La Rumbold 500
p. 231-240
Note de l’éditeur
Paru dans Englebert Magazine de mars-avril 1937
Texte intégral
1Étayée par sa béquille, dans l’herbe, au bord de la route, la Rumbold 500 attendait.
2C’était une lourde motocyclette, rehaussée d’émail rouge et de chrome, ramassée, triangulée, avec un court réservoir bombé, un guidon surbaissé, cintré, repoussé vers l’avant comme les cornes d’un buffle, et deux tubes de nickel tronqués, sans grâce, fuyant tout droit vers l’arrière, telles deux flammes, pour cracher d’un jet les gaz en feu.
3Les roues étaient hautes, fines, garnies de pneus minces. Pas de garde-boue. Rien qu’un rond de tôle noire, qui portait en blanc le numéro 23. Le gros cylindre incliné, avec ses deux tiges de culbuteurs parallèles, offrait sa tête et ses soupapes au vent de la course.
4Immobile, la Rumbold 500 évoquait la vitesse, faisait penser à quelque bête courte et trapue, prête à foncer comme un obus.
5Devant les tribunes, un homme agita un drapeau. Ribières jeta sa cigarette dans l’herbe, se leva, poussa à la main sa machine jusqu’à la ligne de départ. D’autres motocyclistes arrivaient, se rangeaient à ses côtés, ou devant, ou derrière. On était une quarantaine. Il faisait un beau soleil clair, encore un peu pâle, le soleil d’un début de printemps. Les oriflammes, les drapeaux claquaient. Les tribunes, à droite de la route, offraient un grouillement de public multicolore. À gauche, s’alignaient les stands de ravitaillement. Le vent gonflait en travers de la chaussée de grandes bandes de toile publicitaires.
6Ribières avait enfourché la Rumbold. Il faisait corps avec elle. La selle basse, enfoncée entre le moteur et la roue arrière, lui offrait un large appui. Ses genoux, ses cuisses serraient le réservoir, écrasaient les genouillères de cuir, maintenaient toute la machine dans leur étreinte, comme le cavalier maîtrise la cavale. Et les deux mains de Ribières empoignaient le guidon cintré, tenaient la bête de fer et la domptaient comme un jeune taureau.
7Une minute... trente secondes... quinze secondes... Ribières attendait. Autour de lui, les casques durcissaient les visages de ses concurrents...
8Un grondement emplit le ciel. Quarante machines partaient. Il ne resta devant les tribunes qu’un attardé qui s’enrageait à mettre en route sa moto récalcitrante.
9Dans le vacarme d’orage, Ribières « passait » les vitesses. Première jusqu’à 25... Coup de débrayage, deuxième vitesse, bond en avant et chant tonitruant de la Rumbold jusqu’à 70. Puis de nouveau le coup de débrayage, le court ronflement du moteur qui s’emballe. Et en prise directe.
10Ribières se raffermit sur sa selle, donna un tour à la poignée d’accélération, freina, essaya le décompresseur, jeta un coup d’œil à l’index de la pompe à huile. Tout marchait bien. Il se sentit content de devoir rouler trois heures sous ce beau soleil, sur cet engin docile, et qu’il avait conscience de bien tenir en main. Il fut très vite à 95, 100, 105.
11Au bout de la longue ligne droite qui passait devant les tribunes, était le virage de Glamard. Ribières coupa les gaz, agit sur le frein, coucha sous lui sa machine, se penchant lui-même à contresens. Il rasa le trottoir, jusqu’à la gauche de la chaussée, redressa lentement d’un effort les deux bras de la Rumbold, accéléra. L’aiguille du compteur monta de nouveau : 95, 100, 105. Et, dans un crescendo allègre, la Rumbold escalada la côte raide qui suivait le virage de Glamard, laissa en arrière un peloton de concurrents et dévala l’autre versant.
12Très loin devant lui, Ribières voyait s’enfuir d’autres motocyclettes, et courait à leur poursuite. Elles franchirent le petit pont sur la rivière, s’enfoncèrent dans le bois de Bargin, disparurent. Il accéléra. Il passa le petit pont à 115, traversa le bois dans un fracas d’orage, atteignit l’orée juste à temps pour les voir disparaître au loin, dans le virage de la Chapelle. Et il dut freiner et ralentir. La chaussée devenait intenable, l’espace de trois kilomètres, entre le bois de Bargin et la Chapelle.
