C. Palmézeaux
Hippolyte, tragédie en trois actes imitée d’Euripide représentée pour la première fois à Paris, sur le théâtre du Marais, le 9 ventose an 111
Préface en forme de dialogue Entre l’Auteur et un Professeur de langues anciennes
p. 291-311
Texte intégral
L’Auteur
Oui, monsieur, je soutiens qu’il n’y a jamais eu au salon un plus beau tableau que celui de Phèdre et Hippolyte. M. Guérin était déjà célèbre par son Marcus-Sextus, il vient de se surpasser lui-même2.
Le Professeur
Je ne suis pas d’un avis contraire, monsieur ; cependant...
L’Auteur
Que voulez-vous dire avec votre cependant ? A-t-on jamais vu un coloris plus vrai, une ordonnance plus sage, une pose de figures plus heureuses, en un mot, un faire plus moëlleux et plus délicat ? les têtes sur-tout n’ont-elles pas toute l’expression nécessaire ? Et les mains ! Ah ! ce sont les mains que j’admire. La main gauche de Thésée qui presse le corps de Phèdre, est un peu forte, à la vérité ; mais la droite, qui est pour ainsi dire fermée avec colère, et appuyée sur son genou ; connaissez-vous dans la peinture quelque chose de plus animé et qui porte dans l’ame une impression plus profonde ?
Le Professeur
Non, je suis de votre avis sur les mains de Thésée, sur le grand caractère de tête des quatre personnages du tableau, et en général sur la manière large du peintre ; il dessine avec correction et pureté, il peint avec noblesse, et cependant je ne suis pas du tout content de son Hippolyte.
L’Auteur
De son Hippolyte ! Et c’est une figure achevée ; tout le monde en raffole ; les femmes sur-tout ne cessent de l’admirer.
Le Professeur
L’Hippolyte d’Euripide a un caractère plus mâle, des muscles plus prononcés, une attitude plus fière, plus énergique, et je pense que les femmes l’admireraient et l’aimeraient encore davantage. Relisez votre Euripide, mon cher Monsieur, relisez l’Hippolyte d’Euripide, et vous verrez que l’Hippolyte de M. Guérin est manqué.
L’Auteur
Manqué ! Monsieur le professeur, c’est beaucoup trop dire. Vous pourriez, tout au plus, affirmer que le peintre Guérin n’ayant voulu rendre que l’Hippolyte de Racine, cet Hippolyte n’a que peu ou point de ressemblance avec celui d’Euripide ; mais....
Le Professeur
Relisez votre Euripide.
L’Auteur
Mais certes vous ne pouvez pas nier que le pinceau de Guérin n’ait exprimé d’une manière admirable l’Hippolyte de Racine.
Le Professeur
Relisez votre Euripide.
L’Auteur
Eh bien, monsieur, je l’ai relu mon Euripide, je l’ai relu ce matin même avant de venir ici.
Le Professeur
Eh bien, monsieur, laissons le peintre Guérin, qui, malgré ses défauts, mérite beaucoup d’éloges, et parlons un peu d’Euripide. Ne trouvez-vous pas qu’il y a une plus belle simplicité, plus d’intérêt, plus de mouvement et plus de vraie sensibilité dans l’Hippolyte d’Euripide que dans la Phèdre de Racine ?
L’Auteur
Je trouve le caractère de Phèdre plus touchant, plus passionné, plus largement dessiné dans Racine que dans Euripide ; mais le caractère d’Hippolyte, dans Euripide, me paraît bien supérieur à celui qu’a tracé Racine.
Le Professeur
Eh bien, puisque M. Guérin a fait son Hippolyte, pourquoi ne feriez-vous pas le vôtre ? Il est peintre et vous êtes poëte. Pictoribus atque poetis / quidlibet audendi3, etc.
L’Auteur
Pourquoi ne ferais-je pas mon Hippolyte ? Je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire.
Le Professeur
Eh ! oui ; pourquoi ne feriez-vous pas votre Hippolyte ? Relisez l’Hippolyte d’Euripide, vous dis-je ; pénétrez-vous bien de la beauté d’un pareil sujet, réfléchissez-y bien, et faites comme La Harpe, qui, en supprimant les chœurs du Philoctète de Sophocle, nous a donné, en trois actes, une tragédie de Philoctète très-estimable4.
