Pourquoi je suis anarchiste !
p. 49-52
Note de l’éditeur
Paru dans Lille-Universitaire de juin 1928
Texte intégral
1Hé bien oui ! je suis anarchiste ! je suis ni-hi-liste !
2Et je vous fais juges des raisons qui m’ont amené à ces idées extrêmes. Vous me direz après si vous ne seriez pas, vous aussi, d’irréductibles révolutionnaires.
3Je suis de mon métier tondeur de chiens, comme qui dirait coiffeur pour cabots. On fait ce qu’on peut, c’pas ? Et j’exerce mon honorable profession le long des quais. Un beau matin, comme j’étais en train de me délecter à la lecture de l’« Écho des Tondeurs », je vois venir vers moi une espèce de bourgeois entre deux âges, avec une barbe, des lunettes et un chien, un gros caniche effronté et sale. Je me dis : tiens ! tiens ! ça pourrait bien me faire un client.
4Voilà le cabot qui s’amène en frétillant de la queue, qui me contemple dans les mirettes, qui passe son nez sur mon phalzar, et qui lève la patte contre ma boîte. Je ne dis rien, car il faut de la patience avec les clients. Quand le bourgeois arrive près de moi, je lui déclare insidieusement :
5– Monsieur, voilà un bien joli caniche.
6– Oui, qu’il fait, pas mal.
7Je reprends :
8– Mais il serait encore mieux s’il était tondu en lion, vous savez ? Rasé jusqu’aux reins, avec des manchettes aux pattes.
9– Ah ! qu’il me répond, peut-être bien. Je crois, en effet, qu’il serait mieux.
10– Hé bien ! dis-je, je bâcle ça en deux temps trois mouvements, et ça ne coûte que dix francs. Qu’est-ce que vous en pensez ?
11– Euh ! dit-il, ce n’est pas bien cher, et puis... Ça ne peut pas lui faire mal.
12Là-dessus, j’appelle le cabot, je le saisis et je le tonds proprement en lion avec des manchettes aux pattes.
13C’était un amour.
14– Voilà, dis-je, quand j’eus fini. Est-il assez beau le bandit ?
15– Il est très bien, très bien, approuve le bourgeois.
16Et là-dessus, il se met les mains dans les poches et il s’en va en sifflotant : oh les poi-oires, les bonnes poi-oires. Et le caniche qui le suit avec un air de rigoler.
17Je cours derrière le bonhomme, et je lui dis :
18– Holà ! monsieur, eh ! bien, et mes dix francs ?
19– Vos dix francs, quels dix francs ? qu’il fait.
20– Mais, pour la toilette de votre cabot.
21– Ça, qu’il dit, mon cabot ? Ce n’est pas à moi, c’t’animal-là.
22J’en tombai du septième ciel.
23– Comment ! que je crie, pas à vous, espèce de filou ? Vous me le paierez, sale escroc !
24Et voilà que je l’empoigne au collet. Il se débat, nous nous colletons, un sergent arrive, et l’on nous conduit au poste tous les trois : le bourgeois, le cabot, et moi. Puis, de là, dans le cabinet d’un juge.
25La fureur m’étranglait.
26Le juge, un Monsieur rouge comme un homard, poilu comme un verre, avec un binocle lui chevauchant les narines, me dit d’un ton rogne :
27– Déposez !
28Je raconte mon histoire. Quand j’ai fini, voilà le juge qui se met à rire, voilà son secrétaire qui rit, le commissaire qui rit, et le bourgeois qui rit et jusqu’à cet imbécile d’agent qui se gondolait en bavant et se tapant sur les cuisses : Hi, hi, hi ! ha, ha, ha ! Tout le monde riait, sauf moi.
29Alors je sens une colère folle me gagner, et je rugis :
30– Ah ! vous trouvez ça rigolo, vous autres ? Hé bien, vous êtes un tas de vaches, un tas de vaches, vous m’entendez ?
31Ah ! mais, c’est qu’aussitôt voilà le juge qui ne rit plus, ni le secrétaire, ni le bourgeois, ni l’agent. Plus personne ne riait. Et le juge qui se met à gueuler :
32– Tâchez d’avoir le respect de la justice, espèce de va-nu-pieds, ou je vous emboîte six mois. Allons ! ouste ! fichez le camp. La cause est entendue.
33Je sortis de là plutôt penaud : que pouvais-je faire ? Mais je jurai par tous les diables de me venger d’une façon terrible. Et j’écrivis, pour exposer mon cas, une lettre toute frémissante d’indignation au citoyen Léonard Bloom, défenseur attitré de la veuve, de l’orphelin et du prolétaire.
34Savez-vous ce qu’il me répondit ?
35– La prochaine fois, faites-vous payer d’avance, et ne tondez pas le chien : vous serez quitte. Salut et fraternité.
36Et il me fit présenter un reçu de cent francs pour la consultation.
37Voilà ! Si après cela vous n’êtes pas comme moi anarchiste, bolchéviste et chambardiste, c’est que vous avez une nature malléable et moutonnière et que vous êtes mûrs pour l’esclavage.
38Et si vous faites de la politique, il ne vous reste qu’à créer le « groupe des mollusques » qui deviendra rapidement, par le jeu des affinités naturelles, le plus nombreux et le plus pesant des groupes.
39Et là-dessus, comme dit Bloom, Salut et fraternité !
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