Une trouvaille
p. 69-78
Note de l’éditeur
Paru dans Lille-Universitaire de mars 1929
Texte intégral
1Vers minuit, cette fois-là, j’opérais ma tournée coutumière dans le quartier des Batignolles. Je marchais tranquillement dans le milieu de la rue, les mains dans les poches, et surveillant mes deux hommes qui, sur les trottoirs, exploraient les poubelles. C’est un métier que je faisais depuis peu. Journaliste durant la journée (je crie « L’Ami du Peuple » sur les boulevards), j’aime assez m’occuper à mes moments perdus, et j’avais monté mon industrie de chiffonnier, j’ose le dire, à la moderne : j’avais embauché deux hommes actifs et sérieux : Miradin, ancien avocat qui s’est senti trop d’ambition pour rester au barreau, et Jérémie, un juif. Vous voyez donc que mon équipe était triée sur le volet. Je donnais à Miradin le côté droit des rues à explorer, et Jérémie le côté gauche. Tous deux, sous ma direction, inspectaient les poubelles et remplissaient leur sac. Et moi, je n’avais qu’à me promener tranquillement au milieu de la chaussée : c’est ce que Miradin appelle l’apogée du taylorisme. Mes hommes étaient d’ailleurs nourris et vêtus gratuitement : croûtes de pain, os de côtelettes, tout ce qu’ils trouvaient était pour eux. Et je leur abandonnais à l’occasion une paire de souliers, un frac démodé, ou un vieux chapeau, pour qu’ils pussent décemment tenir leur rang.
2Donc, cette nuit-là, nous explorions les Batignolles. La tournée était fructueuse : à tout moment, Jérémie glissait dans sa besace une peau de lapin, une boîte à sardines, des os de poulet ou des escarbilles. Miradin, plus « high life » dans ses goûts, ne ramassait que les journaux, les bouquins qu’il feuilletait un instant avant de les enfouir dans son sac, les faux-cols, les vieux gants, les bretelles, les manches de cannes ou de parapluies. Et je le voyais parfois soupirer et lever les yeux vers une lune absente, en cachant furtivement dans son sein une jarretelle féminine ou un soulier Louis XV qui lui déformait le torse. Indulgent, je laissais faire ce romantique. Et je me félicitais d’avoir su choisir un personnel d’élite, où les aspirations éthérées de l’un complétaient si heureusement le bon sens pratique de l’autre.
3Or, Miradin, englouti à ce moment de la tête jusqu’à la ceinture en un immense tonneau de fer, et qui faisait pour atteindre le fond de cette poubelle d’effrayants efforts d’étirement, poussa tout à coup un cri que les parois de son récipient amplifièrent en mugissement sourd. Jérémie et moi nous précipitâmes, et, saisissant chacun l’une des jambes de l’avocat, nous l’arrachâmes à son tonneau.
4– Voyez, dit l’avocat dès qu’il put parler : c’est de la chance, hein ?
5Et il montra un collier de perles fines qui valait au moins douze francs.
6– Où t’as trouvé ça ? dit Jérémie avec stupeur.
7– Là, répondit Miradin, en pointant un index crasseux vers le fond du tonneau. C’était dans un bout de journal. Et il glissait en même temps le collier dans sa poche.
8– Miradin, dis-je, qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi ne mets-tu pas ce collier dans ton sac ?
9– Mais le collier est à moi, patron.
10– Pas du tout, il est à moi.
11– C’est moi qui l’ai trouvé : le trésor est à qui le trouve. Article 716 du Code civil : « La propriété d’un trésor est à qui le trouve dans son propre fonds ».
12– Oui, mais ce n’est pas dans ton fonds que tu l’as trouvé.
13– Non, c’est vrai. Il y a bien la suite de 716 : « Si le trésor est trouvé dans le fonds d’autrui, il appartient pour moitié au propriétaire du fonds. Le trésor est toute chose cachée ou enfouie sur laquelle personne ne peut justifier sa propriété, et qui est découvert par le pur effet du hasard ». Mais le propriétaire de la poubelle en a en quelque sorte fait l’abandon tacite : tu penses bien que je ne vais pas aller lui offrir la moitié de son collier.