L’Auteur
Traiter un sujet qui l’a été par le grand Racine ! Y pensez-vous, monsieur le Professeur ? Il faudrait que j’eusse perdu l’esprit, pour tenter une pareille entreprise.
Le Professeur
Eh qu’importe que Racine ait déjà traité un sujet ? Est-ce une raison pour qu’un autre poète ne le traite pas ? Le Gouvé a refait la Thébaïde5, et a fait mieux que Racine.
L’Auteur
Mais la Thébaïde fut le premier ouvrage de Racine, et par conséquent très-faible ; au lieu que Phèdre...
Le Professeur
J’aime, j’admire Racine ; je le regarde, quant au style, comme le plus parfait de nos poëtes tragiques ; mais Racine a pu faire des fautes ; que dis-je ? il en a fait, la tragédie de Phèdre en fourmille.
L’Auteur
Quel blasphème vous échappe là, monsieur le professeur ! Quoi, la tragédie de Phèdre !...
Le Professeur
Ignorez-vous ce qu’en a dit le grand Arnaud, que le grand défaut de cette pièce était l’amour d’Hippolyte pour Aricie6 ? Ignorez-vous que ce défaut a été relevé par le grand Fénelon lui-même ? et ces autorités ne sont-elles d’aucun poids en littérature ? L’action de la Phèdre de Racine, a dit l’auteur de Télémaque, aurait été plus vive, plus courte et plus rapide, si l’on n’y avait vu que Phèdre livrée à la fureur de son amour7. Ce qu’ont dit Fénelon et le grand Arnaud a été répété par le père Saverio8, par l’abbé Casalbigi9, dans sa lettre au comte Alfieri10, et une foule d’autres littérateurs célèbres. Que dis-je ? quelques-uns ont prétendu et prétendent encore que le plan de la Phedre de Pradon vaut beaucoup mieux que le plan de la Phedre de Racine, et je ne vous cache pas qu’un de mes collègues, professeur, ainsi que moi, dans une école centrale de département, ne manque jamais, quand il donne ses leçons sur la tragédie, de lire à ses élèves la Phedre de Pradon et celle de Racine, de les analyser, de les comparer ensemble, de faire voir en quoi celle de Pradon l’emporte sur celle de Racine, en quoi celle de Racine l’emporte sur celle de Pradon ; et si l’avantage est toujours du côté de Racine, par rapport au style, croyez-vous que cette victoire ne soit pas la seule ? Relisez la Phedre de Racine, et s’il n’est pas souverainement ridicule que Thésée juge son fils coupable sur une épée laissée entre les mains de Phedre11 ? Dites-moi si ce moyen n’est pas aussi petit que misérable, et si cette épée ne ressemble pas trop au manteau de Joseph laissé entre les mains de madame Putiphar12 ? dites-moi s’il est possible que, d’après un tel indice, un père tendre et vertueux condamne son fils à la mort ? Oh ! que la colère de Thésée est bien mieux motivée dans l’Hippolyte d’Euripide ! oh ! que l’imprécation à Neptune est bien mieux amenée et plus naturelle13 ! C’est Phèdre elle-même qui, avant que de mourir, accuse, dans une lettre, le fils de Thésée ; Thésée, en la lisant, peut-il n’être pas assuré que son fils est coupable ? Thésée ne doit-il pas ajouter plus de foi à une dénonciation faite par son épouse, qu’il croit vertueuse, qu’à une dénonciation faite par une nourrice, qui n’est qu’un personnage subalterne et qui ne lui inspire aucune considération ?
L’Auteur
Vous traitez un peu mal le grand Racine, tout professeur que vous êtes, et je n’aurais jamais cru que...
Le Professeur
Tout professeur que je suis, je tâche de m’élever au-dessus des préjugés littéraires, ce qui est rare dans ma profession, et je ne rougis pas d’avoir des opinions différentes de celles du vulgaire ; il y a si peu de gens qui raisonnent d’après eux-mêmes. Je suis homme de collège, à la vérité, mais je ne pense pas comme au collège. J’ai critiqué le plan de la Phèdre de Racine, parce qu’il mérite d’être critiqué. Je vous étonnerais bien davantage, si...
L’Auteur
Voilà un si qui me déplaît beaucoup, monsieur le professeur ; que voulez-vous dire avec votre si, et le sens suspendu qu’il annonce ?
Le Professeur
Je veux dire que je vous étonnerais bien davantage, si je m’avisais de critiquer le style de cette pièce.
