Maman de guerre
p. 77-100
Note de l’éditeur
Paru dans Candide du 3 janvier 1940
Texte intégral
1En descendant avec son petit Michel l’escalier qui menait au rez-de-chaussée du grand magasin, Cyprien Varriège, dans sa hâte, se heurta à une dame en manteau noir qui, les traits cachés sous sa voilette, montait vers les étages. Il s’excusa, s’effaça :
2– Mille pardons, Madame...
3Elle releva la tête, leurs regards se croisèrent.
4– Jeanne !
5Sous la voilette fine, mouchetée de points de velours bleu sombre, il venait de reconnaître le mince visage un peu pâle de sa première femme.
6– Cyprien ! dit-elle. Quelle rencontre ! C’est ton petit Michel, ce gentil bonhomme ?
7Elle avait relevé sa voilette, regardait l’enfant.
8– Oui, dit Cyprien avec un peu de gêne. Et... tu vas bien, Jeanne ?
9Mais elle paraissait beaucoup plus à l’aise que lui. Elle dévisageait le petit. Elle lui souriait. Et Michel regardait cette dame inconnue, au sourire doux, et, de confiance, lui souriait aussi. Elle resta émue d’avoir vu ce regard candide et naïf levé vers elle. Il évoquait un monde de souvenirs. Il lui rappelait les yeux de l’autre, du petit Jean-Marie, – leur enfant, à Cyprien et à elle, – qu’ils avaient eu quand ils étaient encore mari et femme, et qui n’avait pas vécu. Oui, Michel avait les yeux de Jean-Marie. Cette constatation la remua étrangement. Elle sentit que Cyprien la regardait. Elle fit un effort pour parler :
10– Il te ressemble, ton Michel, dit-elle. Il a tes yeux.
11– Tu ne trouves pas qu’il est un peu pâlot ? demanda Cyprien. Je n’ai pas assez le temps de m’occuper de lui, depuis que... depuis la mort de... de sa maman...
12– À vrai dire, il a des joues d’enfant de la ville. Il lui faudrait la campagne, à ce petit.
13– Oui. Peut-être, oui... Jusqu’à présent, j’hésitais... J’étais tout seul, hein !... Je n’avais plus que lui... Il m’en coûtait de m’en séparer.
14– Je te comprends, dit Jeanne.
15Il la regarda, croyant sentir un reproche indirect, une allusion. Elle aussi l’avait connue la solitude, et par sa faute, à lui. Mais les yeux gris très clairs et un peu froids de Jeanne ne cachaient aucune amertume, aucune arrière-pensée.
16– Et maintenant ? demanda-t-elle. Tu penses t’en séparer ?
17– Ah ! maintenant...
18Il eut un grand geste vague. Et comme ils gênaient le passage, dans cet escalier, tous trois remontèrent jusqu’au premier étage, et se garèrent de la foule dans une allée déserte du rayon d’ameublement.
19– Maintenant ! reprit Cyprien, voilà le hic ! Je suis mobilisé. Je pars dans quatre jours.
20– Toi ?
21– Classe 24, ma pauvre Jeanne.
22– C’est vrai. Dieu ! Et cet enfant ? Que vas-tu en faire ?
23– Que veux-tu que j’en fasse ? C’est un problème, un terrible problème. On habitait à deux dans une pension de famille, chez les demoiselles Broux. Tu connais, je crois... Je t’en ai déjà parlé quand je t’ai revue, après l’enterrement de ma femme.
24– Oui, je sais.
25– On n’y était pas mal. Mais Paris, pour un gosse... Et surtout en temps de guerre. Et puis...– Il rougit un peu – je dois te dire aussi, c’est un peu cher chez ces demoiselles... Je... Tu comprends, nous avions fait quelques dettes... Bref, je ne pourrais pas payer longtemps la pension de Michel chez les Broux... Et, de toute façon, elles ne se chargeraient pas de sa surveillance totale.
26– C’est une charge, évidemment.
27– Évidemment.
28Ils se turent, debout, l’un en face de l’autre. Cinq ans de mariage, de vie conjugale, avant leur divorce, les faisaient à nouveau familiers l’un à l’autre, sincères, ouverts, confiants, une fois les premiers instants d’embarras dissipés. On n’a pas impunément, cinq années durant, vécu les mêmes joies et les mêmes soucis : on reste, même sans le vouloir, liés.
29Michel, un peu plus loin, ayant lâché la main de son père, contemplait les chambres à coucher et se mirait dans les armoires à glace. Jeanne regardait les mollets maigres du petit, et ses chaussettes mal tirées.
30– Veux-tu qu’on prenne une tasse de café ? offrit Cyprien. Le salon de thé...
31– Pas la peine. Le café, tu sais, mon estomac n’en veut guère.
32– Ah ! oui. Je me souviens.
33Elle regardait toujours Michel. Elle redemanda :
34– Alors, finalement ? Que vas-tu faire de ton petit ?
35Il reprit :
36– Eh bien ! voilà, j’ai écrit au vieux cousin de Dunkerque, tu sais, le cousin Émile.
37– Ah ! oui, sourit Jeanne, se rappelant le nez crochu et le visage chagrin du vieux pingre.
38– Je lui ai demandé s’il voulait se charger du gosse, que veux-tu !