13Il prit correctement le dur virage de la Chapelle, couchant sous lui la Rumbold à droite et se jetant lui-même à gauche, pour faire avec l’engin une espèce d’accent circonflexe vertical. Le virage comptait trois courbes. Droite, gauche et droite encore. Il en sortit à 45, revit devant lui la longue ligne droite des tribunes et les fugitifs, à 700 ou 800 mètres. Il descendit en deuxième pour accélérer plus vite. Quand il passa devant les tribunes, il roulait à près de 120 et n’était plus qu’à 300 mètres du peloton. Vers son stand, au vol, il jeta un coup d’œil sur le tableau qu’on lui tendait, il lut son temps : Il minutes, et la moyenne de son premier tour : 81 kilomètres.
14Il atteignit le peloton dans le virage de Glamard, le « sema » dans la côte, dévala la descente avec deux enragés collés à sa roue arrière, franchit le pont, le bois de Bargin, les trois kilomètres de durs pavés, arriva à nouveau devant le virage de la Chapelle. Cette fois, il l’aborda en deuxième vitesse, le passa plus vite, en sortit à 50. Et, quand il se lança dans la ligne droite des tribunes, un bref coup d’œil en arrière lui fit voir ses deux obstinés, distancés maintenant de quelques longueurs. Il poussa sa machine à la poursuite d’un nouveau peloton. Le tableau de son stand lui indiqua 10 minutes 20 et 90 kilomètres de moyenne.
15Il tourna une heure ainsi, sans fatigue et sans autre incident que ces courtes batailles, roue à roue, avec des concurrents qu’il dépassait l’un après l’autre. Le vent, cette masse d’air compacte qu’il fendait et qui lui hurlait aux oreilles, la vibration vertigineuse du moteur, cette espèce de ronflement formidable et monotone de l’échappement l’assourdissaient peu à peu, engourdissaient son esprit et lui faisaient mener sa Rumbold à gestes réflexes et machinaux. Il commençait à avoir les virages et la route « dans les bras ». À cinq centimètres près, la Rumbold abordait sur la même trajectoire les virages et les côtes.
16Après une heure et demie de cette marche, il était troisième du classement, derrière « 18 » et « 42 ». Il refit le plein d’essence, demanda les distances et les temps qui le séparaient du premier, repartit en trombe. « 42 », devant lui, stoppa tout à coup, si brutalement arrêtée par le grippage du piston que sa roue arrière traîna sur le macadam, bloquée net. Et il dépassa « 18 » sur la ligne droite, devant les tribunes, et ne la revit plus.
17Il fit deux tours encore, en tête. Et dans la côte, après le virage de Glamard, un grondement derrière lui monta. Et une moto le dépassa.
18Il reconnut le petit Gouriez, sur sa grosse Narvac 500.
19Elle marchait vite, la Narvac. À 10 mètres derrière elle, Ribières roulait à pleins gaz sans parvenir à la doubler. Dans le bois de Bargin, son compteur toucha le 140. Il fit un tour en 9 minutes 15, un autre en 8 minutes 45. Et la moyenne monta à 103. Il rageait. Devant lui, à 20 mètres, 10 mètres, 5 mètres, filait Gouriez, courbé, couché sur la Narvac, l’étreignant de tout son corps, levant juste au ras du guidon sa petite tête surmontée du gros casque rond. Et rien à faire pour le doubler. En palier, en ligne droite, la Rumbold gagnait du terrain. Dans les tournants, la Narvac rasait le trottoir et, menée d’une main téméraire jusqu’à l’invraisemblance, s’échappait, reprenait 2 mètres. Et la poursuite recommençait. Ils firent roue à roue, botte à botte, un tour entier encore, passèrent en météores devant les tribunes où la foule debout hurlait.
20Et dans la côte, après le virage de Glamard, Ribières dépassa Gouriez et prit la tête.
21Les dents serrées, crispé sur sa machine, il poussait la Rumbold comme une bête de sang, lui demandait tout son effort. Elle fumait et soufflait comme un cheval, chaude, brûlante, puant l’huile, lancée brutalement, bloquée soudain d’un coup de frein qui la maîtrisait, gémissante, et rejetée en avant d’un seul coup. L’huile surchauffée graissait mal. Ribières, toutes les minutes, donnait un coup de poignée à la pompe auxiliaire, sur le guidon. Et, dans un nuage noir, la Rumbold repartait. Elle commençait à cogner. Il dut diminuer l’avance. Entre le bois de Bargin et la Chapelle, il franchit sans ralentir les trois kilomètres de durs pavés, si vite qu’il n’en sentit pas les heurts. Il eût voulu se retourner, savoir où était Gouriez, mais c’eût été perdre une seconde. Tous les gaz coupés, il arriva à près de 80 dans les virages de la Chapelle. Il ne voulut pas freiner.
