La vertigineuse équipée
p. 101-110
Note de l’éditeur
Paru dans Le Nord Touriste de décembre 1934
Texte intégral
1Vers huit heures du soir, l’agent Nicoulet chargé de canaliser la circulation à l’angle de la rue de la Gare et de la Grand’Place, s’apprêtait à rentrer au commissariat. Il faisait nuit. Un dur vent de mars, une pluie battante rendaient la faction pénible. L’agent Nicoulet se réjouissait de retrouver au poste de garde un bon feu rouge, sa pipe et les amis.
2Comme il traversait la chaussée, quelque chose arriva en trombe de la rue de la Gare, roula droit sur lui, le heurta, le bouscula, le précipita rudement sur le pavé, dans un grand fracas de ferraille. Tandis que l’agent Nicoulet, assis à terre, et passablement étourdi, reprenait ses esprits, l’auteur de l’accident, un grand gaillard vêtu d’un imperméable ruisselant, se relevait vivement, ramassait sa bicyclette, l’enfourchait, et repartait à toutes pédales vers la place de la Liberté.
3– Hé là ! Halte ! Halte-là ! hurlait l’agent Nicoulet, toujours à terre.
4Mais l’autre s’éloignait à bonne allure, et ne se souciait nullement de ces cris.
5Plein d’une juste indignation, l’agent Nicoulet se releva en sacrant, et courut jusqu’au poste de police, où il alerta tout le ban des agents en disponibilité. La minute d’après, une demi-douzaine des meilleurs cyclistes de l’équipe se ruaient sur les traces du fugitif.
6Ce fut épique. Le fuyard – la meute sur ses talons – enfila la rue de Lannoy, passa devant Sainte-Élisabeth, prit par la rue Jules Guesde et revint vers le centre, dévalant à une allure vertigineuse la rue du Coq Français. Dépourvu d’éclairage, il frisa trois ou quatre fois la catastrophe, évitant avec un bonheur invraisemblable quelques automobiles, et soulevant sur son passage des clameurs de protestation. Boulevard Gambetta, les agents crurent le tenir. Ils n’en étaient plus qu’à cinquante mètres. Un automobiliste complaisant s’était joint à la poursuite, et remorquait deux des leurs. Mais quand le fugitif atteignit le boulevard de Paris, dont le macadam tout vernissé de pluie reflétait comme un canal la longue file de ses becs de gaz, il parut animé d’une énergie nouvelle. On vit la silhouette penchée, arc-boutée sur le guidon, s’éloigner peu à peu, s’enfoncer dans le noir vers les hauteurs de Barbieux. Il distançait jusqu’à l’automobile, une petite sept-CV que la côte essoufflait. À bout d’haleine, et tirant la langue, les agents n’en croyaient pas leurs yeux. Ils arrivèrent au haut de la côte avec un gros retard. Un passant, heureusement, leur cria :
7– Par l’Hospice !
8Et la troupe s’engagea vers le Nouveau-Roubaix. À tout instant, à chaque carrefour, le fuyard disparaissait.
9– Pas possible, juraient les agents. L’a un moteur dans le ventre, l’animal !
10Ils n’étaient plus que trois. Ils allaient abandonner la course, quand au loin, tout à coup, venant vers eux et vers l’homme, ils virent des lanternes. C’étaient deux autres agents cyclistes qui faisaient une ronde.
11L’homme était cerné. Il n’en fonça pas moins hardiment vers les arrivants. Ils lui barrèrent le chemin. Un nouveau choc épouvantable fit rouler par terre tout le groupe... Un bref échange de horions, une série de coups de savate et de swings particulièrement heureux, et l’homme se dégageait, bondissait par-dessus une haie de clôture, et s’enfuyait comme un lièvre à travers les jardins ouvriers. La nuit l’engloutit.
12On ne pouvait espérer rejoindre un gaillard d’une telle agilité. On ramassa seulement le vélo du fugitif. Et sur la plaque, on déchiffra distinctement le nom du délinquant :
13« Hippolyte Naert, rue Haute, cour Deinze, 28, Roubaix ».
14Son compte était bon !
*
15Hippolyte était sorti, le jour même, à midi, de la fabrique où il travaillait. Grand et lourd, débonnaire, il vivait en garçon dans sa petite maison de la cour Deinze, et faisait lui-même sa popote. Comme il enfourchait son vélo, un beau vélo, ma foi, tout neuf, luisant de nickels et d’émail, et qu’il venait de se payer dans l’espérance de séduire, par son bel aspect, Madame Léonie, la petite veuve du coin, il vit venir à lui le camarade Émile.
16– Tu prends un verre, Polyte ? dit Émile.
17– Non, merci, dit Polyte, qui se savait capable de toutes les excentricités une fois qu’il « était dedans ».
18– Mais si, mais si. C’est ma tournée !
19– T’es bien généreux ?
20– Pour une fois que je suis célibataire...
21– Ah !
22– Oui. Ma femme est allée chez son frère, jusque demain matin. Jeune homme, mon vieux ! J’en profite. Allons, viens donc, je régale. Viens « siffler une grinque ».
