2. Constance de Salm, « À mes amis, au moment de quitter la campagne » [1806]1
p. 31-37
Texte intégral
1Au début du XIXe siècle, les salons parisiens forment encore, entre sphère publique et sphère privée, un espace mondain où les écrivains et les savants ne peuvent se dispenser de paraître, car ils y rencontrent des interlocuteurs aisés ou puissants, susceptibles de favoriser leur carrière. Mais ces cercles se trouvent également en concurrence, et pour faire valoir son salon, une hôtesse habile aura soin de laisser filtrer auprès de ceux qui en sont exclus des informations avantageuses sur ses visiteurs et sur leurs échanges – quitte à en proposer une représentation idéalisée. C’est à l’évidence la stratégie de la princesse de Salm (1767-1845). Écrivain estimé, lauréate d’un prix de poésie de l’Académie française, cette « Muse de la Raison », comme l’appelait Marie-Joseph Chénier, a aussi reçu une formation scientifique, et son second époux, Joseph de Salm-Reifferscheidt-Dyck, est un important botaniste et un grand aristocrate. Sous l’Empire, leur salon attire la noblesse ancienne ou récente, ainsi que savants, écrivains, hommes politiques et artistes. Véritable liste de noms, que la princesse a composée en 1806 et remaniée à la fin de sa vie, à un moment où elle construisait sa réputation posthume, ce poème offre une image impossible de ses soirées, car les créateurs cités ne sauraient s’y être trouvés simultanément. Reste une ambiance conforme à l’un des impératifs de cette vie mondaine : en société, quelle que soit sa spécialité, chacun devait se comporter en honnête homme, capable de discourir sans pédanterie sur les sujets les plus divers.
Je pars, je vais revoir les rives de la Seine,
Ces lieux si beaux que vous habitez tous ;
Avec l’aimable époux qui me charme et m’enchaîne,
Et ma jeune Clémence1, à l’œil modeste et doux.
Je pars, je vais enfin revenir parmi vous.
Je vais revoir, dans mes douces soirées,
Le poète, l’ami, l’artiste, le savant.
Déjà, dans un tableau riant,
S’offrent à mes regards ces voluptés sacrées
Qu’inspirent les beaux-arts, l’esprit, le sentiment :
Déjà mon œil a vu le bonheur qui m’attend.
Là, d’un couplet plein de sel ou de flamme,
Vigée2, en se jouant, dira les vers heureux.
Là, sous ses doigts dirigés par son âme,
Naîtront de Martini3 les chants harmonieux.
Ici Mentelle4, en décrivant la terre,
Du bel art d’enseigner dépouillant les rigueurs,
À Pinkerton5 toujours grave et sévère
Prouvera que l’on peut ensemble instruire et plaire.
Plus loin de l’Orient Langlès6 peindra les mœurs.
Plus loin Bréguet7, en tout digne d’envie,
Dont chaque mot est le mot du génie,
Près de Prony8, la Lande9, et Thurot10, et Clavier11,
Laissera les débats de la philosophie
Pour écouter l’énergique Gohier12,
Que toujours enflamma l’amour de la patrie ;
Ou pour sourire à la vive saillie
D’Andrieux13, Lémontey14, frondant avec Courier15
Du genre humain l’éternelle folie.
Plus loin la Chabeaussière16 et l’aimable Lantier,
Chantre savant de Lasthénie17,
Franc poète, franc chevalier,
Qu’il semble que la gloire oublie
Parce qu’il aime à l’oublier ;
Ginguené18, tout rempli de la belle Italie,
La tendre Dufrénoy19, Laya20, le vieux Gudin21,
Raboteau22, les Duval23, et Naigeon24, et Guérin25,
Ensemble parleront arts, journaux, poésie,
Dont en riant de tout raisonnera Millin26.
Plus loin Humboldt27, Jussieu28, de Candolle29,
De sciences s’entretiendront,
À l’aimable gaîté tour à tour mêleront,
Ou l’attachant récit, ou la docte parole :
Tandis que Say30, dans le bonheur commun
Voyant la politique et la philosophie,
Tentera de prouver que l’active industrie,
De l’intérêt de tous fait celui de chacun.
Plus loin encor, Talma31, toujours simple et superbe,
Qu’admireront Pajou32, Vernet33, Houdon34,
Dira le mot naïf, lira le gai proverbe ;
Ou soudain s’animant dans la discussion,
Par les beaux vers de Cinna, d’Athalie,
Sans y songer frappant l’âme ravie,
Fera de cent bravos retentir le salon.
Plus loin, enfin, dix favoris des Muses,
L’étranger au grand nom, le prince, le savant,
Tous à l’envi déployant leur talent,
Se raviront, par d’innocentes ruses,
L’attention et l’applaudissement.
Et toi surtout dont s’honore la France,
Toi Girodet35, avare de loisir,
Qu’en retrouvant ta noble indépendance,
Ton esprit juste et prompt à tout saisir,
Nous éprouverons de plaisir !
Nous te verrons, savant, poète aimable,
Dans nos talents habile comme nous,
Et dans le tien toujours plus admirable,
Plaire à chacun en l’emportant sur tous.
Venez, amis, venez ; je vous engage
À ranimer mes foyers désertés ;
Que, grâce à vous, l’hiver me dédommage
Du charme heureux qui manque à mes étés :
Loin des ennuis et de leurs tristes suites,
Loin du méchant, loin du sot, du jaloux,
Passons des jours aussi sages que doux,
Et rendez-moi, par vos doubles visites,
Tous les moments que j’ai perdus sans vous.

