7. Alphonse de Lamartine, Cours familiers de littérature. Un entretien par mois, Paris, On s’abonne chez l’auteur, 1865, t. 191
p. 55-60
Texte intégral
1Après le coup d’État de 1851, la carrière politique de Lamartine, député depuis 1833, est terminée. Lourdement endetté, il doit même vendre sa propriété de Milly en 1860. Il se voit obligé pendant cette période d’écrire de nombreuses œuvres alimentaires et c’est dans ce cadre qu’il publie mensuellement et pendant plusieurs années (1856-1869) ses « Cours familiers de littérature ». Si les écrivains sont nombreux à avoir les honneurs des nombreuses pages que Lamartine consacre aux célébrités, les figures scientifiques ne sont pas en reste, du naturaliste Buffon à l’ornithologue Audubon (1785-1851). L’extrait qui suit est consacré au livre Cosmos d’Alexander von Humboldt1 (1769-1859). Il dresse par la même occasion un portrait peu flatteur du célèbre naturaliste, que Lamartine avait pu côtoyer dans les salons parisiens (sur le même thème, voir le texte 16).
I
2Je vais aujourd’hui vous entretenir d’un livre séculaire, le Cosmos, de M. de Humboldt. Cosmos veut dire l’univers, le monde, le tout. Je me suis dit, en ouvrant ce procès-verbal de la science universelle : Enfin je vais tout savoir. Je rends grâce au ciel de m’avoir fait vivre jusqu’à ce jour, où, par la main d’un grand homme, le voile du sanctuaire a été déchiré et les secrets de Dieu révélés au grand jour, car cet homme, enflammé d’une si immense ambition, cet homme dont le nom retentit depuis ma naissance dans le monde lettré, cet homme devant qui les savants de tous les pays s’inclinent en lui rendant hommage, ne peut pas être un homme ordinaire, un jongleur, un charlatan, un joueur de gobelets pleins de vide, un nomenclateur spirituel prenant les noms pour des choses ; il doit savoir mieux que moi qu’un dictionnaire n’est pas un livre, qu’un procès-verbal n’est pas une logique, qu’en nommant les phénomènes on ne les définit pas, qu’on recule la difficulté sans la résoudre par des dénominations savantes, et qu’en réalité la vraie science ne consiste pas à connaître, mais à comprendre l’œuvre du Créateur. Je vais donc lire, je comprendrai davantage après avoir lu cette magnifique théologie naturelle de la science par laquelle l’auteur des choses permet à ses créatures d’élite telles que Newton, Leibniz, les deux Herschel2, d’admirer sa puissance et de conjecturer sa sagesse par la perception plus claire de ses magnificences infinies ; le doigt savant de l’enthousiasme va m’approcher de lui, et je dirai, quoique ignorant, l’hosanna de la science, les premiers versets du moins de l’hymne à l’infini.
3 J’achetai les quatre volumes du prophète scientifique de Berlin, et je passai quatre mois de l’été à lire. Je vous dirai plus loin ce que j’éprouvai après avoir lu.
4Mais, avant, disons ce que c’était que M. de Humboldt. L’homme sert beaucoup à expliquer le livre.
5[…]
6M. de Humboldt n’était pas un savant, dans le sens légitime du mot, car il n’avait ni découvert, ni inventé quoi que ce fût au monde ; il n’était pas un écrivain de premier ordre, car il n’avait rien écrit d’original. Chateaubriand, sans avoir voyagé officiellement en Amérique avec ces appareils scientifiques3, et Bernardin de Saint-Pierre, en passant seulement quelques jours à l’île Maurice4, avaient rapporté, comme par hasard, de ces délicieux climats des trésors nouveaux de style, de mœurs et de sentiment qui ne périront jamais. Qu’y avait-il donc dans le voyage plus pompeux qu’intéressant de M. de Humboldt pour en assurer le succès ? Une habileté très spirituelle de mise en œuvre, un artifice de popularité, une combinaison de diplomatie, une entente de décorations qui en assuraient le succès en Europe. La naissance de l’auteur, sa richesse, ses relations de famille avec les principaux représentants des différentes branches de la science dans les pays de l’ancien continent, et un certain appareil scientifique propre à appuyer auprès du vulgaire les pompes fastueuses de son style pour simuler le génie absent, en faisaient et en font encore tout le mérite. Nous avons plusieurs fois essayé de lire ce voyage tant vanté, sans pouvoir y découvrir autre chose que des prétentions pénibles : l’effort d’un savant réel pour atteindre le génie, et la volonté constante, infatigable, acharnée, de mériter, à force de flatteries, des flatteurs. Il y réussit pendant qu’il vivait ; personne n’avait intérêt à s’inscrire en faux contre cette renommée un peu surfaite, et il jouit pendant quatre-vingt-dix ans de cette gloire convenue et en apparence inviolable. Mais en étudiant d’un peu près ce grand homme cosmopolite, cet Anacharsis5 prussien s’imposant à la France, on devinait facilement le subterfuge de cette fausse grandeur. Il n’avait qu’un vrai mérite, il étudiait consciencieusement ce que les autres avaient découvert ; il savait, dans le sens borné du mot science, et il préparait dans l’ombre le procès-verbal à peu près complet de tout ce que le monde savait ou croyait savoir de son temps pour écrire un jour son Cosmos.
