Quand le dormeur s’éveilla
p. 53-59
Note de l’éditeur
Paru dans Lille-Universitaire de décembre 1928
Texte intégral
1– Et là-dessus, un Picon vin blanc ?
2– Va pour un Picon vin blanc.
3Ils étaient quatre dans le petit café brumeux, quatre copains qui, l’âme chavirée dans un flot de libations sans nombre, ne voyaient plus qu’une réalité grossie et désordonnée. Ils parlaient tous ensemble, sans s’écouter, et se sentaient emplis d’une universelle et tendre indulgence.
4– Moi, Robert, tu peux m’en croire, un verre ou deux, ça va ; mais plus, jamais !
5Robert, qui s’appuyait sur l’épaule d’un troisième, regardait dans le vague avec un sourire heureux.
6– Un homme saoul, n’y a rien de si bête, hein, Léon ?
7Et Léon, qui paraissait avoir en ce domaine une compétence toute spéciale, hocha la tête approbativement.
8– Tiens, dit-il, regarde celui-là.
9Un nouvel arrivant entrait. Oscillant sur ses jambes mal assurées, son melon cabossé sur l’oreille, le regard clignotant, il chantait en manière de présentation : « J’m’appelle
10Antoâ... ane... ».
11Il sentit sans doute chez les jeunes gens qui le regardaient une obscure affinité, car il vint s’affaler sur un siège auprès d’eux, et, d’emblée, il offrit une tournée générale. Un homme aussi policé ne pouvait qu’attirer la sympathie de ses nouveaux amis. Au bout d’une heure, il embrassait Robert, lequel, accroché à son cou, lui faisait des déclarations éperdues d’amitié et de dévouement. Et, bientôt, chacun des cinq n’eut plus qu’une notion tout à fait confuse de sa personnalité, et de l’heure, et du lieu. Alors, le patron du petit café, les jugeant incapables de boire davantage, les balaya sur le pavé, où le nouveau venu alla s’étendre et ne bougea plus, heureux sans doute de son équilibre enfin retrouvé. Quant aux autres, l’air frais les ramena à la réalité.
12– Il est temps de se plumer, dit l’un.
13– Mais, nous n’allons pas le laisser ainsi ? dit le tendre Robert, en frappant négligemment, du bout de sa canne, la boîte crânienne de son nouvel ami.
14– Il faut le ramener chez lui.
15– Où ça, chez lui ?
16– Il a bien des papiers, une adresse...
17On retourna ses poches ; dans un agenda était une carte de visite :
18– M. et Mme Tabel-Duplat, 18, rue Saint-André.
19– Hé, Tabel ! Tabel ! cria-t-on à l’oreille du dormeur, nous allons te ramener chez toi, hein ?
20Tabel s’assit, eut un sourire vague, et hocha la tête. On le prit par les bras, on le releva, et, lentement, on s’achemina vers la rue Saint-André. Là, Léon et Robert laissèrent sur des bornes leurs deux amis incapables d’aller plus loin, et soutenant toujours Tabel, atteignirent le n° 18, et sonnèrent vigoureusement. Une femme ouvrit, portant une veilleuse, et fermant d’une main son peignoir sur sa gorge.
21– Madame Tabel ?
22– C’est moi-même...
23– Votre mari, Madame s’est trouvé indisposé et nous vous le ramenons...
24– Quel malheur ! Il n’en fait jamais d’autre ! Que je suis donc à plaindre ! Comment pourrai-je vous remercier ?... Voulez-vous m’aider à le porter ?
25Les deux amis traînèrent dans sa chambre Monsieur Tabel, toujours souriant, et son melon enfoncé jusqu’aux yeux. Là, ils l’assirent dans un fauteuil et s’en allèrent. Madame Tabel referma la porte derrière eux et vint retrouver son mari. Tabel ne représentait plus qu’un amas noir, effondré dans le fauteuil, et d’où sortaient, par instant, des sanglots. Sa femme se soulagea en appliquant adroitement un soufflet sur ce qu’on voyait de son visage, puis elle ôta le fauteuil et laissa son mari rouler sur le plancher. Et tandis qu’il pleurait toujours :
26– Couche-toi, maintenant, être dégoûtant.
27Et elle redescendit.
28Tabel, toujours à terre, arracha son chapeau, s’emmêla sans remède dans une mystérieuse complication d’étoffes en croyant ôter son veston, parvint tout en pleurant et dormant tour à tour, à ôter un soulier, faillit s’étrangler avec sa cravate, et, convaincu d’être, à présent, en costume de nuit décent, il traversa la chambre à quatre pattes, rampa jusqu’au lit, et s’y enfouit tout en larmes, vivante image de la détresse humaine.
29À l’aube, dans l’obscurité profonde encore de la chambre, Mme Tabel vint le rejoindre. Elle secoua vigoureusement l’ivrogne, qui, tournant le dos à l’univers, ronflait sourdement, et, jugeant l’avoir éveillé, elle lui demanda pour en être sûre : « Tu dors ? »
30Un grognement lui parvint. Tabel était réveillé, et, cherchant à rappeler ses souvenirs, s’étonnait d’être, une fois de plus, ramené chez lui par une puissance inconnue.
31– Malheureuse que je suis ! gémissait près de lui une voix dolente. Qu’ai-je fait pour être punie de la sorte ? Où sont tes promesses de bonheur ? Chaque semaine, c’est la même chose. Tu devrais rougir de ta conduite ?
32– Il me semble qu’on me parle... se disait l’autre.
