Fragment des mémoires de Boileau
p. 17-24
Note de l’éditeur
Premier prix de composition française au Concours général 1925
Repris dans Le Figaro du 9 juillet 1938 et Biblio de février 1951
Texte intégral
1Sujet : Premiers jours de février 1673 : Molière est à la veille de faire représenter Le Malade imaginaire. Sa tristesse est plus profonde qu’à aucune époque de sa vie : au sentiment funeste d’une santé qui décline, au chagrin causé par un deuil récent et cruel (perte d’un enfant) vient se joindre le souci des intrigues de Lulli, qui réussit à accaparer, au détriment du poète comique, dont il fut le collaborateur, toute la faveur du roi ; composé pour la Cour, Le Malade imaginaire n’y sera pas joué. Molière cependant ne se plaint pas du roi ; nulle allusion ne lui échappe contre le maître qu’il a assidûment servi et qui maintenant se détourne de lui. Mais il ne peut se défendre d ’un regard sur le passé, et sa mélancolie se tempère d’un juste orgueil, tandis qu’il évoque le souvenir de la tâche accomplie, depuis Les Précieuses ridicules, jusqu’aux Femmes savantes, puisque sa dernière comédie l ’a mis aux prises de nouveau avec le travers dont il avait dénoncé, dès le début de sa carrière, le ridicule et les conséquences détestables. – Que de labeur dans ces treize années ! Que de luttes soutenues contre ceux que blessaient ou ses succès ou ses railleries ! Du moins peut-il, en dépit des critiques, se rendre cette justice qu’il est demeuré fidèle à ce qu’il regarde comme le double devoir de la comédie : ne divertir les hommes que par la vérité de ses peintures, et c ’est à quoi il s’est d’abord et toujours efforcé ; – et ne les divertir aussi que pour leur être utile, et, sur ce point, il croit avoir marqué de traits assez forts pour les faire haïr toutes les affectations et tous les mensonges, toutes les erreurs surtout et tous les vices qui, avec le ridicule et la honte de celui qui en est possédé, font le malheur de ceux qui l’entourent.
2Telles sont les pensées que vous imaginerez que Molière développe au cours d’un entretien familier avec quelques-uns de ses amis.
3Il avait neigé ce soir-là, et je méditais au coin de mon feu, bien près, ma foi, de m’endormir, quand une main vigoureuse ébranla ma porte de plusieurs coups de marteau. On alla ouvrir, et je vis entrer un grand diable, poudré de neige comme un père Noël.
4Il ôta son capuchon, et je reconnus Lagrange. Avant même que j’eusse pu ouvrir la bouche :
5– Venez vite ! Pour Dieu, venez vite ! cria-t-il, M. Molière se meurt !
6Je m’enfouis précipitamment dans un vaste manteau, et le suivis. Tout en marchant, il me donnait hâtivement quelques détails.
7– Il vient d’être pris d’une défaillance. Je l’ai trouvé inanimé. Nous lui avons fait recouvrer les sens à grand-peine... D’ailleurs, je le lui disais bien !... Il travaillait trop !... Vous, qui êtes son ami, devez savoir avec quelle rapidité il composait ses œuvres, s’occupait de notre théâtre, jouait lui-même certains rôles... Il s’est littéralement usé.
8Nous étions arrivés. Il me précéda dans un escalier tortueux, frappa à une porte qui s’ouvrit et s’effaça pour me laisser entrer.
9La chambre était encore en désordre. Des flacons de sels et de vinaigre gisaient sur une table. Un livre de Rabelais, que le malade lisait quand le prit sa syncope, était encore ouvert. Un maigre feu brûlait dans l’âtre, et deux chandelles éclairaient la salle d’une lueur dansante.
10Je vis là plusieurs visages connus, dont Du Croisy, Mlle Molière et sa sœur. Ils entouraient le lit à grandes tentures rouges, où était couché Molière.
11En me voyant entrer, il s’assit sur son séant. Il semblait déjà remis, mais ses yeux brillaient d’un éclat maladif et ses pommettes étaient brûlantes de fièvre.
12– Eh quoi ! dis-je, en prenant un ton enjoué, moi qui croyais trouver un moribond !...
13– Oh ! je suis déjà mieux, répondit-il. Ce n’était qu’un malaise passager...
14– Mais qui le prend trop souvent, interrompit Mlle Molière. Depuis la mort de notre petit... et elle soupira.
