Cinéma
p. 317-321
Note de l’éditeur
Fonds Maxence Van der Meersch – Wasquehal – Tapuscrit
Texte intégral
1Je ne crois pas nécessaire d’établir l’acte d’accusation. Nous sommes d’accord, n’est-ce pas, sur la médiocrité habituelle de notre production cinématographique ? Et quelques exceptions heureuses ne rachètent pas les turpitudes, les âneries et les inconvenances qu’on s’acharne à présenter au public français, et qui s’apparentent directement au roman-feuilleton, sinon à l’imagerie pornographique.
2Neuf sur dix des metteurs en scène témoignent de la conception la plus fausse, la plus méprisante, la plus injurieuse qui soit pour leur public : la masse. Ils vous déclarent connaître le « populo », ses goûts, ses désirs. Et son besoin des choses faciles, empoignantes et amusantes, ils l’assouvissent en leur servant des productions imbéciles, abracadabrantes, et copieusement poivrées. Dans leur empressement à monopoliser le talent pour eux et leurs amis, ils vous ont établi l’éternel barrage de l’imbécillité contre le génie.
3La Règle, la fameuse règle qui gêna Corneille, et qu’on va ressusciter, va passer curieusement du théâtre au cinéma. La loi préétablie, le Coran de la caméra, c’est de « faire cinéma ». C’est de hacher menu tout le spectacle, de faire bondir le spectateur de scène en scène, coupure en coupure, – d’un paquebot dans un avion, et de Montmartre à la Cordillère des Andes. Le cinéma veut du mouvement. À nous donc, les gesticulations, les galopades, et les cinq continents en 100 mètres de pellicule ! Tout ce qu’ont pensé et souffert jusqu’ici l’intelligence et le cœur de l’homme n’existe plus. Adieu, théâtre et littérature. La pensée populaire refuse de s’attacher encore aux souffrances morales, qui peuvent emplir une vie dans un décor inchangé. Une aventure humaine, paraît-il, ne peut plus intéresser que si, commencée sous les Tropiques, elle s’achève aux terres boréales, – on permet du moins au metteur en scène d’offrir à son public un jeu ahurissant d’images, des tours photographiques, des acrobaties pelliculaires ! Poil de Carotte. On n’en voulait pas. Ça n’était pas du cinéma. Pagnol, ses films et ses succès ? Laissez-moi rire, ça n’est pas du cinéma !
4D’ailleurs, l’Amérique en veut-elle de ces productions-là qui méconnaissent la fameuse Règle ? Pas du tout ! Elles ont eu du succès en France, c’est trop petit ! Ça ne compte pas. Ce qu’il faut à nos conquistadors de la manivelle, c’est le Monde, l’exportation. Et ils nous fabriquent donc en série le film passe-partout, l’image omnibus, le salmigondis international, quelque chose d’assez mou, affadi, décoloré, invertébré, émasculé pour ne gêner personne, pour être avalé par n’importe qui, sans réaction et sans effet, comme une bouillie glaireuse. Quelque chose surtout qui soit assez sournoisement, vertueusement salace, pour flatter l’hypocrisie anglo-saxonne, sans choquer sa pudibonderie. Des effets de cuisses ? Tout ce que vous voudrez. Mais n’allez pas offrir en spectacle à la censure américaine, la défaillance d’un homme marié, une naissance adultérine, les tragiques conséquences quotidiennes d’une faute morale. Cela, c’est « shocking ». Ne lui montrez surtout pas la moindre possibilité d’union entre races noire et blanche. Cela, c’est criminel. Il y a dans un de mes livres un noir marié à une blanche1. On m’a déclaré qu’il était impossible de traduire cela aux États-Unis, parce que le public américain n’accepterait jamais une pareille monstruosité !
*
5Or « Populo » n’existe pas, il y a seulement le public français, qui accepterait et souhaiterait des films où il retrouve sa vie, ses souffrances, ses joies, ses espoirs. S’il avale les stupidités qu’on lui sert, c’est faute de mieux.