39– Lui ?
40– Que faire d’autre ? dit Cyprien avec gêne. Oh ! tu sais, je paierai ! Je puis payer ! Du moins pour un temps...
41– Et qu’est-ce qu’il a répondu ?
42– J’attends encore sa réponse, murmura Cyprien. On sait bien, la poste, en ce moment... Pourtant, je ne lui demande pas grand-chose, au cousin Émile : mettre le petit en pension...
43– En pension ?
44– Je sais bien, Michel est encore tout petit. Mais que veux-tu que j’en fasse, Jeanne ? Et, de toute façon, c’est la séparation qui s’impose, pour ce gosse et moi. Il faut qu’on s’arrache l’un à l’autre.
45Il détourna un peu la tête, cachant son émotion. Il s’arrêta une seconde. Et il reprit, d’une voix raffermie :
46– Je demandais à Émile qu’il allât voir Michel au collège tous les quinze jours, qu’il l’acceptât chez lui quelques semaines pendant les vacances... Il n’est pas encombrant, mon petit Michel, je t’assure ! Il ne l’aurait guère embêté. Mais je me doute : le vieux renard aura eu peur que je ne puisse plus payer, que la pension ne lui retombe sur les reins !
47Bah ! Tant pis ! Je collerai Michel dans une pension quelconque en banlieue. Je reviendrai le voir pendant mes « permes », hein ! Il sera bien. Je puis mettre le prix, surtout si cet animal de Boittiez me paye ce qu’il me doit.
48– Boittiez ?
49– Un client. Il a laissé protester un chèque au 31 août.
50– Un gros chèque ?
51– Oui, dit Cyprien, évitant le regard de Jeanne.
52– Et il est solvable, ce Boittiez ?
53Elle se souvenait du passé. Elle retrouvait les mêmes soucis de toujours, si longtemps partagés. Elle en reprenait sa part, presque inconsciemment.
54– Heu... Je ne sais pas très bien si je puis le poursuivre. Il est mobilisé. Tout de même, le chèque est du 31 août !
55Elle reconnaissait le froncement des sourcils, la crispation des traits, le faux optimisme voulu, que démentait la nervosité des mains. Elle comprit. À travers ce barrage de sécurité et de confiance affectées, elle percevait la sourde angoisse inavouée. Elle la mit à nu, d’un mot net, comme elle faisait jadis :
56– Et s’il ne te paie pas ?
57Cyprien, de nouveau, détourna les yeux. Et d’une voix un peu sourde :
58– En ce cas... En ce cas il est clair que... je me trouverai coincé !
59– Et Michel ?
60– Il y a des colonies départementales... Faute de mieux... Je n’aime pas beaucoup avoir recours à la charité publique... Mais s’il le faut... C’est la guerre, hein ?
61Elle regarda Cyprien. Elle hésita une seconde, le cœur battant. Et il l’entendit tout à coup qui disait d’une voix tremblante :
62– Et si je te le prenais, Cyprien, ton petit Michel ?
63Il resta stupéfait, une seconde.
64– Tu dis ? Toi ? Jeanne ? Toi ?
65– Si tu n’as personne...
66Il était devenu très blanc.
67– Tu veux... Tu veux te charger de mon enfant ?
68– Ça n’aurait rien d’extraordinaire.
69– Tu ferais ça ?
70– Tout le monde ferait ça !
71– Mais il y a le passé, voyons ! Tu ne peux pas avoir oublié comme ça, pardonné comme ça ! Et puis j’aurais beau te payer sa pension, c’est une charge, un enfant. Surtout que tu n’es pas solide ! Et si je meurs ? Et puis, les gens ? Que dira le monde ?
72Il secoua la tête.
73– Non ! Ça n’est pas possible !
74Mais elle s’entêtait à présent. La contradiction chassait ses hésitations premières.
75– Les gens, dit-elle, tu sais comme je m’en soucie peu ! La charge, je l’accepte de bon cœur ! C’est la guerre, Cyprien, on doit s’aider. Et que veux-tu que je fasse, sinon cela ? Donne-moi ce gamin. Je m’en irai à Vauréal, à la ferme, avec lui. Je n’y étais pas retournée depuis... notre séparation. Ton petit garçon y sera bien, il aura l’air de la campagne. Et si tu devais... s’il devait t’arriver malheur, ça ne fera pas un petit orphelin au moins. Il ne sera pas tout seul au monde. Alors, c’est entendu ?
76Il regarda Jeanne, puis l’enfant, puis Jeanne encore. On le voyait tout bouleversé. Il dit brusquement, comme malgré lui :
77– Non ! Pas encore ! Je ne peux pas accepter ça... Écoute, je vais voir... Il me reste quatre jours. Je vais chercher, réfléchir. Tu habites toujours rue Delambre ? Je viendrai... Je viendrai peut-être... si cela me paraît possible...
78– C’est bien, dit-elle. Je t’attends.
*
79Jeanne arriva à Vauréal avec le petit Michel vers le milieu de septembre. La ferme Baraquin, éloignée du village, était à flanc de colline et dominait de très loin la vallée de la Seine, par-delà les rousseurs fauves des grands bois.
