La légende du bon chevalier
p. 91-95
Texte intégral
1– Allons, mes enfants, assez de jeux, maintenant. Il faut vous reposer un peu.
2Et Monsieur l’abbé, soulevant son lourd chapeau de feutre velu, essuie de son mouchoir son crâne dénudé, où frisottent quelques rares cheveux blancs. Puis il s’assied au pied du grand calvaire, tout entouré d’arbres, qui domine la route. Et, pour grouper autour de lui ses ouailles indociles, – comme on offre une friandise, – il promet :
3– Si vous voulez vous tenir un peu tranquilles, je m’en vais vous conter une belle histoire.
4La troupe turbulente ne résiste pas à cet appât. Et tout le patronage, qui s’égaillait dans les fossés et les prairies, depuis les plus hardis, courant loin en avant, jusqu’aux petits traînant un peu la jambe derrière la soutane de Monsieur l’abbé, tout le monde arrive, pêle-mêle, en joyeuse bousculade. On s’assied en rond. Les paresseux se vautrent dans l’herbe. Et, sous l’ombre fraîche, comme une oasis au milieu de la campagne brûlante et lumineuse, Monsieur l’abbé, réprimant un léger sourire, commence, sous le feu de vingt regards attentifs :
5– Le miracle du bon chevalier.
6Il était une fois un bon chevalier, qui se promenait, sur son grand cheval blanc, cherchant aventure, par les grandes routes. Il avait une belle armure dorée, et de grandes plumes rouges empanachaient son casque. C’était un bon chrétien, protégeant les faibles et craignant Dieu. Aussi, arrivant près d’un calvaire, – oui, de ce calvaire-ci, où nous sommes justement, – fit-il un grand signe de croix. Et cela montre qu’il était plus pieux que bien des petits garçons d’à présent...
7Monsieur l’abbé soupire, en regardant son auditoire consterné par ce reproche. Puis, l’effet désiré étant produit, il reprend :
8– Il allait se remettre en route, quand au loin, tout au loin, là-bas où les bords du chemin semblent se toucher, il vit dévaler le long de la pente un léger nuage de poussière. Le bon chevalier, intrigué, se leva sur ses étriers, et, abritant ses yeux de sa main, regarda longuement. Mais il ne put rien distinguer. Ce nuage cependant s’approchait à une vitesse folle, comme le tonnerre...
9– C’était une auto ? hasarda un enfant.
10– Il n’y avait pas d’auto, en ce temps-là.
11– Une motocyclette ?
12– Il n’y en avait pas non plus. Non, mes amis, rien de tout cela. On eût dit une avalanche. Et quand le nuage ne fut plus qu’à un quart de lieue, le bon chevalier put distinguer, au milieu de la poussière blanche, la silhouette d’un seigneur tout bardé de fer monté sur un immense cheval plus rapide que le vent, et suivi de deux hommes d’armes. C’était le Cavalier Noir, homme cruel et impie habitant le donjon voisin, et qui ne craignait pas, à l’occasion, de détrousser les voyageurs et même de piller les églises et les couvents.
13Un murmure d’horreur court parmi l’auditoire. Monsieur l’abbé regarde les jeunes têtes attentives autour de lui. Il se rappelle sa propre enfance, les beaux récits que contait sa grand-mère, sous la treille ensoleillée, l’été, et l’hiver, au coin du feu. Et, un peu ému, il continue, retrouvant en sa mémoire les formules, les pauses rituelles, les inflexions de voix, toujours les mêmes, que prenait son aïeule, et qu’à son tour il reprend fidèlement :
14– Le bon chevalier, tout brave qu’il fût, hésita un instant à poursuivre sa route. Mais il n’eut pas le temps de réfléchir plus longuement. Le Cavalier Noir était sur lui. Et, s’arrêtant net, tandis que son cheval noir fumait, couvert d’écume, – et laid comme un diable d’enfer, il dit en se raillant :
15– Bonne rencontre, ma foi ! Et voici un beau prince qui va bien volontiers, je le gage, me faire cadeau de son cheval et de son escarcelle. Sinon...
