Préface
p. 7-16
Texte intégral
1On trouvera rassemblée dans ces deux volumes une importante sélection de textes écrits par Maxence Van der Meersch entre 1925 et 1950. Présentées dans leur ordre chronologique de rédaction et, le cas échéant, de publication, ces « nouvelles et chroniques », telles que nous les avons intitulées, ont très majoritairement été écrites dans les années 1934 à 1944, c’est-à-dire pendant la grande période de production littéraire et de célébrité du romancier. Après La Maison dans la dune qui le lance dans la carrière littéraire en 1932, le Prix Goncourt vient couronner L’Empreinte du dieu en 1936. Corps et Âmes, publié en 1943, fera culminer la notoriété (polémique, pour certains) de Van der Meersch, avant que la maladie n’emporte prématurément l’écrivain en 1951, à l’âge d’à peine quarante-quatre ans.
2Pendant cette décennie 1934-1944, Van der Meersch, romancier à succès, est donc régulièrement sollicité par des journaux et magazines plus ou moins prestigieux – souvent disparus aujourd’hui, et certains à diffusion très locale voire confidentielle, mais d’autres qui accueillent les plus grandes plumes de l’entre-deux-guerres : Marianne, L’Intransigeant, Candide, Le Figaro, Paris-Soir... Articles de commande ou de circonstance dans certains cas, textes d’humeur voire véritables « manifestes » où l’écrivain, fidèle à ses engagements humanistes, prend position sur différents problèmes de société, cette production comprend aussi de nombreuses nouvelles qui permettent de retrouver le talent de narrateur et le style de l’auteur de Quand les sirènes se taisent (1933) ou Invasion 14 (1935), sans doute ses plus grands romans.
3À cet ensemble de textes, nous avons souhaité adjoindre, pour présenter un florilège plus complet, quelques « curiosités littéraires » qui, en amont ou en aval de ces dix années de gloire du romancier, témoignent à la fois de la précocité de son talent, et de la continuité de son inspiration. Au titre des juvenilia, le premier texte proposé est ainsi cet étonnant « Fragment des Mémoires de Boileau », à l’origine dissertation du Concours général dont Van der Meersch remporta le premier prix en 1925, alors qu’il était élève au lycée de Tourcoing, à l’âge de dix-huit ans : on jugera sur pièce de la précoce sûreté d’écriture et de composition de cet « exercice de style ». De même, on trouvera rassemblés en fin de volume plusieurs textes inédits reproduits à partir de manuscrits ou tapuscrits originaux difficiles à dater précisément. Certains d’entre eux constituent l’amorce de récits plus longs, peut-être même de nouveaux romans, comme ce projet de 1939 intitulé par Van der Meersch Paternité, et dont plusieurs textes ici présentés (« Louisa » et « Chômeurs ») sont des extraits. Quant au dernier texte, « L’affaire Jean Boudart », il est lui-même l’ébauche d’un récit resté inachevé, nous donnant à lire l’un des très rares et passionnants témoignages de l’écrivain sur son premier métier d’avocat au Barreau de Lille.
4Les chroniques journalistiques présentées dans ces deux tomes doivent impérativement être replacées dans le contexte historique et social qui les a inspirées. À défaut, certaines d’entre elles, que nous n’avons pas voulu écarter, peuvent prêter le flanc aux critiques souvent émises à l’égard d’un Van der Meersch « conservateur », « rétrograde » voire « réactionnaire ». Et de fait, des textes tels que « Transportons l’usine aux champs... » ou surtout « Au foyer ou à l’atelier, les mères ? », suscitent immanquablement chez le lecteur aujourd’hui de sérieuses crispations sur le « progressisme » d’un écrivain qui réclame le vote familial, dénonce la dénatalité, l’exode rural et surtout « l’abandon par la femme de son foyer », facteur selon lui d’inévitable « désordre moral ». Il faut toutefois y regarder de plus près, d’abord (insistons-y) en recontextualisant ces prises de position dans leur époque, sous peine d’anachronisme axiologique, et surtout en observant que ce que condamne Van der Meersch n’est pas le travail féminin en soi ni en général (celui de l’infirmière ou de l’institutrice qu’il évoque), mais celui de la « fille de fabrique » et d’autres métiers aliénants dévolus aux femmes, et dont il a par ailleurs suffisamment dénoncé la dégradation que leur exercice faisait subir. Et quand il dit sa préférence pour le « vote familial » et la représentation proportionnelle, on notera que c’est d’abord le droit de vote des femmes qu’il réclame. Pas si rétrograde que cela, donc, la pensée politique de Van der Meersch, y compris quand il s’agit d’économie : à propos de « La semaine de quarante heures » qu’il condamne, quel économiste démentirait aujourd’hui qu’« il n ’est pas d’autre remède à la crise que la suppression du chômage, autrement dit une augmentation du pouvoir d’achat de la masse » ? Ou que, à partir en croisade contre la coca-colonisation (« Le drame politico-financier de la Coca-cola ») en adoptant des mesures protectionnistes, c’est toute l’économie nationale que l’on met en péril dans un système déjà mondialisé ? Pas si mal vu, pour un « réac »...
