Pierrot
Conte pour la Toussaint
p. 37-43
Note de l’éditeur
Paru dans Le Journal de Roubaix du 1er novembre 1938
Texte intégral
1Antoinette descendit du tram place Nadaud et prit le boulevard de Strasbourg jusqu’à l’avenue Ampère. Il y avait beaucoup de monde dans les rues. Les gens portaient à deux bras, sur leur ventre, de gros pots de chrysanthèmes. Et des autos passaient, pleines de fleurs blanches, comme des voitures de mariés. Elles s’arrêtaient le long des trottoirs. Et des grappes de gosses s’accrochaient aux portières, en se disputant pour offrir leurs services.
2Avenue Ampère, Antoinette dut descendre du trottoir. Les fleuristes, avec leurs étalages de fortune, l’occupaient tout entier, et la foule se pressait autour des parterres de fleurs blanches, jaunes et pourpres, somptueuses. Antoinette n’avait pas de fleurs. Elle avait, le samedi d’avant, nettoyé et fleuri la tombe de son petit enfant. Elle n’aurait tout à l’heure qu’à acheter un bouquet de trois francs pour ne pas arriver là-bas les mains vides.
3Il y avait quatre ans que Pierrot était mort. C’était un bébé de dix mois, bien portant, semblait-il. Il s’en alla en une nuit. Et, avec lui, le bonheur du ménage était parti. Antoinette était devenue malade. Laurent, son mari, avait fait la connaissance d’une voisine de courée, la grande Berthe, une veuve qui se conduisait mal. Antoinette n’avait d’abord rien dit. Puis elle se plaignit doucement. Il y eut quelques querelles... Et depuis cinq mois, Laurent était parti vivre avec la grande Berthe, quelque part du côté du Cul-de-Four, disait-on. Antoinette était demeurée seule, dans sa petite maison du Fort Sion, derrière l’église Saint-Sépulcre. Elle continuait à travailler à la fabrique, rue des Arts. Mais on chômait beaucoup.
4Elle atteignit le haut de l’avenue Ampère et le canal. Triste, mort, immobile, il avait, sous ce ciel gris de Toussaint, un reflet froid et terne, couleur de fer. Au fond de l’écluse, encaissée entre deux murs de briques, l’eau dormait. Mais au loin, à droite, vers le pont de la Vigne, le vent, un grand vent aigre de novembre, fouettait la surface unie, y courait en frissons moirés rapides. On ne voyait que cela : le canal, le chemin de halage noir et le long mur brun du couvent qui le longeait. Là-dessus, un ciel immense, envahi de nuages fuligineux et tourmentés. Des baraques de toile bise s’alignaient autour du pont et jusqu’à la grille du cimetière. Le vent vif les agitait et les enflait. Les toiles claquaient comme des drapeaux. Et les marchandes de fleurs, congestionnées par le froid, battaient la semelle et buvaient du café chaud dans leurs bouteilles thermos.
5Antoinette s’arrêta à l’un des étalages et choisit un bouquet.
6– Combien ?
7– Trois francs.
8– C’est cher, dit-elle par habitude.
9– Y en a à quarante sous, dit la fleuriste.
10– Non, dit Antoinette... J’aime mieux celui-ci.
11Elle ouvrit son porte-monnaie de cuir usé, fouilla de ses doigts minces, abîmés par la fabrique. La marchande, à son index, remarqua la coupure profonde que fait le passage du fil.
12– Tiens, dit-elle, vous êtes doubleuse. Chez qui ?
13– Chez Gaydhenne...
14– On n’embauche pas ? J’ai ma fille aussi, qui est doubleuse. Elle cherche une place...
15– On fait vingt-six heures, dit Antoinette.
16– Mince ! C’est pas drôle, alors !
17– Ah ! non...
18Elle avait donné trois pièces d’un franc. Elle prit son petit bouquet. Et, juste en se retournant, elle heurta une grande dame en manteau bleu-de-roi, coiffée d’un élégant feutre taupé et qui portait au cou un renard fauve très chic.
19Berthe !
20Les deux femmes, une seconde, se regardèrent. Et Antoinette se sentit soudain très vieille, très fatiguée, très laide avec ses yeux tirés, ses épaules lasses, son manteau noir qui datait de l’enterrement de Pierrot et son bouquet de trois francs. Elle eut honte. Elle détourna les yeux et s’enfonça dans la foule.