L’Auteur
Parlez, monsieur, parlez ; ne vous gênez pas. Vous professez les langues anciennes à l’école centrale du Panthéon, vous savez le grec et le latin mieux que moi ; mais la langue française, telle qu’on l’écrivait du temps de Louis XIV, ne vous est pas étrangère ; parlez, éclairez-moi, et je me ferai honneur de profiter de vos lumières.
Le Professeur
Non ; je ne vous dirais rien sur la Phèdre de Racine que vous ne sachiez ; et à quoi servirait mon bavardage ? Est-ce à l’écolier qu’il convient d’instruire son maître ?
L’Auteur
Ah ! monsieur le professeur, quelle modestie ! Je suis plus vieux que vous, à la vérité ; mais on perd souvent la mémoire en avançant en âge, et je ne serais pas fâché d’apprendre de nouveau ce que j’ai su dans ma jeunesse.
Le Professeur
Eh bien, quand je vous rappellerai que tout le style d’Hippolyte dans ses scènes avec Aricie est froid et lancinant, en serez-vous plus avancé ? Quand je vous dirai que des taches remarquables déparent le récit de Théramène, me saurez-vous quelque gré de cet aveu ?
L’Auteur
Le récit de Théramène ! C’est le morceau par excellence, et celui de tous ceux échappés à la plume de Racine qui prouve le plus son talent pour la poésie épique. Que trouvez-vous à redire dans ce morceau ?
Le Professeur
Vous avez, dites-vous, relu l’Hippolyte d’Euripide ; relisez les remarques de l’abbé d’Olivet14 sur la Phèdre de Racine, elles vous l’apprendront mieux que moi ; elles vous diront que les dépouilles sanglantes des cheveux d’Hippolyte sont une expression très-vicieuse, puisque des cheveux ne peuvent point avoir de dépouilles, étant eux-mêmes des dépouilles de la tête ; elles vous diront que les froides reliques sont une expression très-impropre, puisque le mot reliques ne se prend guère que dans un sens mystique et religieux ; elles vous diront... Mais pourquoi, vous dis-je, voulez-vous que je vous rappelle ce que vous savez aussi bien que moi ? et que je vous fasse l’étalage pédantesque d’une érudition qui court les rues ? Vous dirai-je encore que Racine n’a rien, ou presque rien à lui dans cette tragédie de Phèdre tant vantée ? qu’il a pris en entier dans Sénèque la déclaration de Phèdre à Hippolyte ; qu’il a fait le plan de sa tragédie avec le plan combiné de Sénèque et d’Euripide15 ? Vous dirai-je que Robert Garnier, que Gilbert, secrétaire des commandements de la reine Christine, que la Pinelière, que Segrais avaient traité le sujet de Phèdre avant Racine, et que Racine leur a pillé plusieurs beaux vers et plusieurs situations intéressantes16 ? Vous dirai-je que Robert Garnier a sur Racine l’avantage d’avoir conservé l’unité d’action, d’intérêt et de caractère ? que par conséquent l’Hippolyte de Robert Garnier est beaucoup plus raisonnable et beaucoup plus vraisemblable que la Phèdre de Racine ? et que si le style de Garnier n’avait pas vieilli, on le préférerait peut-être à celui de son imitateur ? Pour juger du présent, regardez le passé, fait dire Gilbert à son Hippolyte dans la scène de justification avec son père. Vous dirai-je que ce vers très heureux a fourni à Racine l’idée d’une de ses plus belles tirades17 ? Vous dirai-je enfin que Voltaire, qui est l’homme que vous aimez le plus dans la littérature française, pense à-peu-près comme moi sur le compte de celui qu’on appelle, je ne sais trop pourquoi, le grand Racine ? Voltaire, à la vérité, a beaucoup loué Racine pour la pureté et l’élégance de la versification, mais dans combien d’endroits de ses ouvrages ne blâme-t-il pas le plan et les caractères des tragédies de Racine ? Quant au jugement qu’il en porte dans le Temple du Goût18, je ne vous le citerai pas ; tout le monde le sait par cœur. Lisez, lisez seulement ce qu’il dit de la monotonie de ses déclarations d’amour, et de la faiblesse de quelques-uns de ses caractères ; ce sont les paroles de Voltaire lui-même que je vous rappelle. Ne dit-il pas que Xipharès, Britannicus et Hippolyte n’ont jamais fait l’amour comme ils le font galamment dans les tragédies de Racine ? Lisez