80La demeure, tout de suite, enchanta le petit Michel. C’était un tout petit pavillon, accroché en quelque sorte au quadrilatère de la ferme, et extérieur à celle-ci. Il ne comportait, au rez-de-chaussée, qu’une cuisine et une salle à manger, avec deux chambres à l’étage. Longtemps inhabité, il était très humide. Et pour l’assainir, dans l’âtre de la salle à manger, Jeanne faisait toute la journée un feu de bois que Michel ne se lassait pas d’alimenter.
81Au loin du logis, il y avait un grand vieux jardin enclos d’aubépines, qui devint bientôt le fief du gamin. Michel avec « maman Jeanne », comme il s’était mis à appeler la jeune femme, y passait une bonne partie de ses journées. Ou bien il s’en allait sur les chariots du fermier, le vieux père Baraquin. Ou bien il assistait, dans la laiterie, à la transmutation magique du lait en beurre, sous la poigne robuste de la mère Baraquin.
82– On ne savait pas, madame Jeanne, que vous aviez déjà ce beau petit garçon ! disait la fermière. C’est vraiment dommage de ne pas l’avoir amené ici plus vite. Regardez comme ça lui profite, l’air de nos champs.
83Jeanne ne répondait pas, souriait, parlait d’autre chose. Elle ne savait pourquoi, mais elle n’aimait pas dire que Michel n’était pas à elle. Elle trouvait on ne sait quel singulier contentement à laisser croire que ce petit était bien son enfant. Elle n’avait jamais révélé son divorce à personne. Catholique, d’ailleurs, elle s’était toujours considérée comme liée. C’était, entre autres, pour cette raison, pour n’avoir pas à avouer cette rupture douloureuse, qu’elle n’était plus revenue à Vauréal. Quant à Michel, cette méprise des fermiers l’amusait extraordinairement. Il disait à Jeanne :
84– Tu vois, maman Jeanne, ils croient que je suis ton petit garçon pour de vrai. Ne leur dis rien, surtout !
85– Non ! non ! promettait Jeanne. Sois tranquille. On ne leur dira rien.
*
86Toutes les semaines, on recevait une lettre de Cyprien. Il n’était pas très loin, à Reims. À la fin de septembre, il envoya, comme ils en avaient convenu, deux cents francs pour la pension de Michel.
87Et, brusquement, il arriva à la ferme un beau matin de dimanche, pour la journée. Il avait pu profiter de l’automobile d’un camarade. Et il n’avait pas résisté à la tentation de revoir Michel.
88Il trouva le petit grandi, « remplumé » comme un jeune coq. Il lui pinça les mollets et lui tâta les joues avec étonnement. Il devait repartir le soir même, pour prendre son train à Paris. Il passa tout son dimanche avec Michel et Jeanne, mangea avec eux, fit marcher pour Michel le beau tank qu’il lui avait apporté, jusqu’à ce que la mécanique, épuisée, rendît l’âme. Et il s’en alla à la dernière minute, quand la brune, déjà, venait, navré, le cœur gros, avec, dans l’esprit, toutes sortes de choses : émotion, gratitude, remords, qu’il eût voulu exprimer à Jeanne, et n’osait pas dire. Michel et elle l’accompagnèrent jusqu’à la grand-route, par le chemin creux bordé de saules têtards. Avant de s’en aller, il balbutia tout de même :
89– Je te remercie, tu sais... Je ne méritais pas ça.
90– Tais-toi, dit-elle.
*
91Chaque jour, Michel s’attachait un peu plus à Jeanne. Il était à la fois très mal élevé et très bon. Il parlait en enfant gâté, qui sent que ses désirs sont des ordres, et disait facilement :
92– « Je veux » !
93Mais, à peine repris, guidé, il se corrigeait tout de suite, avec une étonnante docilité. On voyait à cela qu’il possédait un fond excellent et que seule une éducation déplorable l’avait gâté. C’était, au fond, un petit être souple, heureux d’obéir et de faire plaisir, très fier de la joie qu’il causait en se montrant sage.
94L’école était trop loin. À partir de novembre, Jeanne commença à instruire Michel elle-même, à le faire écrire, compter, à lui faire lire des pages faciles sur Jeanne d’Arc, Bayard, Duguesclin, à lui enseigner des petites fables morales. Il avait un cœur sensible et bon. Elle pouvait déjà lui parler de choses sérieuses et hautes, en appeler à sa conscience, un renoncement à une friandise ou un jouet, pour l’amour d’elle, ou pour le retour de papa. Il y avait là une bonne terre, oui, une bonne œuvre à faire d’ensemencement. Elle s’y mettait avec passion. Elle s’interdisait de songer à la vanité probable de ses efforts. Combien de temps lui laisserait-on ce petit ? La guerre finie, à quelles mains Cyprien le confierait-il ? Que deviendrait le bon grain déposé dans cette âme ? Elle chassait ces pensées douloureuses, quand elles lui arrivaient.
95À la mi-novembre, on eut une surprise. À nouveau, Cyprien Varriège revint pour quelques heures à la ferme. Jeanne le trouva maigri et triste. Il avait abandonné toute coquetterie, portait maintenant les godillots et les chemises de l’intendance. Il tira de sa musette un jeu de cubes très modeste, qu’il donna à Michel en un moment où Jeanne, à la cuisine, préparait un dessert en supplément.