23Hippolyte aurait dû rester ferme. Comme toujours, il se paya de raisons.
24Un verre, un pauvre petit verre... On ne peut pas toujours être mufle avec les copains ! Il laissa donc son vélo à la porte du cabaret Victor, et y entra avec Émile.
25Le malheur est que vingt fois un seul petit verre font tout de même vingt petits verres. Quand on sortit de chez Victor, ce fut Hippolyte lui-même qui ne voulut plus lâcher l’autre.
26La chose se poursuivit de façon fort nébuleuse. Hippolyte, plus tard, se rappela très vaguement avoir fait de longues stations dans divers cabarets inconnus. Il garda le souvenir d’une chanson qu’il aurait dite, en bras de chemise, et la casquette à l’envers, d’une partie de dés qui se serait terminée par un coup de poing d’on ne sait qui à on ne sait qui, d’un compte fort compliqué et dont on ne parvenait point à sortir... Il perdit Émile quelque part. Et le vélo disparut, Dieu sait où, sans qu’Hippolyte en conçût la moindre préoccupation.
27Vers minuit, il y avait, rue de l’Alma, un homme en bras de chemise, en chaussettes, sous la pluie battante, et qui portait de travers une casquette soigneusement retournée, la doublure en dehors. Il pleurnichait, se frappait la poitrine, se reprochait avec de grands hoquets :
28– T’es un salaud, Polyte, un jeanfoutre... Un proprarien...
29Il s’étalait de temps à autre, et se relevait péniblement. Il finit par demeurer dans le ruisseau débordant, persuadé d’être enfin dans son lit, et trouvant seulement les draps un peu humides... Il finit par s’endormir là, après quelques derniers sanglots.
*
30– Allez donc vous coucher, mon ami !
31Hippolyte se redressa, regarda avec étonnement le ruisseau et la rue. Il pouvait être cinq heures du matin.
32– J’ai dû aller un peu fort, hier, pensa Hippolyte.
33Il ramassa sa casquette, chercha vainement son veston. Et, boueux, trempé, il se mit en route vers sa maison et son lit.
34Il venait de tourner le coin de la rue, quand on chuchota derrière lui :
35– Le voilà...
36Et dans la même seconde, il recevait sur le dos deux agents d’un poids respectable...
*
37– Ah. mon gaillard, on roule sans lanterne, on rosse la police, on écrase le monde ! Vous allez savoir ce que ça coûte ! criait le commissaire.
38– J’vous jure, Monsieur le Commissaire ! protestait Hippolyte. C’est pas moi, c’est ma bécane qu’on m’a volée... À preuve que j’étais dans un bistrot, à c’t’heure-là !
39– Quel bistrot ?
40– J’sais pus...
41– Naturellement ! Vous ne le savez plus !
42– J’étais bu, Monsieur le Commissaire ! Mais Émile, mon camarade Émile, il était avec moi, il pourra vous dire... Il habite dans ma rue, faites-le appeler ! Vous verrez, Monsieur le Commissaire, vous verrez si je mens !
43Émile arriva l’heure d’après. Sa femme, rentrée de voyage, l’accompagnait, un peu inquiète.
44– Est-il exact que vous faisiez la noce avec le sieur Hippolyte Naert, la nuit dernière ? lui demanda le commissaire.
45Le malheureux Émile, pris entre deux périls, sa femme et son ami, n’hésita qu’une seconde. Déjà sa femme le regardait d’un œil...
46– Moi ! protesta-t-il. Moi ! Polyte ! C’est pas bien de dire des choses pareilles ! Moi, faire la noce cette nuit ! Tout de même !
47– Salaud ! hurla Hippolyte.
48Mais le commissaire s’interposait.
49– J’m’en doutais bien. Bouclez-le dans le violon, cet énergumène. Son petit truc n’a pas marché.
*
50Hippolyte fut relâché le lendemain. Mais il serait poursuivi pour ivresse, défaut d’éclairage, excès de vitesse ( !), outrages et coups aux agents et délit de fuite.
51Il revint chez lui penaud et rasant les murs, conscient de son infamie. Le journal avait parlé de lui : « Le sieur Hippolyte Naert, une espèce d’hercule, en état d’ébriété... menaces et coups à l’agent Nicoulet, fuite éperdue par la ville, escalade du Boulevard de Paris à une vitesse qu’on peut estimer sans exagération à soixante kilomètres à l’heure, distançant jusqu’aux automobiles lancées à sa poursuite... » Que n’avait-on pas dû conter sur son affaire !
52De fait, son arrivée dans la cour Deinze ne passa point inaperçue. Les femmes coururent aux portes. Les gosses se précipitèrent.
53– Polyte ! Polyte !
54On riait, on l’entourait... Il y avait presque de l’enthousiasme, dans cette réception. La cour Deinze accueillait triomphalement son champion, celui qui avait rossé les gendarmes et grimpé le boulevard de Paris à soixante à l’heure. Les hommes en étaient jaloux.
55Même histoire à l’usine, le lendemain matin.
56– Hein, ce Polyte ! « Une espèce d’hercule... » ; dépasser les autos, flanquer la pile à la police... On n’aurait jamais cru ça !