En tête des Œuvres complètes, cette gravure répète par l’image la liste donnée par les vers.
(source = http://cdn.interencheres.com/medias/h/e/e/0/c/7/d/9/4/f/d/ee0c7d94fdcd26f901e55e8fe1c2a506c82ccbda2c05973e897ff81c70219997.jpg).
Notes de bas de page
1 Fille de la princesse.
2 Louis Jean-Baptiste Étienne Vigée (1758-1820), auteur dramatique et poète. Il dirigea l’Almanach des muses de 1794 à sa mort.
3 L’organiste et compositeur Jean-Paul-Égide Martini (1741-1816). On lui doit la romance « Plaisir d’amour », sur un texte de Florian.
4 Edme Mentelle (1730-1815), géographe, membre de l’Institut depuis 1795. Voir le texte 1.
5 John Pinkerton (1758-1826), historien et cartographe écossais, installé à Paris après 1815.
6 Louis-Mathieu Langlès (1763-1824), orientaliste, premier directeur de l’École spéciale des langues orientales, actuel INALCO.
7 Abraham-Louis Bréguet (1747-1823), horloger et physicien, à l’origine d’une célèbre maison de montres.
8 Gaspard Riche, baron de Prony (1755-1839), important mathématicien et ingénieur, figure des sciences sous l’Empire comme sous la Restauration.
9 L’astronome et vulgarisateur Joseph Jérôme Lefrançois de Lalande (1732-1807), professeur au Collège de France.
10 Jean-François Thurot (1768-1832), helléniste, professeur au Collège de France (1814).
11 Étienne Clavier (1762-1817), autre helléniste, membre de l’Institut (1809) puis du Collège de France (1812).
12 L’homme politique Louis-Jérôme Gohier (1746-1830), membre du Directoire au moment du coup d’État, consacra sa vieillesse à divers travaux littéraires.
13 François Andrieux (1749-1833), dramaturge et critique au goût classique, peu favorable à l’Empire, fut membre de l’Institut, professeur à l’École polytechnique puis au Collège de France.
14 Pierre-Édouard Lémontey (1762-1826), politicien, homme de lettres et historien, élu à l’Académie française en 1819.
15 Paul-Louis Courier (1772-1825), helléniste et écrivain politique, est un cousin de la princesse.
16 Ange-Étienne-Xavier Poisson de La Chabeaussière (1752-1820), écrivain et librettiste.
17 Étienne-François de Lantier (1734-1826) est l’auteur de poèmes et récits légers, dont les Voyages d’Anténor en Grèce et en Asie, qui connurent un vif succès, et dont Lasthénie est une des héroïnes.
18 Pierre-Louis Ginguené (1748-1816), journaliste et poète, collaborait à La Décade philosophique.
19 La poète Adélaïde-Gillette Dufrénoy (1765-1825).
20 Jean-Louis Laya (1761-1833), auteur dramatique puis critique, membre de l’Académie française (1817).
21 Paul-Philippe Gudin de La Brenellerie (1738-1820), homme de lettres, auteur de plusieurs pièces et d’un poème sur L’Astronomie (1800).
22 Pierre Paul Raboteau (1765-1825), poète et auteur de vaudevilles, membre de la Société philotechnique.
23 Charles-Alexandre-Amaury Pineux, dit Amaury Duval (1760- 1838), historien, animateur de la Décade et membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres (1811), et son frère, Alexandre-Vincent Pineux, dit Alexandre Duval (1767-1842), dramaturge, membre de l’Académie française (1812).
24 Jacques-André Naigeon (1738-1810), homme de lettres, proche d’Holbach, était également membre de l’Institut (1795).
25 Pierre-Narcisse Guérin (1774-1833) peintre, membre de l’Institut (1815).
26 Naturaliste, fondateur de la Société linnéenne de Paris, Aubin-Louis Millin de Grandmaison (1759-1818) dirigea le Magasin encyclopédique, important périodique publié de l’an III à 1816.
27 Alexander von Humboldt (1769-1859), naturaliste et explorateur allemand, fut membre associé de l’Académie des sciences française et président de la Société de géographie de Paris. Il contribua au développement de la climatologie, de l’océanographie, de la géologie et du géomagnétisme. Son Cosmos (1845-1862) fut considéré comme un alliage exemplaire entre littérature et science. Voir le texte 75.
28 Antoine de Jussieu (1748-1836). Botaniste, directeur du Museum d’histoire naturelle.
29 Augustin Pyramus de Candolle (1778-1841). Médecin et botaniste suisse. Voir le texte 3.
30 Jean-Baptiste Say (1767-1832), industriel et économiste majeur, animateur de la Décade.
31 François-Joseph Talma (1763-1826), célèbre acteur tragique.
32 Il peut s’agir du sculpteur Augustin Pajou (1730-1809) ou de son fils, le peintre Jacques-Augustin-Catherine Pajou (1766-1828), proche de Say.
33 Le peintre Carle Vernet (1758-1836).
34 Jean-Antoine Houdon (1741-1828), autre sculpteur majeur.
35 Le peintre Anne-Louis Girodet (1767-1824), élève de David.
Notes de fin
1 Œuvres complètes, Paris, Firmin Didot, 1842, t. II, p. 211-214.
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