21Tout en descendant la grande allée du cimetière qui mène au monument d’Henri Carrette1, elle essayait de rassembler ses idées, de calmer le tumulte de son cœur dans sa poitrine. Après tout, quelle importance cela avait-il ? Simple rencontre. C’était déjà très beau que Laurent n’eût pas été là. Berthe, sans doute, était allée sur la tombe de son mari... Antoinette s’efforçait de dissiper des pensées douloureuses, pour n’apporter, devant son petit Pierre, qu’un cœur pur, sans haine et sans pensée basse.
22Elle traversa tout le cimetière. Elle atteignit l’endroit où l’enfant était enterré. C’était une allée paisible, non loin de l’ancien cimetière des soldats allemands. Des tombes la bordaient. La blancheur éclatante de leur marbre et de leurs chrysanthèmes en faisait d’énormes bouquets. Tout cela, sous les arbres encore en feuilles, était joyeux, printanier presque, malgré la pesanteur grise du ciel bas d’automne. À l’assaut du long mur d’usine qui limitait le cimetière, couraient des feuillages rouges de vigne vierge. Les tombes exhalaient une odeur âcre de fleurs et de pourriture.
23Pierrot avait à lui son petit carré, limité par un « entourage » de bois peint. C’était Laurent qui l’avait fait. Une plaque de marbre blanc indiquait en lettres dorées : « Souvenir des voisins ».
24Antoinette fit « au nom du Père », regarda la tombe et la croix, revit en pensée son petit enfant et pleura.
25Soulagée un peu, elle s’essuya les yeux, posa le bouquet sur le sol et prit le porte-bouquet de zinc piqué en terre pour aller le remplir d’eau fraîche.
26La fontaine était derrière le grand rocher, près des tombes nues où sont ensevelies les religieuses. Antoinette suivait la grande allée qui y menait. De belles chapelles funéraires la bordaient. Par leurs portes ouvertes, on y voyait des petits autels, des gerbes de chrysanthèmes énormes et des gens bien vêtus, des riches, qui priaient. Antoinette les enviait. C’est beau de pouvoir loger ses morts ainsi, bien à l’abri. Elle, les premiers temps, elle souffrait, les jours de pluie, en songeant à Pierrot qui devait être mouillé sous la terre pendant qu’elle était au sec et au chaud.
27Elle atteignit la fontaine. Quelqu’un, le dos tourné, manœuvrait la manivelle, emplissait d’eau une vieille boîte à petits pois.
28– Pardon, Monsieur, dit-elle.
29L’homme se retourna. Elle devint blanche. C’était Laurent.
30– Toi... balbutia-t-il... Toi...
31– Je... je ne pensais pas...
32– J’étais venu voir Pierrot...
33Ses grosses mains tremblaient.
34– Tu prends de l’eau, Toinette ?
35Maladroitement, elle emplit à son tour le porte-bouquet en s’éclaboussant.
36Côte à côte, ils revinrent à deux vers la tombe.
37Laurent avait aussi apporté un bouquet. Antoinette, de ses mains nues, creusa la terre, enterra la vieille boîte à conserves pour que le vent ne la culbutât pas et y plaça les fleurs. Il la regardait s’affairer autour de cette tombe, comme elle faisait jadis autour du lit de Pierrot. Les fleurs lui caressaient les joues. Puis ils restèrent debout, gênés tous les deux.
38– Voilà... murmura-t-elle. C’est bien comme ça...
39– Oui.
40Elle voulut s’excuser :
41– J’aurais dû faire attention... Mais voilà, ce n’est pas ma faute... Je ne voulais pas te rencontrer...
42– Je sais bien...
43– Mais, je te remercie, tu sais, Laurent, de... de n’être pas venu ici avec « l’autre ».
44– C’est bon, dit-il. C’est bon...
45Il y eut un silence. Elle demanda :
46– Elle est bien, dis, la tombe ?
47– Oui.
48– C’est moi qui l’ai repeinte...
49– Tu as mis du gravier...
50– Un seau, oui... que j’ai dû apporter. C’était lourd...
