une autre fois, un de ses interlocuteurs, Villiers de l’Isle-Adam, je crois, ayant cité quelque ineffable phrase tirée des Saintes Écritures, M. Mallarmé aurait simplement répondu :
14– Croyez-moi, le monde sera sauvé par une meilleure littérature !
15Il y a bien de quoi intimider un jeune.
16Et voilà que j’ai trouvé en lui l’un des hommes les plus charmants, l’un des plus étonnants causeurs que j’aie rencontrés de ma vie.
17Imaginez un petit homme portant la barbe, à peine grisonnante, en pointe au-dessus du grand nœud bouffant d’une cravate noire La Vallière. Une noble figure, à la fois hautaine et aimable, de larges yeux intelligents, profonds, que les paupières voilent volontiers de douceur, sans doute pour cacher l’éclair d’immense orgueil intime que trahit le regard à nu.
18Grand fumeur, il manie la cigarette avec une grâce de gestes tout à fait aristocratique ; et c’est vraiment un gentilhomme, bien élevé, de manières exquises, courtois jusqu’à en être séduisant. Et quel causeur !
19Dans le nuage de fumée qui le voile à demi, il tire sans efforts du fond de sa pensée, les aperçus les plus ingénieux, les idées les moins banales, les plus subtiles, les plus intelligentes, et il les rend facilement intelligibles, nettes, vraiment lucides, en phrases impeccables, un peu trop correctes peut-être, mais qui semblent lui venir tout naturellement, sous une forme à peine affectée, spontanément définitive.
20Il donne à qui l’entend une impression de parfaite élégance et de grande ingéniosité. On sent un esprit volontaire, qui prémédite tout et qui veut ce qu’il fait. Évidemment, il est très fermement persuadé d’apporter des idées nouvelles et un style définitif ; et par suite, il se juge un artiste presque parfait, et ne renie rien de son œuvre, sinon peut-être ses premiers vers, à son gré trop conformes à la mode parnassienne.
21Cela suffit déjà à bien montrer, je crois, que l’on a tort d’accoler si souvent son nom à celui de Verlaine.
22Certes, il n’a rien du « pauvre Lelian1 » ! ni la bohême, ni la foi mystique, ni la douceur lamartinienne, ni la superbe inconscience. Verlaine obéit à sa muse et chante tout ce qu’elle dicte : Mallarmé lui commande et la force à se faire étrange. Leurs deux écoles sont rivales : Verlaine est roi des décadents, et Mallarmé commande aux symbolistes.
23J’étais charmé en sortant de chez lui ; et me rappelant ses poèmes, les plus récents surtout, qu’il est presque seul à comprendre et qui ne sont pour les plus raffinés qu’une belle et vague harmonie dont il faut renoncer à pénétrer le sens, je me demandais comment il est Dieu possible qu’un causeur si intéressant et si lucide devienne aussi parfaitement inintelligible dès qu’il écrit.
24Hélas ! le métier de médecin n’est pas de ceux dont on se débarrasse aisément, et j’ai gardé la fâcheuse tendance à trouver partout des malades. Eh bien il m’a semblé qu’il y avait là, en effet, un trouble des facultés de l’expression, une maladie du langage, une forme, pas encore décrite, des aphasies, dont Mallarmé n’est pas atteint quand il pense et quand il parle, et qui surgit soudain dès que sa main prend une plume en face d’une page blanche. Aussitôt, le démon de l’ellipse le prend : il lui suffit d’indiquer par un mot les analogies les plus lointaines : il compare, mais se dispense d’énoncer la comparaison : c’est cela qu’on nomme symbole, et c’est cela qu’on ne comprend pas.
25Chacun écrit autrement qu’il ne parle, d’une manière moins lâchée, plus surveillée, plus artistique, avec plus de tenue. M. Mallarmé fait de même. Seulement, quand il parle, c’est déjà très correct et presque précieux ; c’est à sténographier, tant sa langue parlée est élégante et pure. Quand il écrit, il raffine encore, condense, subtilise, embellit à tel point que l’on n’y voit plus goutte. Je livre aux spécialistes des maladies du langage écrit ce cas vraiment bien curieux.
Notes de bas de page
1 « Pauvre Lelian » est le surnom anagrammatique que se donne Paul Verlaine. Sur Verlaine, voir le texte 54.
Notes de fin
1 Repris par Bertrand Marchal dans Stéphane Mallarmé Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, coll. « Mémoire de la critique », 1998, p. 179-181.
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