22La première courbe passa. Il avait incliné la Rumbold à droite, au point de lui faire raser les pavés par les repose-pieds. Il la redressa violemment, la rejeta à gauche. Elle roula droit jusqu’au fossé, frôla l’herbe, faillit entraîner l’homme crispé dans un effort démesuré et remonta sur le pavé. Et juste à ce moment, comme il s’inclinait de nouveau sur la droite pour s’élancer vers les tribunes, d’un coup, brutalement, la Rumbold eut une espèce de zigzag, une violente vibration de la roue avant. Son guidon faillit échapper aux mains de Ribières, pivota cinq ou six fois, tandis que l’engin cabré décrivait une série d’S, à une vitesse foudroyante. Et Ribières ne tint plus à la machine que par les genoux. Il se crut lancé en l’air, sentit la mort le frôler... Il ne comprit jamais comment il se retrouva, la seconde d’après, d’aplomb, les mains au guidon, filant encore à 90 sur la ligne droite.
23Une sueur qui l’envahit tout entier lui fit comprendre à quel point il avait eu peur. Il tâta son frein de direction, serré à fond, contrôla d’un coup d’œil son pneu avant gonflé à bloc. Rien à reprocher à la machine. C’était sa faute : il avait voulu virer trop vite.
24La Narvac le passa au tournant qui suivit. Quelque chose de plus fort que lui avait contraint Ribières à freiner et à ralentir avant le virage.
25Il repartit à la poursuite de Gouriez. Il le dépassa dans la côte, maintint son avance jusqu’au virage de la Chapelle. Et le même réflexe le poussa à ralentir. Et la Narvac le passa de nouveau.
26Il était furieux. Il connaissait la peur, cette puissance plus forte que lui, et qui s’imposait à son être, prenait la place de sa volonté, et commandait directement ses muscles. Il avait beau se raisonner, vouloir...
27Avant le tournant, et malgré lui, il évoquait le terrible coup de guidon, cette espèce de ruade de bélier qu’avait eue la Rumbold. Et il freinait. Dans la ligne droite il rattrapait son retard, talonnait Gouriez, mais pour reperdre cent mètres au virage d’après. Au dernier tour, ils passèrent une fois de plus devant les tribunes, botte à botte, courbés, couchés, épousant leurs machines et faisant corps avec elles, comme deux projectiles, à près de 150 kilomètres à l’heure. Insensiblement, la Rumbold reprit une roue d’avance, une longueur, puis 5 mètres, 10 mètres... Et une fois de plus, au virage de Glamard, Gouriez la rattrapa et reprit la tête. Ribières roulait dans sa roue. Les deux courts engins monstrueux escaladèrent la côte dans un grondement qui emplit le ciel, descendirent l’autre versant, franchirent le pont, traversèrent le bois. Des gens de loin agitaient les bras. Aux tribunes, on grimpait sur les gradins, on s’arrachait les jumelles, on cherchait les deux points noirs lancés à trente mètres à la seconde sur la route. Les haut-parleurs clamaient sans interruption les positions des deux coureurs :
28– « Gouriez toujours en tête. Ribières à 10 mètres ».
29– « La Narvac et la Rumbold sont roue à roue... ».
30– « Les deux coureurs abordent le virage de la Chapelle... ».
31– « La Rumbold perd une longueur... ».
32Ribières, sur la trace de Gouriez, le voyait s’éloigner. L’autre, téméraire, abordait la courbe sans avoir freiné. Sa machine l’épousait harmonieusement, couchée, oblique, comme dans un grand vol penché. Seule, la déformation du pneu avant sur le pavé marquait la poussée de la force centrifuge. Ribières, à cinq mètres derrière, voyait cette roue avant à la trajectoire inflexiblement tendue. Il sentait encore dans ses bras la soudaine révolte sauvage de sa propre machine. Impossible qu’on pût impunément faire ce que Gouriez faisait là. Il fallait qu’il tombât. Il allait tomber. Cette chute, de toute son âme, Ribières la guetta, la souhaita...
33La Narvac eut le même bond soudain, brutal, irrésistible, que la Rumbold tout à l’heure.
34Un saut de chèvre, une série d’S... Gouriez jeté en l’air, et la bondissante machine culbutait quatre ou cinq fois, pour s’en aller, guidon fracassé, se briser contre un arbre, dans une grande flamme soudaine...
