Il y a cinquante ans Thérèse Martin…
p. 247-250
Note de l’éditeur
Paru dans Carrefour du 1er octobre 1947
Texte intégral
1Il y a un demi-siècle, dans la solitude et le silence d’un petit carmel provincial, une religieuse obscure, qui n’avait pas beaucoup plus de vingt ans, achevait de vivre.
2Elle était sur sa couche de moribonde, dans l’infirmerie du cloître. Et elle entendait, par la fenêtre ouverte, deux sœurs qui parlaient d’elle dans la cour.
3– Elle va bientôt mourir, disait l’une.
4– Oui, confirmait l’autre. Et je me demande vraiment ce que notre Mère pourra en dire après sa mort. Elle sera bien embarrassée. Cette petite sœur, tout aimable qu’elle est, n’a pour sûr rien fait qui vaille la peine d’être raconté.
5La mourante écoutait ces choses. Elle les écoutait sans révolte et sans tristesse. Elle se disait que c’était vrai.
6Mais il y avait pire, beaucoup pire. Elle sentait plus que tout, l’immense échec intérieur de sa vie. Elle savait qu’elle apportait à Dieu, en mourant, une âme à peine améliorée, des passions à peine maîtrisées, un cœur presque inchangé, au total presque aussi éloigné de la perfection désirée qu’en ce jour de ses quinze ans où elle était entrée au carmel, magnifiquement naïve et sûre de devenir une sainte. Elle savait qu’elle avait pu infiniment peu sur elle-même, et que l’orgueil, la haine, l’égoïsme, les passions, troublent à peu près toujours le meilleur de ce que nous faisons. Elle avait compris, elle avouait tout bas à Dieu :
7– Je me présenterai à Vous les mains vides. Toutes nos justices ont des taches à vos yeux.
8Mais ces choses, elle se les disait aussi sans révolte et sans tristesse. La sainteté désirée, certes, elle n’y avait pas atteint. Mais à défaut de ce sublime, elle avait réalisé autre chose : elle avait appris à connaître, à mesurer le peu qu’elle pouvait, et la profondeur de notre corruption humaine. Et de se connaître ainsi, de s’avouer à elle-même cette bassesse et ce néant, et de continuer à lutter pour une amélioration quasi impossible, en acceptant de n’apporter à Dieu, au total, qu’un long effort sans victoire, une longue défaite patiemment supportée, elle savait qu’il y avait là une autre sainteté, moins éclatante bien sûr, mais vraie, modeste, dépouillée de tout orgueil, une sainteté solide, et qui, seule, est à la portée de tous, du plus déchu, du plus misérable, du plus inguérissable d’entre nous.
9Voilà le grand message de Thérèse de Lisieux. Il n’en est pas de plus précieux, de plus consolateur.
10Tous les prêtres, tous les confesseurs vous le diront : la plus grande misère de l’homme, c’est de se sentir mauvais, et mauvais incurablement. L’homme qui deux fois, dix fois, cent fois s’est juré à lui-même : « Je ne faillirai plus », et qui pour la centième fois retombe, cet homme-là finit par comprendre que la partie est perdue pour lui et qu’il retombera toujours. Il n’est plus maître de lui-même. Le mal est plus fort que lui. Il ne lui reste plus qu’à s’abandonner.
11– On est toujours libre, lui crierez-vous.
12Non, il faut bien le dire, on n’est pas toujours libre. On subit le poids de l’hérédité, de l’éducation. Les passions finissent par inscrire en nous une fatalité. Qui de nous ne pourrait citer un de ces douloureux exemples ? Qui n’a connu un détraqué sexuel, prisonnier de son vice, un brave homme, un honnête père de famille, secrètement dévoré par un amour coupable et invincible, un buveur, un toxicomane inguérissables ?
13Et sans aller si loin, sondons dans notre propre conscience : n’y a-t-il pas un monstre qui sommeille en chacun de nous ? Ne connaissons-nous pas tous le point douloureux de notre âme ? Ne savons-nous pas qu’au delà de telle limite dans le dévouement, la droiture, l’honnêteté, le courage, la charité, l’amour, nous nous refuserons, nous n’irons pas plus en avant ? N’y a-t-il pas des heures où nous avons senti s’éveiller en nous la bête fauve, la hyène, le serpent ? N’y a-t-il pas en nous des sentiments, des passions, des envies, des haines infâmes et invincibles ? Ce que nous n’avouons à personne, allons, un instant de sincérité, avouons-le à nous-mêmes.
14Car tout cela n’est encore rien. Voilà précisément ce que cette enfant de vingt ans a compris, a redécouvert toute seule, et a voulu nous dire :
15– « Non, tout ce venin en nous n’est rien. D’abord mettre le mal à nu. Reconnaître notre impuissance à y remédier. Et faire ensuite son effort, comme si de rien n’était, sans compter, sans s’inquiéter de la défaite à chaque fois inévitable. Car ce n’est pas la victoire qui compte, c’est le combat ».
16Ainsi, chacun de nous peut se faire une sainteté à partir d’où il est, à partir de la plus sordide bassesse. Dans ce déclassé, dans cet adultère, dans cet inverti, oui, disons-le audacieusement, il y a encore assez pour faire un saint. Même s’il est trop tard pour qu’il soit désormais autre chose qu’un déclassé, un adultère, un inverti...
17Voilà la grande leçon de sainte Thérèse, la plus riche, la plus actuelle, la plus précieuse à méditer. Voilà pourquoi elle écrivait :
« S’humilier, reconnaître son néant... »
« Combattons sans relâche. Même sans espoir de gagner la bataille ».
« ... Dieu n ’a pas besoin de nos œuvres. Mais seulement de notre amour ! ».
18Voilà pourquoi, tout en croyant n’avoir rien fait, n’avoir acquis aucun autre mérite, au cours de toute sa terrible vie, que la connaissance de sa misère et de son impuissance, elle osait affirmer en même temps, avec la plus merveilleuse hardiesse :
19« Je me sens toujours la même confiance audacieuse de devenir une grande sainte ! ».
20Que de souffrances n’a-t-il pas fallu à cette enfant de vingt ans pour parvenir ainsi dans la solitude de son carmel à retrouver tout cela. Mais quel enrichissement pour nous, si nous voulons comprendre le message ! Tu n’as pas souffert en vain, Thérèse. Tu n’as pas en vain immolé tes vingt ans pour nous.
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