14– Pardon. Le tout est de savoir qui est légalement propriétaire du fonds. Or, j’ose dire que le propriétaire c’est moi : j ’ai eu en quelque sorte pris à ferme le droit de visite des poubelles du quartier, tout comme un pionnier loue une terre diamantifère au Cap. Le collier a été trouvé dans mon fonds : fonds de commerce si tu veux, mais fonds tout de même : il y en a donc une moitié pour moi. Et tu peux t’estimer heureux de cette interprétation : car tu m’as cité toi-même le second alinéa de 716 : « Le trésor est toute chose cachée ou enfouie... qui est découverte par le pur effet du hasard ». Or, cette condition de « pur hasard » n’existe pas ici. C’est avec intention de trouver des meubles de toute nature que tu fouilles, et c’est pour mon compte : je pourrais donc prétendre qu’il n’y a pas trésor, mais simple fruit normal, devant me revenir en totalité. Cependant, je n’irai pas jusque là. Je m’en tiens à ma première interprétation : donne-moi seulement la moitié du collier. Je m’en contenterai.
15– Quel homme incomparable tu ferais pour le contentieux fiscal ! dit Miradin avec admiration. Ta place n’est pas ici, mais à la Cour Suprême ou au Conseil d’État. Enfin, puisque tu n’exiges que la moitié du collier...
16– Et moi ?
17Et Jérémie interposa entre nous un nez cyclopéen.
18– Toi ? Mais qu’est-ce que tu veux ?
19– La moitié du collier aussi, par la barbe d’Abraham.
20– Un collier, comme beaucoup d’autres choses, n’est fait que de deux moitiés, Jérémie, dit Miradin.
21– Pas chez nous, en tout cas, riposta Jérémie. Alors, il n’y a rien pour moi ?
22Vous n’êtes que des juifs, dit Jérémie avec dégoût. Il cracha d’un air indigné, ajouta un « Vous me le paierez » lourd de menace, me jeta sa besace dans les jambes et s’en alla.
23Je pris le sac sur mon épaule. Miradin, avec son canif, coupa le collier en deux et m’en remit la moitié. Je glissai les perles dans ma poche.
24– Ça suffira pour ce soir, Miradin, dis-je alors. Reviens demain avec ton sac. Pour cette nuit, je te donne congé.
25Et Miradin partit, la main dans la poche de sa culotte, comptant les perles de son collier.
26Pour moi, je revins aux fortifs où s’élève mon burg, mais en passant devant la boutique de Tse Foul Khan je vis de la lumière, et je frappai quatre coups aux vitres.
27– Qui va là ? cria une voix chevrotante.
28– Hé ! Tse Foul, criai-je, ouvre donc. C’est moi, Philippe.
29La porte s’ouvrit. Et Tse Foul parut, tenant un vieux pistolet à chien, et montrant sur toute sa face jaune et fripée de vieux Céleste un air de profonde méfiance.
30J’entrai dans la boutique. Tse Foul ferma la porte au verrou derrière moi, et vint me rejoindre.
31– Combien veux-tu ? demanda-t-il.
32C’est que Tse Foul, mon ami depuis toujours, savait les passes difficiles que je traversais parfois, à l’instar de l’État français ou de Madame Hanau1. Et, fort aimablement, il m’avait plusieurs fois avancé – sans aucune stipulation d’intérêt, notez-le – quelques dizaines de francs-papier, que je devais simplement lui rendre en francs-or.
33– Rien du tout, Tse Foul, répondis-je à sa grande surprise. Mais lâche donc ton 420. Tu me connais depuis assez longtemps, hein ?
34– Oui, dit Tse Foul.
35Et il garda pourtant son pistolet.
36– Voilà, j’ai un ami qui voudrait vendre ce collier. Combien en donnes-tu ?
37Tse Foul prit le collier, le roula en boule, et se le fourra dans la bouche. Je crus qu’il allait l’avaler.
38– Hé là, fis-je, es-tu fou ?
39Et je lui assénai quelques bonnes tapes dans le dos. Il toussa et restitua le collier dans ma main, avec pas mal de bave, mais parut vexé.
40– C’est bien. Puisque tu ne veux pas que je l’expertise, va-t-en au diable, avec ton collier.
41– Ah ! C’était pour l’expertiser ?
42– Bien sûr : si tes perles sont vraies, elles doivent crisser aux dents.
43Il goba de nouveau mon collier, puis, le retirant de sa bouche :
44– Ça ne gratte pas : il est faux. Je t’en offre sept francs cinquante.
45Je saisis le collier tout humide, et l’enfournai à mon tour dans ma bouche.
