La bonne soirée de Noël !
p. 111-116
Note de l’éditeur
Paru dans Moteurs & Cycles de décembre 1934
Texte intégral
1Depuis le mois d’octobre, pour être sincère, ma bonne vieille voiture traînait la jambe. Bougies noires, fumées, paresse dans les côtes. Elle avait beau consommer double sous prétexte de se ragaillardir, ça n’en allait pas mieux. Elle manquait d’haleine, souffrait de remontées d’huile comme une dyspeptique. Elle avait des cliquetis de pistons plus qu’alarmants. Je me décidai à lui ouvrir le ventre. Et je vérifiai avec regret l’exactitude de mon diagnostic : segments usés, calamine, ovalisation.
2Ce fut une semaine héroïque. Je vécus dans une cave, sous la voiture. Michel-Ange, dit-on, descendu des voûtes de la Sixtine, ne savait plus regarder la terre, à force d’avoir levé le regard vers le ciel. Moi non plus. Un torticolis me tenaillait la nuque. Depuis des jours, je n’avais pour horizon qu’un noir carter dégoulinant sur ma tête, et que la lumière de ma baladeuse plaquait de sombres luisances. Huileux comme un esquimau, imprégné d’un tenace parfum de pétrole, je vivais en sauvage dans ma fosse souterraine, hanté de sombres appréhensions, et poursuivi jusqu’en mes rêves par des visions tragiques de bielles coulées et de vilebrequins grippés.
3J’en eus fini juste la veille de Noël.
4C’est un moment pathétique que la remise en route. On a beau avoir tout revu, tout refait, contrôlé l’allumage et la distribution, réglé la carburation et l’avance, on n’ose pas croire que « ça partira ». On reste incrédule, en face du miracle qui va se réaliser, et qui est votre œuvre ; la matière mise en mouvement d’elle-même, et comme devenue vivante. On a tourné la manivelle à s’en démancher le bras, injecté de l’essence dans les cylindres, chauffé les bougies. Vainement. Alors, les grands moyens : un câble, un petit voyage en remorque. Et tout à coup, le miracle ! Deux, trois ratés, un lourd nuage de pétrole brûlé. Et le moteur tourne, rapide, dur, heurté encore, et sans souplesse, mais d’un rythme qui s’allège et s’accélère de minute en minute. Et l’on se sent un peu l’orgueil du créateur.
5Nous partîmes le soir même. Ce n’était pas très sage. Mais qui ne me comprendra ? On l’a si souvent vu inanimée, en pièces, lamentable et comme morte, sa pauvre chère voiture ! On a hâte d’en reprendre possession, de juger du travail accompli, d’essayer le moteur, de se libérer au plus vite de ce fastidieux rodage... On était la veille de Noël. La brume venait, le temps s’annonçait mal. Mais bah ! On prit des couvertures, une chaufferette.
6Notre grand chien bouvier s’installa mollement dans le fond de la voiture. Et vogue la galère !
7Inquiétude, d’abord !... Une inquiétude qui lentement se dissipe... Apaisement, soulagement... Joie timide, puis exultante... Sensation d’allégresse et de triomphe... Je passai successivement par les classiques étapes, à mesure que la mécanique, d’abord vibrante, dure et sans force, prenait peu à peu souplesse et légèreté, s’allégeait et tournait plus rond. C’est une impression enivrante, – et peut-être un peu puérile, comme la fierté d’un bon artisan.
8Passé Lille, la neige nous prit, une vraie neige de Noël, molle et lourde, collante, mouchetant l’infini, devant nous, d’un tourbillon de duvets blancs. Elle ouatait les champs et les arbres, nous enferma bientôt dans une espèce de petite cellule blanche, isolée du monde. Je n’avais vue sur la route et le dehors que par une étroite demi-lune, le coup de balai circulaire de l’essuie-glace. On roulait dans un bruit feutré de neige qui cède. On voyait quelquefois nous croiser une voiture encapuchonnée de blanc qui nous frôlait sans bruit. Et c’était délicieux, de s’en aller ainsi lentement, à travers cet infini blanc, au ronronnement régulier du moteur en rodage, – avec une petite pointe d’inquiétude surexcitante :
9– Pourvu que rien n’arrive ! pourvu qu’il ne cale pas...
10Connaissez-vous le Mont Noir ? C’est une butte sablonneuse, entre Bailleul et la frontière belge. On y arrive par Saint-Jans-Cappel. Nous atteignîmes le haut du mont comme la nuit descendait. Et l’on s’arrêta là. Il y a, tout au faîte, entaillant le flanc du mont, une haute sablonnière. Silencieuse, à cette heure, et solitaire, elle étalait sous une croûte de neige surplombante une longue coulée verticale de sable, d’un rouge de sang caillé. Des fourrés broussailleux la couronnaient. Et de là, s’en allaient des sentiers, vers les bois.
