Cynologique
(Mémoires d’un petit chien)
p. 41-47
Note de l’éditeur
Paru dans Lille-Universitaire d’avril 19281
Texte intégral
1Je n’ai guère le courage aujourd’hui pour mettre mon journal au courant : si triste est l’aventure qui m’est arrivée hier !
2Tout cela tient à l’étrange marotte de mon maître : c’est un homme affligé des passions les plus bizarres et les plus dépravées. Du matin au soir, il manie des bâtonnets curieusement ornés d’une houppe de poils. Il les trempe dans des substances grasses de couleurs diverses, puis il s’amuse à salir de grandes toiles blanches. Pour ma part, quand j’imprime du bout de mes pattes des trèfles à quatre feuilles sur le linge propre, il m’est prudent de me réfugier ensuite en quelque retraite profonde. Et lui, pourtant, n’a jamais reçu de Julie, la bonne, et notre commune directrice, ni semonce, ni coup de fouet. C’est un homme très fort !
3Or, depuis quelque temps, la maison est sans cesse envahie d’étrangers. J’entends des rumeurs, des conversations. Je tremble à la pensée de batailles possibles, où je pourrais intervenir. Et si l’on me laisse au salon, c’est encore pis : j’aboie courageusement contre les visiteurs, et l’on me menace d’une correction. Mon maître m’écrase les pattes. Je hurle :
4– Ouaouh !...
5– Sale bête ! C’est ta faute !
6Ah, l’injustice humaine ! – J’emprunte discrètement un biscuit sur la table, et l’on me jette ignominieusement dehors !... Ces intrus les mangent bien, eux !... – Ou bien l’on déménage mes vieux meubles amis, on les remplace par de vastes bahuts luisants. Et je souffre, car plus rien n’existe pour moi. Mon maître, lui, voit les choses quand elles sont là ; mais moi, je ne les vois plus que lorsqu’elles n’y sont plus. Mon univers familier s’est effondré. Tous les biens me manquent. Comme c’est triste, la fortune !... Mes pauvres maîtres doivent bien souffrir, eux aussi, de cette épreuve !
7Mais l’aventure la plus affligeante m’est arrivée hier. J’étais dans la cuisine, où ma maîtresse s’obstinait à demeurer près de Julie. Sans doute espérait-elle en obtenir un os à ronger. Et pourtant on n’avait préparé le matin ni poulet ni pigeon : mais ma maîtresse a si peu de flair ! Il faut lui pardonner : tout le monde n’a pas le bonheur d’être chien.
8Or je m’ennuyais à la cuisine. Aucune odeur alléchante ne venait épancher d’espérance en mon âme. De plus je n’aime guère cette place. Non pas que les splendeurs de la salle à manger aient pour moi le moindre attrait : je ne comprends l’esthétique que dans le domaine des parfums. Mais la cuisine est un lieu que Julie aime arroser à grande eau, ou purifier par des courants d’air dévastateurs.
9Je serais donc volontiers sorti. D’autant plus que je savais par des bruits insolites qu’il y avait des visiteurs, c’est-à-dire des gâteaux sur la table du salon. J’avais aussi entendu dans la rue une auto s’arrêter à notre porte. Et peut-être pourrais-je courir jusqu’à cet engin ; une auto est en effet un meuble agréable, fait pour recueillir sur ses pneus les mille odeurs de la route. Et j’aime me griser des parfums sui generis que je flaire sur le caoutchouc, avant de lever une patte amicale qui les renouvelle et les multiplie pour mes congénères.
10Longtemps je sollicitai vainement la porte. Puis une des mains de Julie daigna me libérer. Car Julie, comme mes maîtres, et tous les humains, est un être multiple. Ses pieds, ses mains sont des personnalités à part, douées de volonté, capables de gestes autonomes, et d’autant plus dangereuses qu’elles n’ont ni face ni regard, et qu’on ne peut jamais savoir dans quel sens elles porteront leur activité.
11Je me ruai dans le salon. Il y avait là deux hommes, et deux de ces êtres semblables à ma maîtresse, qui s’entourent de draperies flottantes, et exhalent des parfums étranges, pleins d’un grisant émoi pour mon âme de chien.
12Mon entrée fut décente. Je fis mine de m’approprier les mollets d’un des envahisseurs en clamant :
13– Ouah ! Ouah ! Ouah !
14Mais les humains ont une étrange conception de la politesse :
15– Poum ! Veux-tu te taire !
16– C’est bon, c’est bon ! me dis-je. Tu ne vois pas que ces étrangers vont te mordre ? Tant pis pour toi ! D’ailleurs, je suis là : j’interviendrai s’il le faut.
17Et, confiant dans ma force, je me cachai sous la table, puis, passant le nez sous le tapis qui la couvrait, j’enregistrai les faits et gestes de chacun.
18On parlait, on faisait grand bruit, on proférait des paroles que je ne comprenais pas, et qui devaient donc être hostiles. Parfois un mot connu me frappait les oreilles ; mon maître déclarait :
19– Oui ! la nature... le réalisme... les choses, telles qu’elles sont, sales, laides, superbes... Plus de déformation... Plus d’idéalisation !...
20Et les visiteurs approuvaient. Mon maître montra du doigt un objet à terre, contre le mur :
21– Voilà : voilà l’œuvre qui me tient le plus à cœur ! Elle résume mes idées sur la peinture. Je suis heureux que vous soyez venus assez tôt : je dois le porter à l’encadreur tout à l’heure.