46– Ça gratte ! J’en veux au moins soixante francs.
47Tse Foul reprit les perles, les tritura une fois encore, longuement, entre ses dents.
48– Ça ne gratte pas : sept francs cinquante.
49Il me les rendit. Je les ré-avalai, et, ruminant, les yeux au ciel :
50– Ça gratte, ça gratte : soixante francs.
51Bref, malgré de longs débats, et bien que le collier fût devenu tout gluant à force d’être ingurgité par l’un et l’autre, nous ne pûmes nous mettre d’accord, et je partis, poursuivi par les malédictions de Tse Foul Khan.
52Sept francs cinquante ! Non, vraiment, je n’attendais pas après ça. Et l’occasion était bonne, après tout : le fameux krach survenu récemment dans les boîtes à sardines m’ayant durement éprouvé, je n’avais pu, depuis ce temps, offrir le moindre cadeau à Léontine : son humeur s’en ressentait. En lui portant mon demi-collier, j’allais sûrement rentrer dans ses faveurs.
53Je m’acheminai donc vers la demeure de Léontine, qui loge en un confortable baraquement. Aux coups que je frappai à la porte répondit un grand tapage intérieur. Je crus même entendre des voix. Et Léontine parut, en un négligé fort attrayant.
54– Déjà toi, mon chou ? dit-elle avec étonnement.
55J’aurais dû me méfier, comprendre qu’une femme ne vous appelle pas « mon chou » sans raison grave ; mais pouvais-je me douter ?
56– Oui, Titi, c’est moi. Et regarde ce que je t’apporte.
57Et je tirai mon demi-collier, que j’essuyai en le frottant à la doublure de mon veston.
58– Vingt-sept francs ! dis-je, en exagérant un peu. Tu ne te plaindras plus, à présent. Il est un peu court peut-être, mais...
59– Oh, ça ne fait rien, ça tombe bien... c’est-à-dire... enfin, je suis bien contente.
60J’aurais dû comprendre à nouveau !
61– Alors, on était déjà au lit ? dis-je d’un petit ton insinuant. Ne te gêne pas pour moi, tu sais. J’assisterais volontiers... à ton petit coucher.
62– Pas aujourd’hui, mon chou... Je... Tu... enfin, c’est impossible.
63– Bon, bon, dis-je, un peu piqué. À demain, alors.
64Comment n’ai-je pas compris, cette fois encore !
65En rentrant chez moi, je me fis arranger de belle façon par ma femme, pour être en retard sur l’horaire habituel. Elle s’irrita surtout en voyant le maigre butin que je ramenais, et, dans un discours agressif, elle insinua plusieurs allusions injurieuses pour ma sobriété. Je dédaignai de répondre, et m’en fus me coucher jusque midi.
66Dans l’après-midi, je classai boîtes de sardines, vieux chiffons et autres trouvailles qui garnissaient mon magasin. Et, vers le soir, pour m’entretenir la main, je fis avec ma femme quelques parties de cartes, où, à toute occasion, je puisais dans ma manche ou mes poches quelque maître atout. C’est un des petits talents de société que m’enseigna Savate, un ami rencontré en des circonstances et en un lieu qui ne regardent que moi. Ma femme, tout en jouant avec moi, me surveillait :
67– Je t’ai vu : recommence. Pas mal, cette fois-ci... Non, cinq atouts, c’est trop : un peu plus de discrétion, s’il te plaît...
68Je perfectionnais ainsi mon style, quand on frappa, et je vis entrer un bonhomme suivi de deux agents. Discrètement et non sans une certaine inquiétude, je fis glisser mes cartes hors de ma manche.
69– Dites-moi, mon gaillard, demanda l’arrivant, c’est bien vous, n’est-ce pas, qui avez trouvé un collier de perles cette nuit ? Bon. Et vous l’avez remis à une certaine Léontine, n’est-il pas vrai ? Et bien, veuillez me suivre.
70– Je t’attends, mon ami, me dit ma femme qui avait tout entendu. Ces simples paroles, accompagnées d’un regard effrayant, me firent courir le long de l’échine un frisson glacé.
71Nous sortîmes, dans la brume naissante, et, encadré de deux sergots, je fis route vers le poste de police.
72Quand j’entrai, je me trouvai – pour une fois – en pays d’amis. Il y avait là le commissaire, un gros monsieur, un autre vaste individu qu’on me dit être le banquier B..., et une petite dame que je ne connaissais pas. Mais, à côté, je vis aussi ma mie Léontine, et mes collaborateurs Miradin et Jérémie.