15– C’est vrai, dit le malade. Avec lui s’est enfui tout notre bonheur... la santé... le succès... Voyez la nouvelle que je viens de recevoir : ma dernière pièce, Le Malade imaginaire, ne sera pas jouée devant la Cour !
16– Je reconnais bien là, m’écriai-je, l’intervention de Lulli. Quel mal lui aviez-vous donc fait pour qu’il vous trahisse aujourd’hui de façon si vile ! Après une telle amitié, vouloir ainsi vous supplanter dans les faveurs de Sa Majesté ! Pourtant, autant par votre collaboration que par l’affection, vous étiez profondément liés. Il me semble, à moi, que collaborer à une œuvre, c’est s’attacher intimement, par des racines profondes, à celui qui en est l’auteur.
17C’est pénétrer sa pensée, s’y associer étroitement. Quelle véritable trahison ! Et quant au roi, je l’aurais cru, lui aussi, plus reconnaissant. N’avez-vous pas assez fait pour lui ? Ne vous êtes-vous pas dévoué sans mesurer votre temps ni vos forces, pour son caprice et son amusement ? Et n’êtes-vous pas vous-même l’un des plus beaux fleurons qu’il puisse ajouter à sa couronne ?
18– Il m’a bien rendu tout cela, mon vieil ami. Ce que je suis, je le lui dois, à lui qui m’a accueilli, protégé dans mes luttes, favorisé sans cesse de son amitié. Ne parlez pas ainsi de Sa Majesté ! D’ailleurs n’est-ce pas un dernier service qu’elle me rend encore ?
19– Un service ! s’exclama Lagrange. Un service ! Bizarre façon de rendre service à ses amis !
20– Sans doute ! Ne suis-je pas après tout du peuple ? N’est-ce pas le peuple qui comprendra le mieux peut-être mes satires ? La Cour attend, pour applaudir ou pour siffler, le sourire ou le froncement de sourcil de son maître :
Cuncta supercilio moventis1.
21Vous voyez que je sais encore mon Horace, ajouta-t-il avec un sourire contraint. Le peuple, du moins, jugera sans se soucier des règles d’Aristote ni de l’avis des petits marquis. N’est-ce pas lui qui m’a défendu, par ses applaudissements, des colères de la cabale ?
22– Savez-vous, dis-je, que vous me rappelez invinciblement Socrate, entouré de ses amis et discutant paisiblement...
23– Sur son lit de mort, n’est-ce pas ? – le même sourire revint sur ses lèvres, si triste que je me détournai et remuai les bûches de l’âtre pour cacher mon trouble – j’espère bien que la comparaison s’arrêtera là ; car je n’ai pas envie de mourir encore. D’ailleurs, voyez comme je vais déjà mieux !
24Nous mentions tous, à ce moment. Nous sentions bien – et lui aussi – que sa fin était proche. Mais nous voulions le lui cacher. Et lui ne voulait pas nous attrister par cette pensée. Chacun s’efforçait de garder un air naturel, d’aller par la chambre avec une contenance insouciante, mais sans oser parler, de peur d’éclater en sanglots. Moi, je regardais par la fenêtre la neige qui tombait mollement, couvrant les toits comme un suaire... Des pensées lugubres m’assiégeaient. Pour y échapper, je revins dans la chambre et pris sur une bibliothèque un cahier : c’était un manuscrit des Précieuses ridicules. Molière, qui me suivait des yeux, me dit :
25– J’ai commencé et j’ai fini par là.
26– Pourquoi fini ?
27– Parce que je n’écrirai, je le crois, plus rien. J’ai à peu près terminé mon œuvre. Voyez le chemin que j’ai parcouru depuis quinze ans ! Je me l’étais tracé dès alors : faire la satire des ridicules dangereux, et fustiger les vices : la préciosité, l’avarice, la vanité stupide, l’hypocrisie ; tracer un tableau sincère, qui pût amuser les hommes, mais aussi les instruire, et peut-être les corriger, non pas tant pour eux-mêmes que pour ceux qui les entourent. Ce n’est pas l’avare qui souffre de sa passion : c’est sa famille, qui perd pour lui tout respect et toute affection. Ce n’est pas non plus la femme savante ou le bourgeois vaniteux et égoïste qui pâtit de sa stupidité : ce sont ses enfants, auxquels il fera épouser des maniaques ou des filous, ses amis, qui le voient duper sans pouvoir rien dire, tout son entourage immédiat. C’est pourquoi j’ai toujours voulu montrer, plutôt qu’un vice chez un personnage, l’influence que ce vice aura sur la destinée de toute une famille. N’est-ce pas plus réel, et plus poignant ?