51Il se souvint que, les autres années, c’était lui qui se chargeait de ces dures besognes. Et il eut honte, comme de voir aussi la dorure qui avait coulé de l’inscription « Souvenir des voisins » maladroitement repeinte. Tout ça n’était pas l’ouvrage d’une femme. C’était sa faute à lui.
52Elle essuyait longuement ses mains terreuses au papier qui enveloppait les fleurs. Un instant, ils restèrent debout côte à côte. Des gens passaient derrière eux. Ils étaient là, l’un près de l’autre devant Pierrot, comme s’ils avaient encore été mari et femme.
53Il l’entendit tout à coup qui pleurait à petits sanglots étouffés, dans son mouchoir. Elle s’en alla sans plus lui dire un mot.
54Elle s’enfonçait parmi les tombes dans les petites allées. C’était trop dur, cette rencontre. Elle pensait à Pierrot. S’il avait vécu, peut-être que tout cela ne serait pas arrivé. Un enfant, ça attache l’homme. Il parlait déjà. Il avait dit « papa » deux ou trois fois. Laurent en était tout fier. La courée entière l’avait su. Elle se revoyait, allant chercher Pierrot le matin dans sa « berce2 ». Il lui tendait les bras, ses mains tendres caressaient le visage de sa maman comme les fleurs, tout à l’heure, sur la tombe. Elle sentait encore leur douceur et la chaleur de ses deux petits bras ronds autour de son cou.
55Il était devenu malade tout d’un coup. Mauvais lait, peut-être ? Le médecin vint le voir, fit une piqûre dans son petit ventre. Il vécut encore quelques heures, puis il soupira deux fois comme s’il avait été déjà fatigué de vivre. Et il mourut.
56Laurent, lui, s’était montré bon au début. Toujours avec elle, il l’encourageait, la distrayait, l’égayait malgré elle, lui faisait son ménage, parlait d’un autre Pierrot qu’ils auraient plus tard... Mais cette Berthe était venue dans la cour. Et ça avait été fini...
57Elle suivait maintenant l’allée qui mène vers la Grand’Rue. Elle ne voulait plus passer par l’avenue Ampère, pour ne pas rencontrer « l’autre ».
58Elle ne demandait plus rien que rentrer vite, se cacher, pleurer, – dans sa maison, sa petite maison de l’Épeule, où ils avaient vécu à trois et où elle serait seule, toute cette journée de Toussaint, jusqu’au surlendemain, jusqu’à l’heure des sifflets du matin et de la fabrique. Et ce serait ainsi désormais tous les jours, toute la vie.
59Le trottoir de la Grand’Rue était grouillant de monde. Quelqu’un marchait derrière elle, très près. Quelques secondes, elle n’y fit pas attention... Et soudain, une main forte la prit par le bras. Saisie, elle releva la tête... Et on eût dit que son cœur s’arrêtait dans sa poitrine.
60– Antoinette, disait Laurent, Antoinette, pardon... Je reviens avec toi... À la maison... Tu veux bien, dis... Tu me pardonnes, femme ?
61Elle ne dit pas un mot. Elle était incapable de parler. Il vit simplement ses yeux pleins de larmes, qui le regardaient éperdument et n’osaient croire... Presque brutalement, il la saisit par les épaules, il l’embrassa, pleurant aussi et mouillant sa joue froide.
62Et vite, serrant son bras, comme s’il avait eu peur, il l’entraîna à travers la foule vers leur maison.
Notes de bas de page
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Maurice Carême. « Comme une boule de cristal… » Entre poésie savante et chanson populaire
Textes et contextes
Brigitte Buffard-Moret et Jean Cléder
2012
August Wilhem Schlegel. Comparaison entre la Phèdre de Racine et celle d’Euripide (et autres textes)
Jean-Marie Valentin (dir.)
2013
Octavie Belot. Réflexions d’une Provinciale sur le Discours de M. Rousseau, Citoyen de Genève, touchant l’origine de l’inégalité des conditions parmi les hommes
Édith Flammarion (éd.)
2015
Du fanatisme dans la langue révolutionnaire ou de la persécution suscitée par les barbares du dix-huitième siècle, contre la religion chrétienne et ses ministres
Jean-François Laharpe Jean-Jacques Tatin-Gourier (éd.)
2022