22Voyez !
23– Magnifique !...
24Je regardai, moi aussi. Je crus voir tout d’abord ce que mes maîtres appellent « un miroir », sorte de fenêtre mobile, ouvrant sur un monde identique au nôtre, mais que les humains ébranlent et transportent aisément, sans que j’aie pu jamais rien y comprendre. De plus cet univers est plat ; et quand vous voulez y pénétrer vous vous heurtez à un petit chien blanc comme moi, mais beaucoup moins beau, qui vous provoque agressivement.
25Profitant de l’inattention générale et du bruit de la conversation, je me glissai doucement jusqu’à l’objet. C’était bien un miroir, mais celui-ci était curieux : il ressemblait à ces bariolages où se complaît mon maître. Et j ’y distinguai un angle de mur, une maison, une sorte de ferme, un arbre même, mais tout cela ridiculement petit. Je fis le tour, et naturellement je ne vis plus rien derrière : pourquoi donc les hommes aiment-ils créer des mondes sans épaisseur ?... Enfin...
26Cependant, je ne voyais pas apparaître dans ce miroir mon ennemi personnel, le petit chien blanc. L’occasion était bonne pour m’instruire plus à fond. Je poursuivis mon inspection : pas mal vraiment, mais ça sentait l’huile...
27Je regardai mon maître : il était toujours occupé à bavarder avec les intrus.
28Décidément, oui : ça sentait l’huile. Je passai la langue, et je sentis une boue pâteuse m’engluer les dents : ça n’était guère fameux. Cependant, par acquit de conscience, je continuai à flairer chaque trait, chaque pan de mur que je pouvais distinguer dans ce pêle-mêle de couleurs. Était-ce une illusion ? Il me sembla sentir les traces du passage lointain d’un confrère. L’imagination aidant, je crus percevoir des émanations vagues, éveillant en mon être une invincible tendance : le petit mécanisme automatique se déclencha en moi, et, avec précaution, car le parquet ciré était glissant et traître, je levai la patte de derrière...
29Soulagé, heureux, je revins me cacher sous la table. Autour de moi, on parlait toujours. Nul ne songeait à surveiller mes faits et gestes. Rassuré, je sortis de mon asile, et, attiré invinciblement, j’allai rôder encore autour de l’étrange objet qui me fascinait. À nouveau, mon odorat subtil crut saisir des effluves lointaines, et, subissant cette inéluctable attraction, grâce au remarquable pouvoir de récupération qui fait mon orgueil, je puis offrir une seconde fois un témoignage – plus modeste, il est vrai – de l’admiration que je portais à cet étonnant travail et du désir que j’éprouvais d’y ajouter mon tribut.
30Mais j’eus à peine le temps de m’éloigner. Une des dames s’approchait :
31– Maître, que je regarde encore, avant de partir... Savez-vous que c’est un chef-d’œuvre ? Quelle vérité ! Quel réalisme !
32Elle avançait, reculait, penchait la tête à droite pour mieux voir. Mon maître lui indiquait le point de vue le meilleur :
33– Ici, Madame. Le reflet de la fenêtre ne vous gênera pas.
34– C’est magnifique ! Cette ferme... Cet arbre... Cette coulée de lumière à l’angle de ce vieux mur... Merveilleux !
35– Oui... Hein ?... Quoi ?... Oh !...
36Mon maître se précipita vers la toile, la saisit, la regarda... Je sentais le sol se dérober sous moi...
37– Oh le saligaud ! Poum ! Poum ! Si je l’attrape, je l’égorge !
38La porte donnant sur le vestibule était entrebâillée... Dans ma panique, je m’y précipitai, non sans avoir reçu sur les reins, au passage, une bouteille de porto dont le contenu m’arrosa largement. Et je garde encore dans ma fourrure l’odeur grisante et perfide du liquide enivrant...
39J’ai longtemps médité, dans l’obscure thébaïde que m’offrait le dessous du poêle, à la cuisine. Les humains sont des êtres incompréhensibles et dangereux. L’incohérence règne en leur esprit. Et il est imprudent d’ajouter foi à leurs discours : ils parlent dans un sens mais agissent dans l’autre... Ainsi, j’avais toujours entendu dire que mon maître était un peintre réaliste...
40Le soir, j’ai conté ma triste aventure à Mousmée, la vieille chatte, qui m’a répondu :
41– Moi aussi, je dis, en dépit de toutes les belles théories que j’ai pu entendre, on m’a entravée dans mes penchants vers une existence naturelle et prolifique... À présent, je suis vieille, et cela ne me touche plus. Les hommes sont des êtres sans justice ni raison. Leurs actes sont inspirés par des pensées de folie ou de cruauté. Nous sommes trop au-dessus d’eux pour les comprendre, tout comme eux-mêmes se sentent trop grands pour s’expliquer les actes de leur dieu... Je tiens ça de ma mère qui hébergea à son foyer un vieux philosophe si cultivé qu’il pouvait tenir presque décemment conversation avec elle, et qui eût mérité d’être chat !
42Je n’ai pas bien saisi la pensée de Mousmée...?
Notes de bas de page
1 Pour la première fois, ce texte est signé du « nom de plume » définitif : « Maxence Van der Meersch », avec le patronyme segmenté en trois mots. Jusqu’alors, les textes étaient signés : « Maxence Vandermeersch ».
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