28Devant l’exposé de cette doctrine si claire, si manifestement incombattable2, fait à un tel moment par un malade, presque un mourant, je me sentis irrésistiblement saisi d’admiration en même temps que de pitié, et je ne pus m’empêcher de dire, moi qui jamais n’aurai servi à rien :
29– Molière ! comme je voudrais être à votre place !
30– Non pas, mon vieil ami : car vous auriez bien tristement vécu ! Songez à toutes mes luttes, aux orages de mon existence ; songez à la haine mortelle que m’ont vouée les petits marquis, les Bélise et les Armande. Songez que bien des fois j’ai dû fuir la scène, honteusement sifflé, que les médecins et les charlatans voudraient me voir au diable, et me donneraient pour cela volontiers leurs soins, que les fourbes, les hypocrites, et aussi bien souvent, hélas, les honnêtes gens, me vouent aux gémonies, me considèrent comme un Satan, un Antéchrist – moi qui ai voulu les défendre et les empêcher d’être confondus avec les trafiquants en dévotion.
31Songez que durant bien longtemps on m’a refusé de laisser jouer Tartuffe, qu’on m’a accusé d’attaquer la vertu quand a paru Le Misanthrope, qu’on m’a traité d’ignorant, de rustre, de rétrograde, au moment du succès des Femmes savantes !... Et la jalousie ! Comme elle a beau jeu, pour m’attaquer et me déchirer ! Comme les Vadius et les Trissotin m’ont bafoué pour négliger les règles d’Aristote, ou ne pas goûter la fadeur de leurs sonnets galants !... Et puis, il est bien triste de se dire que parce qu’on a su amuser le monde, on se verra refuser un tombeau ! Non, ami, n’enviez pas mon existence !
32Il y avait tant d’amertume dans ces paroles, que nous restâmes tous silencieux un moment. Nous sentions bien que de banales consolations auraient été déplacées en un tel moment. Et nous nous taisions.
33Il reprit : – D’ailleurs, j’ai malgré tout une consolation : c’est d’avoir été utile ! Car, sans vouloir montrer d’orgueil, je crois bien avoir servi à quelque chose : j ’ai fait passer sous un sourire quelques leçons de sagesse et de modération... Elles porteront peut-être leurs fruits... J’ai voulu empêcher l’hypocrisie de régner en maîtresse. J’ai eu horreur du pédantisme, qui dénature et le goût et la langue. Et d’ailleurs, qu’importe encore tout ceci ? Si j’ai, quelques instants seulement, allégé le poids des soucis de l’homme, si j’ai fait rire et oublier, je suis content. Voyez-vous, mon vieil ami, c’est une belle chose que de pouvoir dire : j’ai fait ma tâche ! Autant que je l’ai pu, j’ai été utile aux hommes !
34– Et ceci, du moins, vous pouvez en être sûr ! répondis-je. Vous avez été utile, et le serez dans l’avenir...
35– Vil flatteur, taisez-vous ! Laissez-moi plutôt m’occuper du présent, et m’en aller à la répétition de mon Malade imaginaire... Ce sera de circonstance... Et ne formulez pas les protestations que je vois naître sur vos lèvres !... Allons, adieu et à bientôt...!
36Je sortis de là le cœur triste et la gorge serrée. Jusqu’à sa mort se dépenserait-il donc inlassablement ? Pourquoi fallait-il qu’il souffrît ainsi comme un misérable ? Est-ce la rançon du génie ? Et devant cet homme qui avait si bien rempli toute sa carrière, qui voyait venir la mort avec une telle certitude du devoir accompli, je me sentais un peu honteux : « L’avenir saura-t-il ce qu’a été cet homme ? me disais-je. En admirant ses chefs-d’œuvre immortels, saura-t-il qu’ils ont été conçus dans la douleur et la misère ? Saura-t-il qu’en eux Molière a mis toutes ses forces, toute son âme, toute sa vie et qu’il n’a compris si bien l’existence et le cœur humain que parce qu’il a lui-même beaucoup souffert et pleuré ? ».
37Je ne devais plus revoir mon ami. Il est mort huit jours après, en jouant Le Malade imaginaire, dernière bouffonnerie du grand comique, dernier masque hilare et joyeux, sous lequel il a caché, comme toute sa vie, l’amertume de sa douleur, dernier éclat de rire qu’il a fini dans un sanglot...
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