11Ils étaient noirs et blancs, surchargés, les branches basses. Nous suivîmes à pied une sente vers les bas-fonds où naît une source. Notre chien courait devant nous. La neige craquait sous les pas. Il y avait des sapins dont les branches en accent circonflexe semblaient plier sous leur surcharge blanche. Des paquets en tombaient avec un bruit étouffé. Un silence ouaté, le silence d’une nature éteinte, assourdissait étrangement nos voix. Je me souviendrai longtemps d’avoir vu, brusquement, venir à nous, bondissant d’un fourré, une étrange bête hirsute et sauvage, dans une solitude blanche, et ce silence oppressant du soir. Nous eûmes un sursaut. Nous n’avions pas, sur le coup, reconnu notre grand chien bouvier...
12Je me rappelle le retour, dans le crépuscule, la descente du mont par un étroit chemin sinueux et encaissé, bordé de ruisseaux noyés de neige, et dominant parfois des vallons sauvages, pleins d’ombre. C’est là que j’ai vu pour la première fois de la neige mauve... Des champs de neige où le crépuscule épandait d’invraisemblables teintes violettes et roses. C’était plus beau que nature, et totalement incroyable, d’une hardiesse qui dépassait l’audace de tous les peintres. De vastes campagnes s’étalaient, sans limite, uniformément colorées de cette nuance de pastel, d’une infinie délicatesse. On aurait voulu descendre, toucher, se rendre compte de tout près du prodige. Les arbres noirs, les ombres dures des taillis et des haies, soulignaient fortement cette harmonie de couleurs complémentaires. Et je me disais à moi-même :
13– L’artiste qui peindrait cela, on crierait à l’invraisemblance ! Allons, il n’y a pas qu’en littérature qu’on n’ose pas toujours tout exprimer...
14Après Saint-Jans-Cappel, la féerie s’éteignit. La flamboyante lampe de cuivre du soleil sombra derrière l’horizon de plaines. Et la lune, « comme un morceau de glace fondante » monta, solitaire, dans un ciel vide et pâle, que balayait un vent dur de gel et de nuit.
15Quel plaisir de rouler dans le noir, par grand froid, quand tout autour de nous la campagne pétrifiée n’est plus que givre et cristal, sous le scintillement des astres !... La paisible campagne flamande s’est donné de grands airs de steppe. La route n’est plus qu’un track, une piste blanche à travers un désert blanc. Le moteur ronronne, d’un effort sempiternel et régulier. Dans la voiture, on sommeille, autour de vous. Il fait si bon, si tiède, ici... On se laisse bercer par ce roulement monotone. On ferme les yeux, on glisse tout doucement vers des songes imprécis. Jusqu’au chien las qui sommeille, allongé sur la banquette comme un sphinx. Et vous, attentif et grave, les yeux sur la piste dure, vous menez vers les horizons blancs votre charge d’âmes, comme le pilote qui tient la barre, et veille sur son équipage endormi...
16Lille nous accueillit, boueuse et noire, dans ses abords, puis, vers le centre, vibrante de vie, lumineuse, endiamantée de clartés et de feux. La bacchanale du réveillon embrasait les restaurants et les cafés. Une foule exubérante s’apprêtait à la grande liesse. Des écroulements de victuailles envahissaient les étalages, débordaient jusque sur les trottoirs. Fleurs de Nice et d’Italie, primeurs d’Algérie, d’Espagne et d’Amérique, poulardes, gibier, dindes et oies, pigeons, chevreuils et sangliers, truffes, champignons, boudins, saucisses, jambons de Parme, d’York et de Mayence, foies gras, croûtes et terrines... Et toute la séquelle des flacons vénérables : Bourgognes perfides, Bordeaux généreux, Vouvray, Saumur, vins de Moselle et du Rhin, Champagnes et vins d’Asti, portos, muscats, Xérès... De quoi orchestrer un festin de Gargantua ! On évoquait irrésistiblement Dickens, et les joyeux Christmas de la vieille Angleterre. Après les tristes horizons, les neiges vierges, la mélancolie sévère du Mont Noir et des bois, ce flamboiement réchauffait délicieusement les cœurs.
17Moi, je pensais à notre maison, le gai souper de Noël, au coin du feu, la veillée paisible qu’on passe sous la lampe, à écouter pleurer dehors la bise, tandis que sur le poêle tressautent et craquent les brunes châtaignes couleur d’acajou, et que notre grand chien, impudemment vautré, dort d’un sommeil peuplé de rêves et de courts jappements – et continue en songe d’aventureuses et grisantes poursuites, par les neiges mauves et bleues d’une forêt crépusculaire et fantastique...
18La bonne veillée de Noël !
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