6Ne croyez point par ailleurs, qu’il s’intéresse beaucoup aux virtuosités cinématographiques. Les forces techniques, ça l’amuse, ça ne le passionne pas. Il s’en lasse vite. Le sonore a épuisé ses effets. Demain le film peinturluré va nous valoir une série de navets ahurissants, qui n’auront pour objet que de nous en faire voir de toutes les couleurs ! Puis viendra le relief... Et nos cinéastes en auront chaque fois pour quelques années, avant de s’être habitués à leur nouveau joujou, – et d’en être assez las pour penser à le faire servir enfin à quelque chose !
7Tout cela le public s’en moque. Il veut ce qui vous manque, ô cinéaste, ce qui vous paraîtra invraisemblable : de la pensée ! Du cœur ! Et Tristan et Yseult, et Paul et Virginie, fût-ce en estampe effacée, le toucheront toujours bien plus que les imbécillités splendides du Jardin d’Allah. Quant à vos règles, il s’en contrefiche ! Topaze est tout en dialogue, tout en intérieurs ? Ça n’est pas du cinéma ? Que voulez-vous que ça lui fasse, au public, il s’amuse ; il se passionne, rit, s’indigne, goûte un plaisir royal ! Allez lui chanter, si vous l’osez, qu’il n’avait pas le droit de pleurer ou de rire. Un excellent film, dramatique, empoignant, tragique, peut se dérouler d’un bout à l’autre entre les quatre murs d’une même chambre ! Ça n’est pas du cinéma ? Que nous importe ? Le cinéma n’est pas une fin en soi. Ce n’est qu’un instrument. Pas de formules, pas de procédés, pas de règles. Du vrai, de l’humain, du sincère !
8Et cela réhabilite ainsi le romancier et l’écrivain, à qui on interdirait volontiers l’art du cinéma, alors que c’est son domaine, son fief désigné. Qui donc sinon lui, nous donnerait des œuvres qui émeuvent, fassent penser, rendent plus sage, meilleur, plus indulgent, intéressent, comme une fable, les humbles par leurs histoires, les sages par leurs leçons ? Une œuvre quand elle est bonne, tous y trouvent leur profit. Et elle n’est bonne par ailleurs qu’à la mesure des problèmes qu’elle pose à l’âme humaine. À cette mesure-là, où en est le cinéma ? Je me souviens que mon roman L’Empreinte du dieu, qui tenta plusieurs cinéastes, ne trouva que difficilement un metteur en scène qui osât courir le risque de lancer un film sous ce titre. Tous craignaient qu’on ne lût : L’Empreinte de Dieu. Confusion horrible, honteuse, déshonorante, qui mettrait le public en fuite ! Surtout rien qui de près ou de loin rappelle l’ombre d’une leçon, d’une morale, d’une pensée...
9Fût-ce dans un simple titre, on n’ose même plus citer Dieu. Nous en sommes là.
*
10Quand nos cinéastes reviendront à la raison, qu’ils feront à ce peuple qu’ils avilissent un peu plus confiance, qu’ils n’auront plus du cinéma la conception d’un art acrobatique, où la virtuosité photographique soit l’essentiel, et consentiront à subordonner cette virtuosité aux fins poursuivies, – à la faire oublier – (et ce fut toujours là le comble de l’art) ; quand ils ne viseront plus à faire « international », et se contenteront de faire français, avec tout ce qui est de chez nous, traditions, langue, cadres et âmes, alors vous verrez curieusement le cinéma français reconquérir le monde, parce que justement il ne l’aura plus cherché. Malheur aux déracinés, aux cosmopolites, aux sans patrie. Être bien de chez soi, rester fidèle à ses traditions, sa terre natale, à sa province, à son pays, c’est encore la meilleure façon de se rallier, de s’intégrer au reste du Monde, de l’intéresser, de s’en faire aimer.
Notes de bas de page
1 Allusion au personnage de Boli dans Quand les sirènes se taisent.
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