La grande foire
p. 97-100
Note de l’éditeur
Paru dans Moteurs & Cycles d’avril 1934
Texte intégral
1– Allô, allô, vous allez entendre...
2Une clameur géante nous assaille, à peine entrés. Tonitruant, le haut-parleur déverse sur toute la Foire Commerciale commentaires et harmonies. Et la rumeur de la foule lui répond. Tout est grand, tout est énorme, tout est titanesque. Des bâtiments démesurés, un brouhaha d’émeute, et jusqu’au flamboyant soleil d’avril, dans un ciel bleu... Ce n’est plus Lille, plus même Marseille... C’est une cité de rêve, une cité apocalyptique où, à chaque pas, l’on coudoie des géants. En voici un d’ailleurs, en plâtre peint, qui célèbre la bonne bière du pays flamand. Un autre, grand comme une maison, brandit une bouteille d’huile, la meilleure et la moins chère des huiles, mais que je ne vous nommerai pas. Et... mais oui, un troisième vient vers moi, un nègre horrible et gigantesque, à l’allure saccadée, qui me tend, de haut, un prospectus... Là-dessus, de nouveau, les mugissements du haut-parleur :
3– Allô, allô ! Vous venez d’entendre...
4Autos d’abord. Elles sont là, dans un hall immense, allongées côte à côte, luisantes du poli des vernis et des nickels, aux luxueux et froids reflets. On les entoure d’une rumeur d’admiration et de respect. Voici, tout au fond, signalée par un panneau énorme, la Super-six, la voiture de demain. Un jeune vendeur calamistré rive son clou au monsieur qui se lamente :
– Ma voiture chasse...
– Un coup de clé aux amortisseurs.
– Mal suspendue...
– Vous gonflez trop !
– Pas de reprises...
– Vous avez quatre vitesses, employez-les.
– Et les freins ! Inexistants !
– Vous avez un frein à main, c’est pas pour des prunes !
5L’autre en reste béant.
6Un coup d’œil aux halls aux machines, ces engins compliqués et noirs, agités de réflexes, et qu’on regarde manœuvrer avec une sourde inquiétude, comme une infatigable, obéissante et dangereuse humanité. Des connaisseurs, des experts, s’attardent autour. La foule passe. Et l’on se trouve dehors, sous le soleil et le ciel cru, parmi la cohue bruissante et les prenantes odeurs de friture, de gaufres et de beignets.
7Alimentation ! Enseigne tentatrice ! On s’engouffre là-dedans, on s’y presse, on s’y bouscule ! Plus d’expert, ici... Ou plutôt tous experts ! Biscuits, conserves, laitages, confiseries, charcuteries, liqueurs, vins, cafés, chocolats... De quoi nourrir Gargantua. On ne voit que coudes levés, mâchoires qui mâchent... Et même les automates, ici, de grands bonhommes en carton, lèvent le coude, et mastiquent, et dégustent, en clignant de l’œil. Seul, triste, au comptoir d’un marchand d’eau minérale, un neurasthénique vide son quart Vittel...
8La chimie culinaire, la chose qui remplace le beefsteak, les trucs à passer la soupe, à faire au dixième de seconde, à épargner du feu, du temps, du mal, de tout... et à ruiner l’estomac. Le moyen de faire des omelettes sans œufs, du rôti sans viande, de la mayonnaise avec de l’eau !
9Mais ces parfums légers, subtils, poétisés d’une senteur d’exotisme, d’où sortent-ils ? – Parbleu, voici le hall de la parfumerie. C’est la bataille, ici. On vous bombarde de sachets, on vous canarde à coups de vaporisateurs... Les œillades y sont meurtrières. Ça sent la poudre... la poudre de riz. Une prisonnière, ligotée sur son fauteuil, subit un supplice d’Incas. On lui tortille les cheveux, on la coiffe d’un casque d’électrocution, on lui passe sur la tête des engins ronflants, soufflants, sifflants... et elle sourit ! Mystère de l’ondulation permanente et de l’âme féminine.
10De l’air ! De l’air ! De nouveau le ciel bleu, le soleil d’or fondu ! Sous cette lumière crue, c’est une symphonie puissante de couleurs brutales et heurtées, – murs de briques rouges, tentes oranges et blanches, pelouses vertes, sable jaune, que piétine une foule bariolée. Je traverse Lilliput – une série de jardins miniaturisés, autour d’une vasque où danse un jet d’eau – des enclos de ciment blanc, des chalets démontables, de minuscules maisons roulantes... Et me voici en plein drame : Faust ! Mais oui, j’assiste à « Faust ». La grande maison d’imperméables « Everwet » évoque pour nous, au moyen d’un guignon et d’un phono, la passion de Marguerite. Faust lui chante son amour, se jette à ses genoux, lui offre d’un geste pathétique une immense boîte. Des bijoux ? – Bien mieux ! Un imperméable Everwet ! Quelle femme résisterait ?
11Allons en griller une pour oublier cette émotion. Voici tout justement le plus connu de la foire, le temple du Dieu Nicot. Une procession de fidèles, à la queue leu leu, défilent devant la mécanique à fabriquer les paquets de « bleues », la contemplent sans comprendre, et reçoivent ensuite, des mains d’une prêtresse, leur part du butin sacré : une cigarette. On l’allume en sortant. Et l’on reprend place derrière les autres... On arrive à se faire trois cibiches à l’heure.
12La sucette au bec, allons un peu rêver d’aventures et de terres lointaines. Voici, en dioramas coloriés et tentateurs, la vallée de la Loire, la Côte d’Azur, Chamonix, Gavarnie, Alger, Casablanca... Voici, plus loin, le pavillon des Colonies – des défenses d’éléphants, des cuirs incrustés, des lames damasquinées. Voici de hideux masques d’hommes danseurs, ou de divinités, du rafia, des peaux, du latex, et aussi de splendides blocs d’ébène ou d’okoumé, d’une beauté vierge de matière brute et somptueuse... Antinéa, Shéhérazade, où êtes-vous ?
13Juste à la porte, un mulâtre crépu, le teint d’ocre, les dents blanches, vend de l’essence de roses et jongle avec ses flacons. Il est ici, parmi le lourd et paisible peuple des Flandres, comme ces marchands orientaux qu’on voyait au Moyen Âge, apporter aux grandes foires de Bruges, d’Ypres ou de Gand, les parfums exotiques et les épices d’outre-mer, cannelle, muscade, safran, girofle, essences rares et peaux de bêtes, poignards, toisons, perles, pierres et tapis... même foule bruyante, aux appétits robustes, même liesse, même atmosphère de kermesse géante, sous le regard du haut beffroi de briques roses et de céramique dorée, qu’incendie le soleil couchant...
14Et l’on sort, l’imagination enfiévrée, heureux et fourbus, fiers quand même de notre Lille-Capitale, et l’on est loin déjà que la même clameur immense vous poursuit, obsédante :
15– Allô, allô, vous allez entendre !...
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