5Bien sûr, cette pensée politique est sous-tendue chez Van der Meersch par une morale saturée par les valeurs judéo-chrétiennes : « Le devoir ! l’effort ! le rachat ! » (« Va seul »). Le dénouement de nombre de nouvelles s’inscrit ainsi dans la bien-pensance de l’époque, dont on mesurera toutefois l’écart qu’elle entretient avec celle qu’on nomme ainsi aujourd’hui – occasion de relativiser le terme... Dans « Pierrot », le mari volage revient au foyer après la mort du bébé ; Vialez, le médecin colonial toxicomane, se trouve rédimé à la fin d’« Holocauste » ; et voici Cyprien Barge, qui après avoir abandonné la grisette qu’il avait séduite en lui préférant un parti plus brillant, gage de cette ascension sociale dont il rêve, se trouve (tardivement) bourrelé de remords : « Une œuvre à laisser après soi, ça compte. Ça mérite des sacrifices. Mais ça vaut-il un reniement, un abandon ? ». Faute, péché, sacrifice, charité, rédemption, salut, le lecteur de Van der Meersch ne sera pas surpris de retrouver ce lexique dans nombre des nouvelles ici présentées, en devinant parfois (comme dans « La réussite de Cyprien Barge », précisément) la portée possiblement autobiographique de l’examen de conscience d’un autre artiste « déclassé » par sa mésalliance...
6Beaucoup plus modernes apparaîtront sans doute certains des combats de Van der Meersch, comme ceux livrés inlassablement, tant dans ses chroniques que ses nouvelles (et ses romans, bien sûr) contre la misère, l’inégalité, l’injustice, la souffrance, la guerre aussi. On n’oubliera pas que l’écrivain a traversé les deux conflagrations mondiales de 1914-18 et 1939-45, et qu’il a lui-même subi les rigueurs de l’occupation allemande, quand il n’était, à Roubaix, qu’« un petit bonhomme [...] en blouse de marin à col bleu, pas très gros, pas très gai, les yeux vaguement étonnés, et l’air chétif ». Il n’en dénonce qu’avec plus de véhémence la misère des populations civiles les plus exposées : les pauvres, privés de tout, les enfants, et les vieux, abandonnés à une charité publique désormais de plus en plus rare pendant les terribles périodes de rationnement déjà décrites dans Invasion 14. Certaines des nouvelles ici présentées offrent d’ailleurs un aperçu de ce qu’aurait pu être cette « Invasion 40 » dont l’écrivain portait le projet à la fin de sa vie semble-t-il. Et si l’on peut s’étonner que, malgré leur présence à l’Histoire et l’engagement social dont elles témoignent, aucune de ces nouvelles et chroniques ne fasse écho au Front populaire et à l’amélioration des conditions de vie que les grandes mesures sociales de 1936 ont procurée aux travailleurs, Van der Meersch en revanche évoque à plusieurs reprises la Résistance (dans laquelle il s’impliqua modestement mais authentiquement) et le théâtre des opérations militaires les plus lointaines et oubliées, comme cette « petite île perdue de l’Océan Indien » où il raconte « le martyre et la mort épouvantables d’un malheureux tirailleur sénégalais », en septembre 1939, « dans la monstrueuse histoire de cet univers inhumain » (« Holocauste »).