attentivement l’ingénieuse préface des Guèbres19. Voltaire n’y critique-t-il pas la tragédie d’Athalie avec autant de justice que de vérité, lorsqu’il se fait dire par le lord Cordsbury que tout, dans cette tragédie, se passe en longs discours, et que les quatre premiers actes ne sont que des préparatifs ? Ne trouve-t-il pas odieux autant que ridicule qu’un prêtre fanatique et une vieille nourrice20, se liguent pour faire assassiner une grande reine qui ne peut avoir aucune raison valable de se venger d’un enfant ? Voltaire n’a-t-il pas trouvé mauvais le plan de Bérénice ? n’a-t-il pas dit que c’était une églogue en dialogue ? ne trouve-t-il pas des fadeurs dans presque toutes les tragédies de Racine ? Ne le blâme-t-il pas d’avoir avili par des amours de ruelles les grands sujets de l’antiquité ? et ne le loue-t-il pas d’avoir eu le dessein de rendre son ancienne pureté au théâtre tragique, en traitant le sujet sévère d’Iphigénie en Tauride, où la galanterie n’entrait pour rien ? Voltaire ne répète-t-il pas sans cesse que cette galanterie est le défaut capital des tragédies de Racine ? ne se moque-t-il pas, dans sa lettre à madame la duchesse du Maine, tantôt de ce Néron qui se cache derrière une tapisserie pour entendre les discours de sa maîtresse et de son rival, tantôt de ce vieux Mithridate qui se sert d’une ruse comique pour savoir le secret d’une jeune personne aimée de ses deux enfants21 ? A quoi me servirait d’entrer dans d’autres détails sur les critiques fondées qu’on peut faire des pièces de Racine, sur-tout de la tragédie de Phèdre, où l’amour d’Hippolyte est si puéril et si déplacé ? ce serait vous prendre pour un de mes écoliers, et certes il y a longtemps que vous êtes sorti du collège.
L’Auteur
Je vous entends, monsieur le professeur ; vous aimez, vous admirez Racine, m’avez-vous dit, et vous ne le rabaissez en ce moment que pour me donner plus de courage et m’enhardir à imiter l’Hippolyte d’Euripide ; cette feinte pieuse...
Le Professeur
Non, je ne mets point de feinte ni de charlatanisme dans mes discours ; la tragédie de Phèdre, quoique très-estimable, me paraît remplie de défauts ; mais supposons qu’elle soit parfaite, ne pourrait-on pas encore glaner quelques beautés après Racine ? Euripide, par exemple, fait revenir sur le théâtre Hippolyte mourant et après qu’il a été traîné par ses chevaux22. Lusneau de Bois-Germain23 reproche avec raison à Racine de n’avoir point fait usage de cette situation. Qui vous empêche de vous en emparer ? Y a-t-il rien de plus déchirant que de voir un père malheureux, désespéré d’avoir condamné son fils innocent, lui demander pardon de sa crédulité, et d’entendre ce fils vertueux absoudre un père qui se repent, et l’embrasser au lieu de le maudire ? Cette scène est neuve au théâtre, et mériterait seule qu’on fît une tragédie pour l’y insérer.
L’Auteur
Oui ; mais si je m’empare de cette scène dont Racine a dédaigné de faire usage, combien d’autres n’en trouverais-je pas dans Euripide que Racine a, pour ainsi dire, écrémées ? et comment ferais-je pour ne pas retomber dans Racine, en voulant n’imiter qu’Euripide ? C’est toi qui l’as nommé24, par exemple, cet élan du cœur aussi passionné que rapide, est tout entier dans Euripide25, et Racine n’a eu garde de le dédaigner, mais si je le place dans ma tragédie, les personnes qui ne connaissent point Euripide diront que j’ai pillé Racine ; et c’est bien la peine de travailler pour s’attirer un pareil reproche.
Le Professeur
Phèdre dit à Œnone, dans Euripide : C’est toi qui l’a [sic] nommé, non pas moi. Faites le vers de la sorte : C’est un autre que moi qui vient de le nommer ; le trait sera moins rapide, à la vérité, mais il rendra bien le sens d’Euripide, et ce ne sera point une copie servile de Racine. Continuez ce travail sur tous les endroits où vous serez en concurrence avec l’auteur de la Phèdre française, et cette difficulté vaincue, qui échappera sans doute au vulgaire des spectateurs, vous vaudra le suffrage des connaisseurs habiles.