96Michel exhiba avec orgueil ses culottes de golf, tint à opérer une soustraction à quatre chiffres et récita une fable.
97– Et tu sais, ajouta-t-il, on est allés voir maman à la Toussaint.
98– Comment ?
99– Oui. On est allés au cimetière, à Paris, maman Jeanne et moi... Et on a mis un gros bouquet pour toi, sur la tombe de maman... C’est pas chic ?
100– Si... c’est chic... C’est très chic ! murmura Cyprien.
101Jeanne revint mettre le couvert. Il ne dit plus rien.
102Le menu du déjeuner, bien modeste cependant, étonna le permissionnaire. Il y avait des hors-d’œuvre, et une crème renversée. Il regardait Michel dévorer et s’exclamait.
103Après le repas, Michel partit jouer. Et les anciens époux se parlèrent, près de l’âtre.
104– Comme autrefois, pensait malgré lui Cyprien, évoquant leurs fiançailles.
105Il était venu souvent ici voir Jeanne, en ce temps-là. Ils devisaient en regardant la flamme. Ils faisaient de beaux rêves, pour quand ils seraient mariés. Beaucoup d’enfants, beaucoup d’amour, un bonheur calme, le don total de l’un à l’autre. Mais Jean-Marie, leur unique petit enfant, était mort. Et voilà que Cyprien avait pris pour secrétaire une trop jeune femme. Et il n’est plus question de dévouement ni de sacrifice, pour l’homme, quand la passion parle.
106– À quoi rêves-tu ? demanda Jeanne.
107– À rien. Je pensais que Michel a joliment gagné, à ton contact ! Et j’étais content, voilà tout. Je me disais que je te dois un grand merci...
108– Pour si peu de chose !
109– Michel, physiquement, n’a jamais été comme il est, Jeanne. Et je l’ai observé tout ce matin. Il se tient. Il est discret. Il a des petites prévenances pour toi, pour moi... Tu l’élèves... Tu l’élèves !
110Le retour de Michel les fit taire. L’enfant apportait à Jeanne les dernières roses de l’arrière-saison, plus pâles, plus frêles, et plus belles, d’avoir souffert. Il voulut les épingler au corsage de la jeune femme. Elle le laissait faire, le regardait, avec un demi-sourire pensif, un peu triste. Et Cyprien la regardait aussi, évoquait une « maternité », une grande toile qu’il y avait jadis dans le salon de son père, et qu’il comprenait soudain, dont le sens et la beauté profonde se révélaient soudain à lui, parce qu’il retrouvait sur la face de Jeanne exactement la même expression heureuse, douce, tendre et émouvante, infiniment. Il la trouvait, pour la première fois, très belle, Jeanne, et s’étonnait de ne s’en être jamais aperçu.
111La nuit vint vite. On laissa Michel aux Baraquin, et Jeanne reconduisit seule Cyprien jusqu’à la route, par le chemin planté de saules. Si souvent, jadis, sa fiancée, elle l’avait accompagné quelques minutes, le soir. Ils évoquaient tous deux ces souvenirs, et sans se l’avouer, sentaient cependant qu’ils pensaient aux mêmes choses évanouies.
112Ils allèrent ainsi jusqu’au bout du chemin. Ils s’arrêtèrent dans la brune, sous un saule. Là, Cyprien demanda :
113– Tu m’écriras de temps en temps ? Tu me donneras des nouvelles du petit ?
114– Bien sûr. Mais tu auras bientôt une permission, sans doute ?
115– Je ne sais pas, je ne pense pas.
116– Une journée seulement ! Je croyais que tous les dimanches, tu pouvais...
117– Oui. Mais ça ne serait pas raisonnable.
118– Et pourquoi ?
119– La guerre peut durer. J’ai tout de même un enfant à nourrir. Il faut prévoir... Je crois t’avoir dit, l’autre jour... ma situation pécuniaire... Oh ! je n’ai encore besoin de personne ! Dieu merci. Mais enfin, il faut être prudent, hein ?
120– Oui, oui, dit-elle.
121Ils se turent un instant. Puis elle demanda doucement :
122– Ce Boittiez ne t’a pas encore payé, n’est-ce pas ?
123Il murmura, honteux de se sentir deviné :
124– Non.
125Ils firent encore quelques pas en silence. Jeanne rassemblait son courage. Elle cherchait comment s’exprimer sans blesser l’amour-propre de son mari. Elle le connaissait. Enfin, elle dit :
126– Écoute, Cyprien. Tu ne paieras plus la pension du petit.
127– Comment ? Comment ?
128– Je n’accepte plus d’argent pour lui. D’abord, ça me blesse. On s’arrangera plus tard. Pendant la guerre, je me charge de Michel. Tais-toi ! Je veux ! Et je suis contente !
129Il détourna la tête dans l’ombre.
130Et elle sut qu’il pleurait. Il ne se cachait plus. Son orgueil d’homme, vaincu, capitulait devant sa femme. Il pleurait comme on se soulage d’un fardeau, avouant enfin sans honte sa misère et ses angoisses. Il balbutia enfin :
131– Je te remercie.
132– Allons, allons ! dit-elle.
