Flandre
p. 275-281
Note de l’éditeur
Paru dans Le Journal du 19 septembre 1937 dans une série « Voyage à travers les provinces françaises »
Texte intégral
1Je me revois, tout enfant, au sommet d’une dune, regardant pour la première fois la triste mer du Nord. Je ressens encore l’impression que me fit cette immensité grise, paisible, déserte, sans un oiseau, sans une voile, où se déroulaient avec une sorte de lente solennité les plis moirés de la houle. Je respire encore sa sauvage odeur de marée. J’entends son largo puissant et doux, mélancolique, comme le chant éternel et désespéré de cette solitude. J’éprouve encore la sensation, l’angoisse de vague et religieuse épouvante qu’elle me laissa.
Premier contact
2Je pense à telle rue de ma ville. Usines à droite, usines à gauche. Briques rouges et noires, poutrelles de fer, coulées de suie sur les murs, passerelles de métal, tuyaux d’air comprimé, d’eau, de vapeur, serpentent le long des murailles. Au ras du sol, de vastes trouées, des gouffres où des camions basculent des tonnes de houille luisante et noire. Au fond de ces antres, comme des soleils, les gueules flamboyantes des foyers projettent de pourpres reflets sur le torse nu des chauffeurs. Un sourd grondement continu fait trembler le sol. Des bouches d’air soufflent dans la rue l’haleine de la fabrique, une odeur de suint, de sueur, de naphtaline, avec des bourres de laine et de coton qui volent. Des machines ronflent, halètent, sifflent. Derrière les fenêtres sales, à verres dépolis, on voit tournoyer frénétiquement l’ombre d’un volant de machine ou flotter la courroie géante d’une transmission. Des fumées, des poussières, des vapeurs blanches, des buées à senteur de laine et de cambouis s’exhalent lentement des bouches d’égout, descendent tout au long des fils d’eau où coulent les résidus de teinture. Et sur le tout, la plainte continue, stridente, martelée, éternelle, du peuple des machines en travail – vacarme de fer – le galop des jacquards, le vrombissement des bobines, le claquement des courroies, toute la rumeur frénétique d’une activité fébrilement ruée à la poursuite d’on ne sait quoi...
Et voilà un autre aspect de ma province
3Puis voici Bailleul, ville de briques aux nuances rares, du blanc crème au rouge ardent, en passant par le jaune orange, le saumon et l’ocre. Rues larges, nettes, plantées de petits acacias au frissonnant feuillage vert tendre. Maisons à pignons pointus, toits raides, fenêtres ogivales à meneaux, portes de beau chêne clair, avec des ferrures forgées et de gros clous à têtes saillantes.
4Tout cela ressuscité d’hier, flambant neuf, et gardant pourtant la saveur intacte des traditions respectées à travers tous les bouleversements.
5Et maintenant, évoquons un coin de campagne flamande. Ferme opulente étalée au milieu des prairies grasses, où s’ébattent les poules blanches. Haies drues, poiriers vigoureux, champs de blé lourds et gonflés, de betteraves roses et vertes. Richesse, générosité, abondance. Pas un coin du sol inemployé. Une fécondité tranquille, regorgeante, surabondante comme cette eau qui lave tout, coule partout, à pleine terre, apporte partout sève et richesse, tel le sang de la Flandre. Et sur cette rusticité campagnarde défilent les hauts pylônes grêles et laids d’une ligne électrique enjambant le paysage, courant vers l’infini porter la force, et rappelant brutalement le souci premier d’une race un peu fruste, pour qui la beauté passe après le travail.
Enclave impériale
6Un mont, enfin. Une butte boisée, au sol de sable aride. Là-haut, un monastère. Là-bas, les bois dévalent la pente douce, coupée çà et là de la brèche soudaine d’une sablonnière. Et dans un val, au creux du sol, peuplant une clairière, voici le cimetière anglais ou canadien, où s’alignent les tombes. Un petit mur épais et bas le borde. Les pierres carrées, debout, alignées sous l’égide d’une haute croix, jalonnent le gazon vert, tondu, rasé, où se découpent à angles droits de petites allées de gravier rouge. Tout cela n’est pas d’ici. C’est une enclave, un coin de l’Empire transplanté chez nous. Il y règne un silence sonore dans le soleil de juin. Des insectes crépitent. Un arbre frissonne. Et tout près une source veille, murmure sa litanie chantante. Une heure passée là en plein été, sous un beau soleil, dans cette fraîcheur et ce silence, au milieu de ces tombes, impose sur la destinée humaine d’étranges méditations. Tout cela, pour le touriste, n’est pas attirant, c’est vrai. Aussi le touriste est-il plutôt rare.
7La Flandre, on ne peut pas la voir belle. Rares sont ses sourires. Elle n’a rien des splendeurs de la Savoie, de la Provence, de l’Alsace, de la Bretagne. Elle ne se confie pas au passant. Mais à qui connaît la personnalité secrète de cette province que les romanciers dédaignent, sa prodigieuse activité, sa richesse en types humains vigoureux et originaux, sa vie intense, ardente et nordique, la Flandre devient infiniment chère. Et l’écrivain qui s’attache à la peindre, s’il a pu se croire un instant déshérité, comprend bientôt que sa carrière entière n’épuisera pas un sujet aussi abondant en profondeur que pauvre en surface. Un peuple l’habite, au patois rude, aux traditions curieuses, paysannes encore, et comme imprégnées de réminiscences germaniques et espagnoles. Il leur doit le goût de la bataille, du sang des jeux, la passion des combats de coqs et de chiens, des courses de pigeons, l’amour des couleurs flamboyantes, des exubérances et aussi des austérités, du mysticisme, de l’exaltation.