33– Voilà huit ans de ménage, et voilà huit ans de beuveries pour toi, huit ans d’enfer pour moi, monstre !
34– Huit ans de ménage ?... Bon sang, qu’est-ce que j’ai dû prendre, hier. Je ne me rappelle plus rien. Le diable m’emporte si je ne me serais pas cru célibataire encore... C’est drôle comme on oublie ses malheurs, quand on a bu. C’est égal, j’ai dû aller un peu fort, hier.
35Il eut un léger rire.
36– Tu ris, ivrogne ? Mais tu ne riras pas toujours. Je m’en irai, je retournerai chez ma mère, je t’empoisonnerai, je te tuerai. Tiens regarde ! Mais regarde donc !
37Elle le secouait, lui plaçait sous le nez, dans l’obscurité, quelque chose qu’il devinait être un revolver, et qui le fit gémir.
38– Ah, tu crois que tu pourras abuser jusqu’au bout ? Allons, laisse-moi place, recule-toi, ivrogne, laisse-moi dormir. C’est bien mon tour, monstre !
39Et Tabel ne laissant pas place, deux petits poings nerveux vinrent lui marteler les côtes. Madame Tabel ôta son peignoir et se coucha. Tabel se retourna vers elle et voulut l’embrasser : il reçut plusieurs gifles.
40– Assez, dégoûtant ! Tu sens le cigare et la bière.
41Et les deux époux se tournèrent le dos.
42Tabel dormait déjà d’un sommeil d’ivrogne, et sa femme s’assoupissait, lorsqu’un coup de sonnette la réveilla. Elle se leva, passa son peignoir, alluma sa veilleuse et descendit.
43– Qui est là ? demanda-t-elle avant d’ouvrir.
44– Madame Tabel ?
45– C’est ici.
46– Votre mari. Madame, s’est trouvé indisposé... et nous vous le ramenons...
47Madame Tabel crut rêver. Inconsciemment, elle ouvrit la porte, et, dans le jour naissant, elle vit un groupe qui soutenait un ivrogne bégayant.
48– C’est bien mon mari... dit Madame Tabel sidérée. Et l’autre, alors ?
49– Nous n’en avons trouvé qu’un, Madame, dit l’un des porteurs avec une nuance de regret.
50On appuya Tabel contre le mur, et les hommes s’en allèrent. Madame Tabel était atterrée : c’était bien son mari qui était ici. Mais l’autre, dans le lit ? Et s’ils se rencontraient ? Elle en eut une sueur froide.
51– Je t’aime, bichette, murmurait Tabel, dont l’alcool amollissait le cœur. Et il vint embrasser sa femme. Madame Tabel n’osa se refuser.
52– Tu es bien gentille, ce soir... mais j’ai une soif.
53Madame Tabel le soutint maternellement jusqu’à la cuisine, l’assit dans un fauteuil, lui apporta un verre d’eau fraîche, se laissa embrasser, asseoir sur les genoux de son mari, taquiner galamment, cachant sous un sourire crispé une folle envie de le gifler. Puis, Tabel devint plus galant, et commença diverses entreprises audacieuses. Mais ses forces le trahirent. Il ferma les yeux, murmura quelques prénoms féminins, et s’endormit.
54Madame Tabel le laissa à ses rêves, et courut dans sa chambre : « l’autre » dormait toujours. Elle le secoua avec rage.
55– Monsieur ! Monsieur ! Que faites-vous ici ? Allez-vous-en ! Vous me déshonorez !
56– Qu’est-ce qui se passe encore ?
57Et le pseudo Tabel, à peu près dégrisé, ouvrit les yeux.
58– Comment êtes-vous venu ici ? Et pourquoi vous êtes-vous fait passer pour monsieur Tabel ?
59– Moi ? Jamais. Je m’appelle Antoine Montbrison... Tabel, c’est mon fournisseur en vins... ce n’est pas moi.
60– Non, monsieur, ce n’est pas vous : c’est mon mari.
61– Très heureux, Madame...
62– Taisez-vous, et allez-vous-en, s’il vous reste un atome de conscience.
63Montbrison sauta du lit et s’aperçut avec surprise qu’il avait encore son pantalon, son faux-col et un soulier. Rapidement, il passa l’autre chaussure, prit sur son bras son veston et son chapeau, salua cérémonieusement Madame Tabel, et s’en alla terminer sa toilette sur le trottoir, dans l’ombre grise et froide.
64Tabel n’a pas encore compris pourquoi sa femme, au lieu de sacrifier sur sa tête un service de vaisselle, l’avait si bien reçu ce matin-là. Cet accès d’indulgence ne fut d’ailleurs que passager.
65Quant à Montbrison, tout en revenant chez lui, il se rappelait avec émoi les quelques heures où il s’était appelé Tabel. Et, réincarné dans sa vraie personnalité, il tirait de cet événement une utile leçon.
66– Voilà ce que c’est qu’une femme. Quand je serai marié, qu’est-ce qui m’attend ! Un accueil pareil chaque fois que...? Ma foi non, ce serait trop bête.
67Montbrison regarda cette aventure comme un présage céleste, et fut assez sage pour abandonner tous ses projets matrimoniaux. Et, chaque soir, lorsqu’il rentrait chez lui en traçant dans les rues de sinueux méandres, il se félicitait d’avoir échappé au péril, et compris l’avertissement donné par le hasard favorable.
68Dieu nous garde de même, ô mes frères, en pareil danger.
69Paru dans Lille-Universitaire de décembre 1928
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Maxence Van der Meersch. Tomes 1 et 2
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