133– Si. Je te remercie... J’avais dû vendre ma montre... Tu me sauves la vie.
134– Cyprien !
135– Si ! Et je vois tout ! Et Michel m’a dit... La Toussaint... Tu l’as conduit là-bas... C’est bien, Jeanne, c’est bien... Mon Dieu ! Si j’avais su !
136Il tira un grand mouchoir de la poche de sa capote. Il se moucha, s’essuya les yeux, souffla.
137– Allons ! dit-il. Il est temps... Adieu, Jeanne. Je pars tranquille...
138Il lui serra la main, fortement. Il mettait toute sa gratitude dans ce geste. Elle le sentit et en eut les larmes aux yeux. C’était une longue poignée de mains viriles, d’amis, d’êtres qui se sont jugés, estimés, compris. Pour eux, ça valait mieux que toutes les étreintes et les baisers, une poignée de mains comme ça.
139Elle écouta longtemps le pas lourd des godillots ferrés sonner sur la route. Et elle revint vers le pavillon, dans la nuit, par l’étroit chemin où les saules têtards, de place en place, dressaient des ombres trapues de gnomes à grosses caboches. Elle se sentait triste, et indéfinissablement heureuse en même temps.
140Michel et elle surent bientôt que Cyprien, avec son régiment, partait pour l’Est.
141Elle se reprochait maintenant de n’avoir pas osé travailler pour lui. C’était gênant, sans doute, leur situation était très spéciale, très délicate. Mais c’est avec ces calculs de sentiment et ces réticences d’amour-propre qu’on néglige son devoir. Quand recevrait-il ses pull-overs et son passe-montagne, maintenant ? Elle se mit à tricoter, pour lui et pour d’autres. Il le fallait, d’ailleurs. Elle avait compté vivre des revenus de la ferme et d’une grande maison qu’elle louait, à Pontoise. Mais son locataire, mobilisé, venait de l’avertir qu’il ne pourrait plus la payer. Encore faisait-il un effort méritoire en lui envoyant le quart du loyer.
142Heureusement, des maisons de lainage de Paris commandaient à Jeanne des chandails et des cache-nez.
143Michel, un jour qu’il la regardait travailler, lui demanda :
144– C’est pour mon papa, ce passe-montagne ?
145– Celui-ci, oui.
146– Est-ce qu’elle durera tout l’hiver, la guerre ?
147– Peut-être. Je le crains, Michel.
148– Et encore l’été ?
149– Peut-être. Personne ne sait.
150– Mais ça ne sera pas toujours la guerre ?
151– Oh, non !
152– Et après la guerre ? Qu’est-ce qu’on fera, toi et moi ?
153– Personne ne le sait non plus, mon petit Michel. Je pense que tu retourneras vivre avec ton papa.
154– Sans toi.
155– Hé... oui !
156– Je ne veux pas ! cria Michel. Je reste avec toi !
157– Mais ton papa va te reprendre !
158– Il n’a qu’à me laisser avec toi ! Je ne veux pas partir ! Dis, maman Jeanne, tu ne me renverras pas de ta maison ? Dis ?
159Il s’accrochait à sa robe, pleurait, sanglotait. Jeanne voulut le prendre sur ses genoux. Il se débattit, il cria :
160– Non ! non ! Jure que je resterai ici ! Jure-le !
161Elle regrettait de ne pas lui avoir menti.
162– Mais pense à ton papa, Michel ! Tu vas le laisser tout seul, alors ? Tu ne l’aimes plus ?
163– C’est vrai ! c’est vrai ! sanglota Michel. Qu’est-ce qu’on va faire ! Que je suis malheureux !
164Son désespoir navrait Jeanne. Elle finit par l’apaiser, le consoler en lui promettant de lui tricoter une robe pour sa poupée. Car il avait, comme une fille, sa poupée.
165Mais il garda le souvenir de cette conversation. Il y revint de lui-même, deux jours après. À brûle-pourpoint, il dit à Jeanne :
166– Et si mon papa venait vivre ici, avec nous ?
167Elle dut rire.
168– Tu as de belles idées.
169– Pourquoi ?
170– Mais ça ne se fait pas, voyons ! Il faut qu’un monsieur et une dame soient mariés pour vivre ensemble.
171– Pourquoi ? redit-il.
172Elle rit.
173– Tu es drôle ! Allons, parlons d’autre chose !
174Mais il se mit à nouveau à pleurer.
175– Oui ! oui ! Je vois bien, va, que tu me donneras à d’autres, après la guerre !
176Elle dut le consoler. Elle n’y parvint qu’à moitié.
*
177Il y eut quelques jours de pluie. Michel les passa avec la mère Baraquin, à traire les vaches, goûter la crème, assister à la confection du fromage au moyen d’un peu de présure que la fermière gardait dans une bouteille assez sale. Il avait avec la bonne femme de longues conversations. Elle était bien un peu bavarde, la mère Baraquin. À défaut de mieux, elle s’estimait très contente d’avoir en Michel un interlocuteur.
178Un midi, il revint ainsi de la ferme très préoccupé.
179– Maman Jeanne !
180– Eh bien ?
181– Il paraît que tu as été mariée avec mon papa ?
182– Hein ? Comment ?