7L’engagement social de Van der Meersch n’a jamais faibli : c’est toute la misère du monde qu’il dénonce, et qu’il décrit impitoyablement dans ces tournées de visites aux vieux, aux chômeurs, aux femmes seules souvent en charge d’enfants. Une misère qui reste digne, réservée (« Il y en a qui sont tellement plus à plaindre que moi ! » se console une pauvresse), résignée à la récurrence fatale des coups du sort ou de l’Histoire « avec sa grande hache », selon la saisissante expression de Georges Perec : « Et il y a eu la guerre de 14. Puis la dévaluation. Puis la crise. Puis de nouveau la guerre ». Mais le dolorisme n’étouffe jamais tout à fait l’espoir que fonde l’écrivain humaniste sur la nature profonde de l’homme, et sur le génie de la débrouille de ces « gens de peu » toujours dépeints avec une tendresse admirative, y compris dans leurs populaires accessoires comme le vélo (« Bécane d’ouvrier ») ou la moto, à laquelle Van der Meersch voua une véritable passion.
8Seuls certains des contemporains de Van der Meersch ont eu connaissance de l’intense activité de chroniqueur et de nouvelliste que celui-ci exerça de 1930 à 1950, fidèle à sa première vocation de journaliste (dans la revue Lille Université tout d’abord) et à cette activité sans gloire d’« écrivain à façon » qu’il a évoquée dans la trilogie de La Fille pauvre, quand il rompait sa plume en rédigeant des articles et notices publicitaires sur les sujets les plus invraisemblablement divers : « un nouvel acier nitruré, une machine perfectionnée pour la fabrication des pâtes alimentaires, un photocalorimètre, une huile d’olive utilisable dans les moteurs à explosion, un procédé pour l’imperméabilisation des fibres de rayonne, ou une variété de petits objets exposés au concours Lépine »1. On le constatera à la lecture de certains des textes ici réunis, c’est ensuite d’une tout autre façon que Van der Meersch parlera de certains « produits », qu’il s’agisse d’une moto (« La Rumbold 500 ») ou d’une boisson dite hygiénique (« Le drame politico-financier de la Coca-cola »). Mais ses lecteurs d’aujourd’hui retrouveront sans doute avec plaisir les échos de certains de ses grands romans, comme La Maison dans la dune évoquée à propos du canal de Furnes à Dunkerque : « cette maison dans la dune qu’avait aimée Sylvain le contrebandier. Elle n ’existe qu’en rêve, je l’avais imaginée tout entière, et pourtant cent personnes m’ont dit l’avoir découverte » (« Cet été en Flandre... »). Ou, toujours à partir d’un décor, le vieux quartier Saint-Leu à Amiens, décrit dans « Le père prodigue » à peu près dans les mêmes termes et la même ambiance d’un soir d’automne brumeux que dans Corps et Âmes, lorsque Michel Doutreval y rejoint Evelyne. Mais si le personnage du chirurgien Le Tranin dans la nouvelle « Orgueil » fait immanquablement penser à plusieurs autres personnages de médecins du même roman (notamment Géraudin, dont l’incompétence cause la mort en couches de Mariette, la fille de son confrère), on notera que c’est la nouvelle de 1936 qui constitue un avant-texte du grand roman de 1943, tout comme le peintre flamand évoqué dans « Anvers 1640 » est déjà un ancêtre de Domitien Van Bergen dans L’Empreinte du dieu.
9Ce sont tous les registres de la nouvelle qu’exploite Van der Meersch. On jugera peut-être que le florilège ici proposé présente quelques « scories », en particulier certaines des nouvelles « animalières » dans lesquelles l’écrivain cède peut-être avec trop de facilité à la mièvrerie d’un genre dans lequel Colette elle-même s’illustra : « air du temps », ici encore. Mais la plupart des textes soutiennent la comparaison avec les meilleures productions des grands nouvellistes. Avec cette histoire aussi tragique que truculente de « mort à répétition » de la vieille Rose Bonnage, « Le télégramme » est une nouvelle digne de Maupassant. « La vertigineuse équipée » qui vaut à la victime d’un vol de vélo la gloire d’un Hercule-Tartarin rossant les gendarmes et battant tous les records cyclistes de vitesse, est un chef-d’œuvre d’habileté narrative et de drôlerie. Le dénouement de « Philippe Bressières » atteste d’un sens exceptionnel de la péripétie. Certaines « scènes de genre » (comme les descriptions très picturales d’un ciel de Flandre ou d’une taverne dans « Anvers 1640 ») et autres évocations historiques sont elles aussi très réussies. Et « Le père prodigue » (cette fois, c’est de paternité à répétition qu’il est question) est à notre sens une réussite absolue.