57Il dut arroser son exploit. On lui fit ôter sa chemise et gonfler son biceps. On mesura respectueusement son tour de poitrine et le volume de ses jarrets.
58Deux jours après, un jeudi matin, on accourut l’appeler chez lui :
59– Polyte ! Polyte ! L’homme à Maria, il veut la tuer !
60Hippolyte, brave homme, se précipita. En quelques coups de poings, il avait mis à la raison le perturbateur. Il faut dire que le seul aspect du redoutable champion cycliste avait glacé d’effroi l’adversaire.
61À deux ou trois reprises, il eut ainsi à intervenir, à porter secours aux opprimés. Il le faisait volontiers, parce qu’il avait un cœur sensible. Ce devint une habitude. Il fut l’autorité du quartier, sa police. On l’appela dans toutes les affaires de ménage, bagarres, querelles de mauvais payeurs, chicanes de femmes à propos de seaux d’eau ou de trottoirs. Il intervenait partout. Il était l’ultima ratio des faibles. Son nom seul, évoqué à propos, calmait les excités, réfrigérait les agressifs. Quand il passait à bicyclette, les gens le suivaient du regard. Les gosses l’escortaient au pas de course. Et les jeunes, cette adolescence éprise de bécanes à boyaux, de Tours de France et de journaux sportifs, admiraient son coup de pédale, discutaient de son jeu de chevilles, et venaient respectueusement lui demander conseil sur le réglage de leur chaîne et la façon de pédaler rond. Il s’aperçut enfin que Madame Léonie, la petite veuve du coin de la rue, semblait plus sensible au regard et au bonjour timides qu’il lui adressait, et qu’elle y répondait maintenant d’un sourire qui semblait promettre et encourager...
62Le quatorze juillet devait avoir lieu la course du quartier. Le Comité d’organisation vient trouver Hippolyte :
63– Il faut courir.
64– Moi ?
65– Il faut courir !
66– Je ne veux pas courir ! s’effraya Hippolyte.
67– Au moins, accepte de donner le départ, et d’offrir les fleurs au vainqueur.
68Le quatorze juillet, Hippolyte, donc, le revolver en main, au milieu d’une affluence invraisemblable, tira le coup de feu du départ. Il embrassa le premier, lui remit la gerbe traditionnelle, au milieu d’une ovation qui s’adressait moins au vainqueur qu’à lui. Une montée de hurlements inimaginables exigea :
69– Un tour d’honneur, Polyte ! Un tour d’honneur !
70Et Polyte fit un tour d’honneur, gravement parmi les hourras d’un peuple en délire. On lui jetait des fleurs, et des baisers...
71– Qui est-ce ? demandaient les étrangers.
72– Comment, vous ne connaissez pas ? C’est Polyte, voyons, le fameux Polyte, celui qui grimpe le boulevard de Paris à soixante à l’heure...
*
73Un homme, esprit sagace, observait cette croissante popularité. Il y devina une source de fortune. Un beau matin, il s’en vint rendre visite à Hippolyte :
74– Je voudrais, dit cet homme, monter un magasin de bicyclettes...
75– Ah ?
76– Et j’ai besoin de vous.
77– De moi ?
78– Entendons-nous. Je fabriquerai, vous vendrez... Connu comme vous l’êtes... Et comme mes vélos, somme toute, en vaudront bien d’autres... Je déposerai la marque de notre bécane : « Hippolyte Spéciale »... Je vois d’ici la plaque : le nom en cercle, avec au milieu, Hippolyte nu, menant d’une main son char antique, à quatre chevaux. Le soleil levant derrière... Je me propose de fabriquer un modèle de course, type « Tour de Roubaix », qui se vendra comme des petits pains chez les sportifs.
*
79On avait loué un vaste magasin à deux vitrines, bien situé. Judicieusement répandue par une réclame adroite, autant que par le prestige de son illustre patron, la marque « Hippolyte » était en train de conquérir tout doucettement une place enviable. Trois mécaniciens, dans l’atelier du fond, travaillaient sous la direction de l’associé. Hippolyte, au magasin, se chargeait de la vente. Et la petite Madame Léonie était devenue Madame Polyte.
80Hippolyte portait son béret basque, un pull-over à gros col, de couleur éclatante, un pantalon de cheval, des bas de sport et des souliers de cycliste. Il affichait « Le Nord Touriste » et « L’Auto » à sa vitrine. Il avait autour de lui, perpétuellement, un cercle respectueux de futurs champions cyclistes, qu’il conseillait et dirigeait en homme d’expérience. Depuis longtemps, son derrière n’était entré en contact avec une selle. Mais cela ne l’embarrassait plus.
81On l’écoutait avec respect :
82– Tu dois pédaler moins sec, disait-il, apprendre à tourner rond. Tout est là. D’abord, tes cale-pieds sont trop longs. Et puis, relève un peu ta selle. Et baisse la tête, sans rouler les épaules... Du style, faut attraper du style... Moi, quand je montais le boulevard de Paris à soixante à l’heure...
83Et il finissait par le croire lui-même...
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Maxence Van der Meersch. Tomes 1 et 2
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