183– C’est la mère Baraquin qui me l’a dit.
184– Mais tu sais bien que je lui raconte ça afin qu’elle pense que je suis ta maman pour de vrai, voyons ! Tu sais qu’on a convenu ça, toi et moi, en cachette...
185Elle était prodigieusement ennuyée.
186– Oui ! Mais pourquoi mon papa venait-il te voir ici, il y a longtemps, longtemps, quand je n’étais pas au monde ? Il demeurait ici même, avec toi. J’ai vu votre portrait, à tous les deux ! Vous êtes sous les rosiers grimpants. Et tu as une drôle de petite jupe courte, comique !
187– J’espère que tu n’as rien dit à la fermière ?
188– Oh ! non. Je savais bien que tu m’expliquerais.
189– Eh bien, voilà... C’est-à-dire... ton papa et moi, un moment, nous avions pensé à nous marier. Oui. Nous avons... nous avons fait un essai... Et nous avons vu que ça ne pouvait pas aller. Alors, on a préféré se séparer... Tu comprends ? Et ton papa s’est marié avec une autre dame. Et ils t’ont acheté, toi, Michel !
190– Ah ! voilà, dit Michel. Je vois ! je vois ! C’est dommage. Tu aurais pu être ma vraie maman.
191Il s’arrêta brusquement, traversé d’une idée lumineuse.
192– Après tout, il n’est pas trop tard !
193– Pour quoi faire ?
194– Pour te marier avec mon papa !
195– Michel !
196– Ça arrangerait tout ! On resterait à trois ! Hein ?
197– Tu es fou !
198– Pas du tout ! puisque vous y aviez déjà pensé avant moi.
199– Tu dis des sottises !
200Mais elle ne le convainquit pas. Il resta persuadé qu’il venait d’avoir une inspiration merveilleuse, la seule capable d’arranger cet « après-guerre » qui tourmentait son petit cœur d’enfant inquiet.
201Tous les dix jours, Cyprien recevait maintenant un petit colis. Il y avait des lainages, des fruits, du chocolat et de toutes petites choses où se reconnaissait une prévoyance féminine, et qui causaient à Cyprien un étrange mélange de joie et de peine, sans qu’il pût y voir très clair en lui. Des aiguilles, du fil, une paire de ciseaux. Des sabots et des pantoufles, un briquet. Un petit réchaud à tablettes d’alcool solide. Toutes choses dont, presque chaque fois, il venait de sentir le manque. On eût dit que là-bas quelqu’un souffrait les mêmes peines que lui, pour y porter ainsi remède !
202Et il y avait surtout les lettres, les courtes lettres de Jeanne, affectueuses, réconfortantes, avec, au bout, le gribouillage de Michel, à qui, patiemment, elle avait tenu la main, pour qu’il criât de loin à son papa : « Je t’aime ! » De quoi rire et pleurer vingt fois dans ce petit billet où d’autres n’auraient rien vu.
203Vers une heure, là-bas, sur la route, elle arrivait, la voiturette aux lettres, la « poulette », ainsi que l’appelaient les hommes. Cyprien, maintenant, l’attendait comme les autres, ardemment, le cœur battant. Y aurait-il quelque chose, aujourd’hui ? Non. Oui. Une lettre !
204– De qui ? demandaient les copains.
205– De ma femme.
206Bientôt, il s’inquiéta, il sentit lui-même le péril. Il y avait à présent des rêves qu’il s’était, par sa faute, interdits. II était dangereux de laisser se renouer un attachement, un lien de reconnaissance, d’affection qui, déjà, il le comprenait bien, ressuscitait trop vite et trop puissamment en lui. Mieux valait souffrir un peu, tout de suite, que beaucoup, plus tard.
207Un secours inattendu lui vint. Il reçut de son avocat un billet. Boittiez, par le truchement de son conseil, offrait un règlement transactionnel : vingt mille francs comptant. Le reste à meilleure fortune. Les poursuites seraient suspendues. L’avocat de Varriège estimait la proposition raisonnable.
208– « Acceptez », lui écrivit tout de suite Cyprien.
209Il attendit dès lors fébrilement les nouvelles. Elles lui parvinrent cinq jours après. Boittiez avait versé vingt mille francs au compte de Varriège.
210Cyprien avait espéré cela comme une libération. Il en fut à peine content, d’un contentement mêlé d’il ne savait quelle tristesse. C’était fini, maintenant. Il irait reprendre Michel, remercier Jeanne, lui dire adieu...
211De Dunkerque, avec un long retard, voulu sans doute, le vieux cousin Émile avait enfin répondu. Il acceptait d’être le correspondant de Michel, au collège. Cyprien, à nouveau, lui écrivit, lui annonça son arrivée prochaine à Dunkerque. Son capitaine lui avait promis une permission de dix jours pour la fin du mois.
*
212Il prit le train pour Paris un samedi matin, très tôt. Il comptait arriver à Vauréal avant midi, prendre Michel et l’emmener à Dunkerque dans la soirée. Mieux valait un brusque arrachement.