Le trésor de la France
8Ce petit peuple, sur une étroite bande de sol, donne à la France depuis trois siècles des marins, des soldats, des paysans, de l’or. Il paie à lui seul plus d’impôts que cinquante-quatre départements. Il reste fécond en naissances, dans la stérilité générale. Il entretient une industrie textile, minière et métallurgique qui en fait, après Paris, le plus opulent trésor de la France. Une classe ouvrière pittoresque, courageuse, garde là des traditions qu’on voudrait espérer éternelles : l’amour du logis, du bout de jardin, de la marmaille, de la bonne soupe, des courtes veilles et des tôt-levers. Un patronat souvent calomnié, et pourtant soucieux de son rôle et de ses responsabilités morales, et qui a donné le premier à ses salariés les allocations familiales, la prime à la mère au foyer, l’habitation à bon marché, le jardin ouvrier. « Magnats du Nord », dit-on. On oublie qu’ils sont des milliers et que les « superbénéfices », à ce point morcelés, ça n’est plus guère que des appointements de directeurs ; on oublie qu’ils tiennent à assumer les mêmes heures de présence que leurs ouvriers, que leur gloire est de compter huit, dix et douze enfants, d’être vingt fois grand-père et de compter deux et trois cents petits-neveux, afin que l’héritage s’émiette, et que l’effort, source de vie, à chaque génération recommence. Nous sommes, nous Flamands, parmi les rares Français qui courent le monde, de l’Argentine à l’Australie, qui fassent la France plus grande, tout en restant liés à la petite patrie.
Tradition
9Uniquement parce que voici quelque mille ans, il y eut des moutons dans nos landes, nous nous sommes attachés à une seule chose : œuvrer la laine. Et cela avec une persévérance, une obstination, un acharnement qui nous ont conquis sur le globe, à nous, tout petit peuple, une place jalousée. Nous la gardons autant par fierté, par goût du risque et du « sport », que par simple intérêt. C’est par un étrange attachement à notre histoire, c’est parce qu’il y eut cinq, six, sept générations de filateurs dans une famille, qu’on tient tête à la concurrence étrangère. Pour que dure la dynastie, pour qu’en Chine, au Brésil, aux Indes, en Australie, on pense à Lille-Roubaix-Tourcoing quand on parle de la laine. Véritable mystique du labeur, de la tradition corporative, familiale, provinciale, – qui nous fait résister aux chutes des cours, au dumping, aux contingentements, leur opposer des techniques améliorées, des machines plus promptes, trimer dix ans sur un jacquard pour le faire battre à cent soixante « duites »1 par minute au lieu de cent cinquante, tenir tête à la concurrence des « ersatz » perpétuellement renouvelés : hier la soie artificielle, la rayonne, le fil cellulosique ; aujourd’hui, la laine de lait, à base de caséine ; demain la laine de verre peut-être, ou autre chose. Lutte constante qu’on aborde sans joie, mais où l’on se prend bientôt, qui vous intéresse, vous passionne, vous capte tout entier, et qui vous fait hausser les épaules quand on compare votre rôle à celui d’un rouage d’administration, d’une direction lucrative et paisible, qu’une équipe de fonctionnaires interchangeables, irresponsables, et sans tradition, pourrait demain, sous un régime socialisé, remplir tout aussi bien que vous.
Une contrée qu’il faut aimer pour la connaître
10Touriste, voyageur, tu ne fais que passer. Tu ne connaîtras de mon pays qu’un ciel sans éclat, une plaine industrialisée jusque dans ses cultures, des horizons de cités fumantes. Notre contrée, comme certains êtres farouches, ne se livre et ne se révèle qu’à ceux qui l’ont méritée par un long attachement. Ne t’irrite pas de cette pudeur. Rappelle-toi qu’elle cache l’âme d’un peuple éprouvé, riche, douloureusement riche en souffrances, – et qui, plus que bien des nations, a tout de même apporté à l’humanité une foule d’artistes, – architectes et peintres de génie, – qui a osé, le premier, dans son mouvement communal, caresser le rêve d’être libre et montrer la voie aux autres, et qui, aujourd’hui même, peut te donner une leçon, un avertissement salutaire, impérieux, sinistrement actuel. Car tu rencontreras çà et là, aux creux d’un vallon, sur un coteau, ou dans la plaine, parmi les blés, un ossuaire, un cimetière, la simple tombe isolée d’un soldat dont on ne sait même plus s’il fut français ou allemand, et que notre terre, – tristement privilégiée et sacrée – garde comme un souvenir, un rappel. Elle a eu ce destin unique et pesant de recevoir le sang de l’humanité tout entière. De grands garçons de vingt ans sont venus là de partout souffrir, exhaler sous notre morne ciel, loin des êtres aimés, loin d’une compagne, d’une vieille maman, leur dernier souffle, et dorment chez nous leur sommeil éternel. Les ambitions, les haines, la folie belliqueuse des hommes d’aujourd’hui se dissiperaient mieux, s’ils pouvaient de temps en temps passer une heure de méditation solitaire dans notre Flandre, reprendre contact avec une réalité terrible, dans le silence de nos petits cimetières, verts et blancs, si nets, si gais, si pimpants et si calmes, où pourrit ce qui fut la jeunesse et l’espoir du monde...
Notes de bas de page
1 Nombre de fils de trame insérés dans le tissu, que la navette conduit d’une lisière à l’autre.
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