10Le romancier s’est souvent défendu d’avoir la moindre imagination littéraire, prétendant n’avoir fait qu’emprunter ses sujets à la réalité observée. On lira à cet effet les chroniques intitulées « Ma vocation de romancier », « De la sécheresse à l’inspiration », « Zola, écrivain des jeunes » ou « Centenaire de la mort de Stendhal » qui composent en creux une sorte d’« art poétique » de Van der Meersch. Car, qu’il s’agisse de ses grands romans ou de ses modestes nouvelles, le même cadre (géographique mais aussi social), les mêmes personnages (« gens de peu » et notables) et surtout les mêmes thématiques l’obsèdent.
11On ne sera donc pas surpris de retrouver les lieux de prédilection du romancier : l’espace (naturel mais aussi urbain) a toujours beaucoup d’importance dans l’œuvre de Van der Meersch, et pas seulement à titre d’attachement « régionaliste ». C’est le Mont-Noir, saisi dans la magie d’un soir de Noël enneigé, ou la mer et les plages du Nord amoureusement décrites dans « Pique-nique », où se déploie la grande prose lyrique de Van der Meersch pour évoquer la « nostalgie inavouée d’une immensité peuplée de vent et de lumière, d’une vaste grève désertique, dorée de soleil, allongée à perte de vue comme un long corps chaste, dont le vert océan, monstre apaisé et docile, viendrait baiser et mouiller de frissonnante écume la nudité vierge et lumineuse ». Ce sont les villes flamandes, avec les mille nuances de rouge des façades en briques de Bailleul, Cassel ou Bergues (« Cet été en Flandre... »), ou encore le « charme mélancolique » des villes industrielles et de leurs quartiers ouvriers, impossible à goûter si l’on n’a pas, « tout gosse, traîné et joué dans leurs longues rues noires, populeuses » et si l’on ne s’est pas « longuement imprégné de toute cette vie [...], en apparence monotone, laide et triste, en réalité infiniment colorée, pittoresque et diverse, pour aimer Lille ».
12Mais les lieux ne sont rien pour Van der Meersch sans les gens qui les habitent. Et nous retrouvons dans ces nouvelles, confondus dans leurs destins de lumière ou d’ombre, tous les personnages de ses romans : gueux et notables, misérables ou magnifiques (les « gens de peu » en remontrant souvent aux nantis chez Van der Meersch, spécialement en matière de générosité), ils composent cette humanité souffrante et pitoyable, mais aussi glorieuse et admirable. C’est la vieille Louisa qui dans son minuscule logement aura allaité tous les enfants de la courée ; ce sont ces médecins magnifiques de dévouement, au sujet desquels on se dit que finalement, c’est ce métier que Van der Meersch aurait pu ou dû exercer. Ce sont toutes ces familles très modestes que, déjà, « la crise » vient frapper de plein fouet dans leurs humbles rêves de dignité et de bien-être : les voici contraintes de renoncer, comme Clotaire et Julie dans « Le père prodigue », à ce rudimentaire « confort des petites gens », conquis au prix de tant de labeur, qui leur permettait enfin (luxe inouï !) de « lessiver les draps chaque quinzaine »...
13Nous devons l’édition de ces textes aux recherches patientes et expertes conduites par Mary Melliez et Francis Nazé, à la fois dans les archives de l’écrivain conservées au Fonds Van der Meersch à Wasquehal et à la médiathèque de Roubaix, mais aussi dans celles de la BNF François Mitterrand et de l’IMEC (Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine). Les membres de la Société des Amis de Maxence Van der Meersch, présidée par Mme Térèse Bonte, ont aussi précieusement participé à la collecte et à la localisation éditoriale de certains textes. Que tous soient ici vivement remerciés pour la contribution ainsi apportée à notre meilleure connaissance de l’œuvre de Maxence Van der Meersch, désormais enrichie par l’édition de ces Nouvelles et chroniques.
Notes de bas de page
1 Maxence Van der Meersch, La Fille pauvre (III, La Compagne), Albin Michel, rééd. 1965, p. 499.
Auteur
Professeur à l’Université d’Artois
Centre de recherche « Textes & Cultures »
(EA 4028)
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