213L’autobus le déposa au carrefour de la grand’route vers dix heures de l’avant-dîner. À pied, les épaules sciées par les courroies de ses musettes, il s’achemina vers la ferme. Il faisait froid. Un soleil malade et jaune éclairait une campagne dépouillée, des halliers et des labours poudrés à frimas par la gelée blanche. Les saules du chemin, effeuillés, gardaient autour de leur tête en boule une chevelure de souples branches rougeâtres. Les flaques des ornières reflétaient la clarté bleue du ciel. Au loin, le père Baraquin, sur le fond grisaille, menait son attelage de pommelés et labourait la grande parcelle d’où les betteraves venaient d’être arrachées. Des vols de corbeaux tournoyaient, haut, tout autour du groupe sombre de l’homme et des bêtes.
214Baraquin, en retournant le soc de son « brabant », reconnut dans le chemin Cyprien. Il fit, avec son fouet, de grands signes, décrocha vivement le trait du cheval de main et vint à longues enjambées, de motte en motte, jusqu’au soldat.
215– Hé hé ! monsieur Cyprien ! Vous arrivez tout juste !
216– Et pourquoi, père Baraquin ?
217– Vous pouvez dire que vous avez eu de la chance de votre femme !
218– De Jeanne ?
219– Oui, oui ! Sans elle, ça y était ! Votre petit Michel...
220– Quoi ?
221– Il restait dans la mare !
222– Dans la mare ?
223– Y a mon neveu qui était venu chez nous. Un franc galopin. Il a entraîné Michel, soi-disant qu’il voulait essayer un bateau... Total, Michel est tombé dedans, et bien dedans ! Et personne à la ferme ! Mon neveu a couru comme un fou chercher votre dame. Elle s’est jetée à la flotte tout habillée ! Et elle ne sait pas nager, ce qu’il y a de raide ! Et elle l’a repêché, empoigné, elle s’est accrochée avec lui à la grosse branche basse du peuplier, vous savez celle qui traîne sur l’eau. Une veine que je ne l’avais pas encore sciée ! Elle tenait d’une main Michel hors de l’eau. Elle est restée là un quart d’heure ! Le temps que je raccoure ! Et il gelait, du moins quatre ! Quand je suis arrivé, elle n’en pouvait plus, elle allait lâcher la branche. Mais elle lâchait pas le petit ! Ils seraient morts à deux, bien sûr !
224– Ils sont là ? Tous les deux ?
225– Oui. Elle, j’ai pensé qu’elle allait me rester dans les mains, quand je l’ai ramenée sur l’herbe. Le petit, lui, c’est après que ça lui a pris. Une fièvre, un délire ! Eh bien ! c’est encore elle qui l’a soigné ! Croyez-vous ça ? Deux nuits entières, qu’elle a passées, à le veiller !
226– Et maintenant ? Maintenant ?
227– C’est fini. Mais l’émotion, dame ! Allez, courez vite. De vous voir, ça les remettra mieux que tout le reste.
228Jusqu’à la ferme, de toutes ses forces, Cyprien courut. Il traversa la cour, pénétra dans le pavillon, monta sans avoir vu personne jusqu’à la chambre où Michel, dans son lit, sa poupée encore dans ses mains, sommeillait.
229– Papa !
230Quand ses larmes l’eurent soulagé, Cyprien, apaisé, put écouter le babil de Michel.
231– C’est à cause du bateau, expliquait Michel. Il s’en allait trop loin, j’ai voulu le ramener... Et heureusement que maman Jeanne a sauté dans la mare et m’a attrapé par mes cheveux ! Après, j’ai été un peu malade, je rêvais que tu venais me chercher, tu voulais me reprendre à maman Jeanne ! Des cauchemars ! C’est fini, maintenant.
232– Et moi, justement, qui allais te proposer de t’emmener avec moi en congé !
233– Ah ! non, dit Michel.
234– Comment ?
235– Non. Je reste ici.
236Sa paisible assurance déconcertait Cyprien.
237– Mais, mon bonhomme, sais-tu que tu me mets dans un bel embarras, moi !
238– Pourquoi ?
239– Je suis revenu pour dix jours. Où veux-tu que j’aille ? Et puis, toi, ça n’est pas possible, tu ne peux pas ainsi rester toujours à la charge de maman Jeanne !
240– Puisqu’elle est contente comme ça !
241– Alors, tu ne veux plus de ton papa ? Je vais devoir m’en aller, passer dix jours sans toi...
242– Mais non ! cria Michel. Tu n’as qu’à rester ici !
243– Ce n’est pas possible, mon petit bonhomme...
244– Si ! Tu n’as qu’à te marier avec maman Jeanne ! J’ai arrangé tout ça !
245– Tu as...
246– Oui. Puisque vous vouliez déjà le faire, dans le temps ! Y a pas de raison !
247– Ah ! bien, Michel. D’où me sors-tu tout ça ?
248– J’en ai parlé avec maman Jeanne, tiens ! J’ai combiné ça avec elle.
249– Avec maman Jeanne ?
250– Bien sûr. Naturellement, elle dit non. Mais elle dira oui, si je veux. Je me débrouillerai pour ça !
251Cyprien dut sourire. Il eut un hochement de tête un peu mélancolique.
252– Tu sais, mon gros père, dit-il, je ne crois pas, pour cette fois, qu’elle te dise oui. Ça ne fait rien. On arrangera ça. Repose-toi un peu, je vais te laisser tranquille. Je reviendrai te voir tout à l’heure.