16Et les trois brigands tirèrent leurs épées.
17Le bon chevalier n’hésita pas. Il décrocha son casse-tête. Et la bataille commença.
18– Quel combat, mes petits amis. Du premier coup, le bon chevalier jeta bas l’un des trois brigands. Mais les deux autres s’acharnaient sur lui. Et les armures sonnaient sous les coups de casse-tête. Un moment, notre héros se crut perdu. Le front fendu, aveuglé par le sang, il sentait ses adversaires qui l’enlaçaient pour le désarmer. Alors, comme tout bon chrétien devrait le faire, il invoqua la Sainte Vierge. Et le courage lui revint. Il dégaina son poignard, se laissa jeter à bas de sa monture, et, tandis que le Cavalier Noir poussait un cri de triomphe, lui, d’un coup de son arme, trancha les jarrets du cheval du bandit. La bête roula à terre, écrasant son cavalier sous son poids. Ce que voyant, le dernier brigand, tout armé et monté qu’il fût, ne demanda pas son reste, et, tournant bride, s’enfuit plus vite encore qu’il n’était venu...
19Des cris de triomphe saluent cette victoire. Ah ! cet amour ardent de la justice chez l’enfant. Cette certitude heureuse, cette foi inébranlable dans le triomphe final du « bon chevalier » !
20– Alors, notre héros, après avoir un peu soufflé, s’approcha du Cavalier Noir, toujours écrasé sous son cheval, et qui le regardait venir avec terreur.
21– Je m’en vais délivrer le pays de tes crimes, lui dit son vainqueur.
22Déjà il essuyait sa lame, pour l’enfoncer dans la gorge du vaincu. Mais, en levant les yeux, il vit, sur sa croix, le grand Christ qui semblait le regarder. Alors il s’arrêta, hésita, puis remit son poignard au fourreau.
23– Va-t-en, dit-il au Cavalier Noir. Celui-ci veut qu’on te pardonne. Et puisses-tu devenir meilleur, pauvre bandit.
24Il aida le vaincu à se dégager, lui rendit ses armes. Et le Cavalier Noir, l’air sombre, comme s’il cherchait à comprendre, s’en fut à pied, lentement, sans se retourner.
25Le bon chevalier, avant de remonter à cheval, ôta son heaume, et alla s’agenouiller devant la Croix, pour réciter ses actions de grâce. Et c’est alors, mes enfants, qu’en se relevant, il vit, – ô sublime récompense ! – notre Divin Sauveur quitter le crucifix où l’ont cloué les hommes, venir vers lui, et, ouvrant tout grands ses bras, lui donner le baiser de paix...
*
26C’est en silence, émerveillés, un peu effrayés aussi, que les enfants regardaient maintenant le grand Christ au flanc sanglant. Et Monsieur l’abbé, attendri lui aussi par la poésie de cette vieille légende, contemple autour de lui les chères jeunes têtes, pleines encore d’idéal et de chimères. Et, tout bas, en lui-même, il leur dit :
27– Croyez, croyez, mes chers petits enfants : croyez longtemps encore au bon combat, au triomphe du Juste, aux sublimes générosités. « Heureux les humbles », dit l’Écriture. Oui, bienheureux, ceux qui peuvent espérer, – après leur vie de luttes –, recevoir la suprême récompense, et croire invinciblement au baiser d’amour du Divin Supplicié...
Notes de bas de page
1 Cette nouvelle est la dernière publiée par l’étudiant Maxence Van der Meersch dans Lille-Université. En avril 1930, il y annonce sa démission de rédacteur en chef : « Un beau matin, la Faculté vous impose un ultimatum et vous dit impérieusement : "Reposez-vous. Plus d’effort ni de préoccupation. Je vous condamne au minimum de travail”. On se soumet ». Toutefois, en 1940, il donnera encore la nouvelle « Louisa » à la revue qui voulait célébrer ses « grands anciens ».
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