X
7Je n’ai jamais été lié d’amitié avec M. de Humboldt, mais je l’ai fréquemment rencontré dans le monde de Paris, à l’époque où j’y jetais moi-même un certain lustre. Sa figure, éminemment prussienne, m’avait frappé, sans m’inspirer ni attrait ni prestige. Il se courbait très bas devant moi et devant tout le monde, en m’adressant quelques faux compliments auxquels je répondais par une fausse modestie, en passant pour aller vite à des célébrités plus sympathiques. Sa physionomie, très fine et très évidemment étudiée, n’avait rien qui fût de nature à séduire une âme franche. Sa taille était petite, fluette, comme pour se glisser entre les personnages, un peu courbée par l’habitude courtisanesque d’un homme accoutumé aux prosternations dans les cours et dans les académies ; quelque chose de subalterne et d’en dessous était le caractère de cette physionomie. Un sourire sculpté sur ses lèvres était toujours prêt au salut ; il allait d’un groupe à l’autre donner ou recevoir des banalités obséquieuses, ombre d’un grand homme à la suite des véritables hommes supérieurs, cherchant à être confondu avec eux. Je l’ai vu avec la même attitude auprès de Chateaubriand qu’il caressait d’en bas, d’Arago6 dont l’amitié faisait sa gloire, des hommes politiques les plus dissemblables, royalistes, constitutionnels, républicains, affectant auprès de chacun d’eux une déférence suspecte, et laissant croire que chacun d’eux avait en secret sa préférence. Omnis homo de tout le monde. Aussi avait-il soin dans ses ouvrages d’effacer complétement toutes les différences essentielles d’opinions sur lesquelles les hommes entiers et sincères ne peuvent pas transiger sans cesser d’être eux-mêmes. Une réticence suprême était sa loi. Dieu lui-même aurait pu faire scandale, s’il en eût proféré tout haut le nom. Il ne le prononçait pas dans ses œuvres ; il était du nombre de ces savants issus du matérialisme le plus pur qui, n’osant pas le nier, le passent sous silence, ou qui disent : Dieu est une hypothèse dont je n’ai jamais eu besoin pour la solution de mes problèmes. Insensés qui ne voient pas que l’être est le premier problème de toute philosophie, que l’existence du dernier des êtres est un effet évident qui proclame une cause, et que Dieu est la cause de tous les effets.
8[…]
9 La nature ne trompe jamais : la physionomie de Humboldt, seul langage par lequel le caractère d’un homme voilé se révèle à ceux qui savent y lire, n’avait de la véritable candeur que l’affectation. Son faux sourire, expression habituelle de sa bouche, devait éclater quand il était seul, et ses confidences ouvertes devaient démentir ses prétentions cachées.
10Telle est l’impression que ce double caractère de ses traits avait toujours produite involontairement sur moi : un savant véritable, enclin au mépris de la race humaine et dans lequel la science seule était vraie ; mais une science bornée, comme une science moderne, qui faisait calculer, mais qui ne faisait point penser, et qu’on pouvait écrire en chiffres au lieu de l’écrire en enthousiasme et en contemplation.
Notes de bas de page
1 Pour plus de précisions sur le livre de Humboldt. Voir le texte 75.
2 Sur William et Caroline Herschel, voir le texte 43.
3 Allusion à Atala (1801) et aux Natchez (1826), qui ont pour cadre l’Amérique du Nord.
4 Le roman Paul et Virginie (1787) se déroule sur l’Île de France (future Île Maurice), où Bernardin avait séjourné.
5 Fils d’un roi barbare et d’une Grecque, Anacharsis est l’un des Sept Sages honorés par Diogène Laërce.
6 François Arago (1786-1853), astronome et physicien, célèbre pour ses travaux sur la réfraction de la lumière (voir le texte 6).
Notes de fin
1 Entretiens CXII et CXIII, p. 221-223, 253-257, et p. 308-311.
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