253Il arriva dans la cuisine en même temps que Jeanne, qui rapportait de la ferme son beurre et son lait. Elle avait une mine pâle et ravagée qui le bouleversa.
254– Jeanne ! Jeanne !
255Il lui avait pris les mains. Il eût voulu l’embrasser. L’émotion lui mouillait les yeux.
256– C’est bien, tu sais, c’est bien... Sans toi... Je te remercie...
257– Mais non, mais non, disait Jeanne, aussi bouleversée que lui. J’étais responsable... Je devais !
258Pour la première fois depuis longtemps, ils se tenaient les mains, ils osaient se regarder en face, heureux, unis, tout le passé effacé, oubliant leurs griefs, liés dans leur joie commune, leur amour pour cet enfant qu’elle avait sauvé.
259Elle le questionna.
260– Avait-il mangé ? Pas encore ?
261En hâte, elle lui coupa du pain, mit la cafetière à chauffer sur le feu. D’ici le déjeuner, il pouvait bien avaler quelque chose.
262– Tu as obtenu vingt-quatre heures ?
263– Non. Dix jours.
264Elle se retourna, saisie.
265– Oui, continua-t-il. Et même, je voulais te demander, pour ce soir, de préparer la valise de Michel...
266– La valise de Michel ?
267– Je compte l’emmener à Dunkerque, chez le cousin Émile...
268– Tu vas en permission à Dunkerque ?
269– Oui. Je demanderai au cousin Émile un certificat d’hébergement.
270– Et... après ta permission ?
271– Je mettrai Michel en pension. Boittiez m’a payé.
272– En pension ?
273– Je ne peux pas le laisser indéfiniment à ta charge, Jeanne.
274– Puisque je ne te demande rien ! Puisque je suis contente ainsi !
275– Ça ne serait pas chic, Jeanne. Je ne peux accepter ça.
276– Eh bien, paie-moi, si tu as de l’argent ! Si ton amour-propre...
277– Il n’y a pas qu’une question d’amour-propre. Je ne sais pas comment te dire... Mais réfléchis toi-même. Cette permission de dix jours... Où veux-tu que j’aille ? Je ne peux pas être ici du matin au soir, voyons ! Non ! Non !
278– Eh bien, reprends Michel pendant ta permission. Et ramène-le moi ensuite !
279– Ce n’est que reculer la difficulté ! Il y aura d’autres « permes ».
280– Je ne vois aucune difficulté dans tout cela ! Tu es toujours libre de reprendre chaque fois Michel. À chaque occasion que tu auras de revenir, même pour vingt-quatre heures, préviens-moi. Je t’amènerai Michel à Paris, je le reprendrai le soir. Je veux bien tout, moi, je consens à tout, pourvu que tu me le laisses ! Je l’aime, moi, maintenant ! C’est comme si... C’est un peu comme si j’avais retrouvé le nôtre... Jean-Marie... Tu ne peux plus me l’enlever comme ça, Cyprien ! Tu ne peux plus faire ça, voyons !
281Elle joignait inconsciemment les mains, pour le supplier. Elle le regardait, les larmes aux yeux. Il détourna la tête, très ému. Il fit encore signe « non », plusieurs fois, lentement.
282– Tu ne comprends pas, murmura-t-il.
283– Hé si, je comprends ! Je m’explique très bien que tu n’aimes pas revenir ici, te retrouver ici, en contact avec ces lieux, cette maison, avec ces gens, avec moi... Mais puisque je t’offre...
284– Moi ! Jeanne ! Jeanne ! Ne dis pas ça !
285Le cri la surprit. Elle le regarda.
286– Tu ne me comprends pas ! Tu ne prévois pas, Jeanne. La guerre finira, voyons. Et après ? Il faudra bien, plus douloureusement encore, pour tout le monde... Pour tout le monde... Il vaut mieux que je m’en aille avec Michel ! Crois-moi...
287Il s’arrêta. Sa voix s’étranglait. Elle le regardait toujours, fixement, comme pour le deviner, percer sa pensée profonde, se faire une certitude. Elle hésita. Et tout à coup, elle dit à voix basse :
288– Écoute, Cyprien. Veux-tu... veux-tu que je te le signe, ton... ton certificat d’hébergement ?
289Il leva sur elle des yeux effarés.
290– Signer mon...? Toi ?
291– Veux-tu passer tes dix jours de permission ici ?
292Il la regardait toujours avec effarement. Il n’osait pas comprendre. Il souffla :
293– Mon Dieu ! Est-ce que tu... Est-ce que tu voudrais dire, Jeanne ?...
294Il avait dans ses yeux une angoisse, une prière et une espérance indicibles. Elle balbutia, toute honteuse.
295– Que veux-tu !... Pour tous les trois... Je ne peux plus me passer du petit, aussi bien... Et pour toi, on était toujours restés mari et femme, malgré tout... Alors...
296– Jeanne ! Jeanne !
297Il l’avait prise à pleins bras, il l’embrassait comme un fou, pleurait et riait. Elle était devenue très rouge, rouge jusqu’à la racine des cheveux, rouge comme une fiancée.
298On a raison de dire que le cœur ne vieillit pas.
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