35Ribières était passé, fuyait vers les tribunes. Il franchit la ligne d’arrivée juste comme s’en allait l’ambulance.
36La foule débordait le service d’ordre, envahissait la route, courait vers l’accident, ou vers le triomphateur.
37Ribières descendait de sa machine. Ses membres engourdis ne le portaient plus. On le soutint, on lui frotta les jambes. Il fit quelques pas. On l’entraîna parmi les vivats, à demi hébété, sourd du grand silence succédant soudain à cet orage de trois heures. Il portait gauchement une grosse gerbe de fleurs. Les photographes se bousculaient autour de lui.
38Champagne, bouquets, poignées de mains, vivats, interviews... Ribières se laissait entraîner vers son stand, au milieu d’un joyeux tumulte auquel il ne participait point. Il y avait en lui une pensée plus forte que tout, le rappel de ces quelques secondes, au virage de la Chapelle...
39– Êtes-vous content ?
40– Où courrez-vous la prochaine fois ?
41– Pour quelle marque ?
42Il répondait machinalement. La silhouette de Gouriez couchée sur sa machine, inclinée dans le virage, le bond soudain de la moto, ce corps projeté en l’air, cette grande flamme, tout cela s’évoquait en lui si intensément, qu’il en avait un haut-le-corps, une crispation des muscles.
43– Et j’ai tellement attendu cela ! souhaité, désiré, voulu !
44Il offrit aux objectifs, aux caméras, un visage tendu. Il put à peine grimacer un sourire.
45– Et maintenant en route pour la ville ! La Radio nous attend.
46On le poussait dans un car. La lourde voiture démarra, se fraya difficilement un passage dans la foule, prit à bonne allure le chemin de la ville. Des journalistes, dans le car, continuaient à questionner Ribières et prenaient des notes.
47– Et Gouriez ? interrogea Ribières.
48Personne ne savait rien. Il était parti pour la clinique Claude-Bernard, c’est tout ce qu’on put dire.
49– Jusqu’où suis-je coupable ? se demandait Ribières. Jusqu’où dois-je avoir des remords ? Je lui ai souhaité cette chute de toutes mes forces. Je l’ai haï, un moment ! S’il n’était pas tombé, j’aurais emporté et conservé cette pensée, cette haine... Et il a fallu l’accident pour que je me rende compte que c’était là une pensée criminelle. Sans cela, je ne l’aurais jamais su !
50Le plus terrible, c’est qu’il avait maintenant l’impression singulière d’être responsable, coupable. Comme si un désir aussi violent, aussi sauvage que le sien, avait dû en quelque sorte peser sur le sort, aider à la catastrophe...
51– Jusqu’où ne suis-je pas coupable ? se redemandait-il. Et, s’il meurt, pourrai-je encore me sentir en paix ?
52Le car stoppait. On pénétrait dans l’hôtel de France-Radio.
53– Je voudrais téléphoner, dit Ribières.
54– Tout à l’heure, après l’interview...
55– Non, tout de suite.
56La téléphoniste le mit en communication avec la clinique Claude-Bernard.
57– Gouriez ? oui, oui, il est ici, répondit à ses questions une infirmière, au bout du fil. Rien de sérieux, non... Une côte cassée, des contusions... Rien de grave.
58– Merci, merci, dit Ribières.
59Il raccrocha, tourna vers les journalistes un visage apaisé, rayonnant.
60On l’entraînait vers le studio.
61– Vite ! vite ! On attend ! Vous voilà tranquille maintenant ?
62– Oui ! tranquille, oui ! Ah ! je l’ai bien cru mort !
63– Ça n’aurait pas été de votre faute !
64– Je sais bien, je sais bien...
65Et il eut un aveu qu’ils ne comprirent pas :
66– Mais je ne me le serais jamais pardonné !
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Maurice Carême. « Comme une boule de cristal… » Entre poésie savante et chanson populaire
Textes et contextes
Brigitte Buffard-Moret et Jean Cléder
2012
August Wilhem Schlegel. Comparaison entre la Phèdre de Racine et celle d’Euripide (et autres textes)
Jean-Marie Valentin (dir.)
2013
Octavie Belot. Réflexions d’une Provinciale sur le Discours de M. Rousseau, Citoyen de Genève, touchant l’origine de l’inégalité des conditions parmi les hommes
Édith Flammarion (éd.)
2015
Du fanatisme dans la langue révolutionnaire ou de la persécution suscitée par les barbares du dix-huitième siècle, contre la religion chrétienne et ses ministres
Jean-François Laharpe Jean-Jacques Tatin-Gourier (éd.)
2022