Le Peuple livré à la Bête
p. 235-238
Note de l’éditeur
Paru dans Marie-France du 4 avril 1946
Texte intégral
1Dix mille aliénés en 1830. 70.000 en 1910. 110.000 en 1940. N’est-ce pas assez ?
2500.000 débits de boisson dans notre pays. Un débit pour vingt foyers dans les grandes villes de France. N’est-ce pas encore assez ?
3Serait-il donc décidément exact que notre régime ne serait après tout qu’une dictature de la bistrocratie ? Faut-il qu’il soit puissant le débitant d’alcool et d’apéritifs, faut-il qu’il ait bien en main l’électeur, pour qu’à la veille des élections nos parlementaires se décident à étendre son empire, en lui restituant le droit d’ouvrir de nouveaux débits, de multiplier à l’infini ses abattoirs pour âmes humaines. Car c’est bien la mesure qui vient d’être adoptée. La loi qui limitait le nombre des débits de boisson est abrogée depuis quelques jours.
4Je pense à toutes les souffrances dont j’ai été le témoin au long de ma carrière d’écrivain. Je revois ces hôpitaux, ces hospices où des misérables végètent, ulcéreux, stropiats, rachitiques, incapables à jamais de gagner leur vie, par la faute d’un père imbibé d’alcool... Ces asiles où des sourds, des muets, – parfois même des sourds-muets-aveugles – vivraient une vie de bête humaine, une vie de ténèbres et de néant effroyable, si des âmes angéliques ne s’attachaient à ces misérables êtres pour essayer, uniquement par le toucher, par le contact de leurs doigts, d’arriver à faire pénétrer en leurs âmes murées une compréhension, une tendresse, une prière, une lumière... Je pense à cette fille courageuse et bonne qui fut ma servante et qui fut violentée à treize ans par son père ivre et qui en a eu un enfant. Je pense à son frère dément, à ses deux sœurs prostituées, à toutes ces épaves qui peuplent les lupanars et que nos assistantes sociales essaient vainement de régénérer, au passage, dans les hôpitaux, les dispensaires, les centres prophylactiques. Consultez leurs fiches : « Mon père buvait... Ma mère buvait... ». Éternel refrain. Éternel refrain de tous les malheureux gosses qui défilent par fournées devant nos tribunaux d’enfants délinquants, pauvres insouciants que l’on juge, qu’on essaie de gronder et qu’on relègue dans nos « Bons Pasteurs », nos « Maisons d’éducation surveillée », nos prisons parfois : « ... Papa rentrait saoul tous les soirs... » Je l’ai entendue d’innombrables fois, au Palais, devant les juges, la douloureuse confession résignée du petit qui tremble.
5Jamais ne m’a quitté le souvenir de l’Institut Médico-Pédagogique d’A..., qui abrite ainsi des enfants arriérés. Je me rappelle ces visages comme les cauchemars les plus épouvantables ne pourraient en susciter : ces gamins aux têtes d’hommes, ces enfants de cinq ans moustachus et poilus, ces visages sans crâne ou sans mâchoires, ces yeux bigles, coulants, vitreux, bizarrement enfoncés à des places impossibles, ces hydrocéphales aux boîtes crâniennes gigantesques vacillant sur des carcasses débiles, ces petites brutes aux mâchoires de gorilles, promis d’avance à tous les crimes, et qui traînaient gentiment par la main un petit frère de misère hébété et dégoulinant de bave et de morve. Je me souviens de ceux qui s’approchaient de moi avec une curiosité animale plus qu’humaine, qui touchaient mes vêtements, mes mains, pour voir, – qui auraient voulu toucher mon visage. Je me souviens de ce petit, qui, par derrière, me suivant, obstiné et craintif, et qui me tirait de temps en temps, timidement, par la manche, en me demandant à voix basse, humblement : « Monsieur, quand est-ce que j’irai voir ma maman ? ».
6Arrêtons là ces souvenirs trop pénibles. Voilà l’œuvre de l’alcool. Voilà la moisson affreuse qui continuera de lever sur notre terre, puisque le bistrot va continuer d’y prospérer.
7Nos maîtres parlent beaucoup de la résurrection française. Si les leçons de la guerre n’ont servi à rien, et si nous retournons à notre vomissement, je prédis avec certitude et douleur que notre malheureux pays, enivré d’une victoire qui n’est qu’un sursis, connaîtra à nouveau, sous une forme ou sous une autre, l’invasion étrangère, le sang, les larmes et le carcan.
8Femmes de France, mères et futures mères de France qui me lisez, inspirez à vos fils l’horreur de la liqueur de malédiction. Enseignez-leur l’usage modéré et prudent de la bière et du vin. Mais que jamais ne paraisse à votre table familiale la boisson infernale, la drogue à fabriquer des fous, des sous-hommes, des déchets humains. Dites-leur l’œuvre de destruction, de misère et de désespoir de l’élixir des mille douleurs. Poison d’enfer, qui contrecarre le plan d’ascension humaine, qui tend à faire évoluer l’homme à rebours, vers la bête et moins que la bête ! Que l’abstention de l’alcool soit pour vous et devienne pour vos fils une règle de morale, un principe, un impératif absolu. Nous en sommes à ce point où il ne reste plus aux hommes et aux femmes de bonne volonté qu’à vivre individuellement leur morale, à demeurer farouchement et indécourageablement les citadelles de l’ordre, à s’instituer, au milieu de la débâcle universelle, les refuges de la vie. Prenez conscience de la grandeur de votre mission. Tout l’avenir de l’homme repose en vous. Vos foyers sont les suprêmes asiles où s’abritera la Vie. Vous êtes ses derniers gardiens. Quand sera venue la tempête, et que le bois mort des peuples usés et décrépits couvrira la terre de ses débris, c’est vous seules qui pourrez donner la sève intacte, le rameau vert de la résurrection.
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