73D’après ce qu’on m’expliqua, cette canaille de Jérémie était allée nous dénoncer à la police, qui nous avait arrêtés, Miradin et moi, après avoir prévenu la célèbre danseuse Léda des Esbrouffes, propriétaire du collier perdu.
74– Ainsi, me dit le commissaire, vous avez partagé le collier, et vous l’avez offert à cette demoiselle Léontine, ici présente ?
75– La moitié seulement, Monsieur le commissaire, puisque Miradin avait l’autre moitié.
76– Oui, mais votre ami Miradin lui avait déjà apporté l’autre moitié.
77Je fus assommé. Trahi par mon ami ! C’était donc pour ça que Léontine était si contente d’avoir l’autre moitié du collier, qu’elle était si pressée de me mettre dehors !
78– Sal... igauds ! hurlai-je.
79Et tout le monde de rire, sauf Miradin, Léontine et moi.
80Enfin, l’un des gros messieurs saisit les deux morceaux du collier : il paraît que c’était le joaillier qui l’avait vendu. Il examina, le suça, lui aussi, avec satisfaction et le passa au banquier qui l’engloutit d’un air tout aussi satisfait. Et tout le monde après lui, jusqu’aux deux sergots qui m’avaient amené, vint sucer le collier avec l’apparence du plus vif contentement.
81– Donne-lui tout de même cinq cents francs, mon cher, dit la célèbre Léda au banquier, qui devait, pour le moment, être le cygne de cette jeune personne.
82Avec un soupir, B... m’allongea un beau billet.
83– Allez, filez, maintenant, dit le commissaire, et félicitez-vous ce de qu’on ne vous garde pas au bloc.
84Quelle délivrance ! En sortant, j’allongeai sournoisement un terrible coup de chausson dans l’arrière-train de Miradin. Il l’encaissa stoïquement, et, sitôt dehors, s’enfuit avec une vitesse inégalable. Quant à Léontine, craignant à bon droit mon courroux, elle n’osa s’en aller que bien plus tard.
85Pour moi, je regagnais mon gîte, dans l’ombre triste du soir, songeant avec effroi à l’accueil qui m’attendait, quand, au coin d’une rue déserte, je me trouvai nez à nez avec un homme au chapeau rabattu sur les yeux : il pointa vers mon ventre le canon d’un browning, et dit :
86– Haut les mains !
87J’obéis avec empressement : j’avais reconnu mon banquier.
88– Choisis deux balles dans la peau, ou tes cinq cents balles.
89Je préférai rendre mes cinq cents francs. Grande fut ma surprise de recevoir en échange deux grandes feuilles de papier artistiquement décorées.
90– Qu’est-ce que c’est que ça ? demandai-je.
91– Des actions des « Mines d’or de la Banquise Polaire ».
92– Et c’est à ces procédés que vous en êtes réduit pour placer vos actions ?
93– Que voulez-vous ? La clientèle montre une défiance stupide. Il faut bien se mettre à la page pour écouler ses valeurs ; voyez ce que j’ai encore à placer cette nuit.
94Il me montra une énorme liasse de titres, soupira tristement, et, remettant dans sa poche ses actions avec mes cinq cents francs, il me quitta aussi brusquement qu’il était venu.
95Comme résultat de cette triste histoire, j’ai perdu mon équipe Miradin-Jérémie, et mon industrie a reçu de ce chef un coup dont elle ne se relèvera plus. J’ai su, en même temps, la trahison de Léontine, et n’ai même pas pu lui allonger la paire de claques rituelle, car elle a déménagé sans laisser d’adresse. Ma femme a connu mes exploits extraconjugaux, et je rentre chez moi le soir comme Daniel devait rentrer dans sa cage aux lions. Il me reste, il est vrai, mes actions des « Mines de la Banquise Polaire », mais je n’arrive pas à trouver un acheteur. Tse Foul Khan seul en est amateur : il dit que les vignettes en sont artistiques, il dit qu’il pourrait les encadrer pour les revendre. Il en offre trois francs, pour les deux bien entendu. J’hésite encore, car trois francs, tout de même...
Notes de bas de page
1 Femme d’affaires impliquée dans plusieurs scandales financiers retentissants dans les années 1920-1930 ; surnommée la « banquière des Années folles », elle se suicida en prison en 1935.
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