L’Auteur
Ainsi, vous me conseillez bravement d’éviter toutes les tournures raciniennes, et vous croyez qu’avec cette dangereuse précaution je pourrai faire un bon ouvrage.
Le Professeur
Eh pourquoi non, je vous prie ? La langue française paraît pauvre aux ignorants qui ne la connaissent pas ; mais pour qui sait la travailler, elle est extrêmement riche et prend tous les caractères qu’on veut lui donner. Tantôt brillante comme l’éclair, elle éblouit, elle frappe, elle fait baisser la vue ; tantôt elle s’élance comme l’aigle dans le séjour des dieux ; tantôt, modeste colombe, elle rase les prairies ; voyez comme elle est élevée dans Corneille, naïve dans Lafontaine, majestueuse dans Bossuet. Racine et Pradon se sont servis des mêmes mots pour écrire ; mais les ont-il arrangés de même ? L’art d’écrire n’est autre chose que l’arrangement des mots26 ; une épithète placée avant ou après un substantif forme une beauté ou un défaut ; et des temps de verbe, selon qu’ils sont bien ou mal employés, dépendent l’harmonie ou la platitude d’une phrase : c’est ce qui rend, pour les étrangers, notre poésie si difficile. La langue française, en un mot, est une terre argileuse qu’il faut creuser bien avant pour la rendre fertile ; si vous ne faites que la gratter à la surface, elle ne produira que des sauvageons, des ronces ou des épines. Pradon n’a été qu’un laboureur paresseux qui a dételé trop tôt sa charrue ; Racine a été un laborieux agriculteur qui a tourné et retourné mille fois son terrain pour y trouver des trésors. Imitez Racine, et, comme lui, vous vous enrichirez, sans rien usurper sur son domaine ; les moissons que vous recueillerez après lui ne seront pas les siennes et n’en seront pas moins précieuses.
L’Auteur
Mais il y a fort peu d’action dans l’Hyppolite [sic] d’Euripide, et il y a des détails d’une si grande simplicité, que nos mœurs pourraient en être choquées.
Le Professeur
Malheur à qui se scandalise ! a dit l’Evangile27. Nous sommes si éloignés de la nature qu’il faut nous y ramener ; et ces détails que vous trouvez trop simples pourront produire cet effet utile. Quant au feu d’action que vous reprochez à l’Hippolyte d’Euripide, oubliez-vous que les développements en tiennent lieu ? Et où trouve-t-on de plus beaux développements que dans l’Hippolyte d’Euripide ? La scène seconde du second acte, par exemple28 ; connaissez-vous quelque chose de plus touchant et de plus beau ? Une nourrice, et en même temps gouvernante, demande à une princesse qu’elle a nourrie et élevée ce qui peut l’inquiéter ; la princesse hésite et se laisse faire vingt fois la même question ; enfin elle avoue tout, et rougit. Quelle situation ! Croyez-vous qu’elle ne vaille pas mille fois mieux que tout ce qu’il y a de forcé et d’extraordinaire dans nos mélodrames modernes ?
L’Auteur
Je vous remercie, monsieur le professeur, des bons avis que vous m’avez donnés ; je vais travailler à la tragédie d’Hippolyte. (Revenant sur ses pas) Mais un moment ; avant que d’y aller, dites-moi, je vous prie, si vous ferez jouer ma pièce au Théâtre-Français ? Vous êtes, m’a-t-on dit, commissaire du gouvernement près de ce théâtre.
Le Professeur
Je le ferais avec plaisir, monsieur ; car j’aime à encourager les talens : j’aime, sur-tout, que l’art s’enrichisse de nouvelles découvertes et de conquêtes inattendues. Mais les comédiens français ont cinquante ou soixante tragédies reçues avant la vôtre ; et, comme ils n’en jouent guère qu’une nouvelle tous les ans, et quelquefois point du tout, vous voyez que nous serions morts tous les deux avant que votre Hippolyte eût subi à leur théâtre l’épreuve d’une première représentation. Mais que cette considération douloureuse n’enchaîne point votre noble audace. N’y a-t-il en France que le Théâtre-Français pour faire représenter des tragédies ? et n’y a-t-il que les habitants de Paris qui soient dignes de les juger ? Les habitants de Bordeaux, Lyon, de Marseille, de Nantes, etc., n’ont-ils aucune connaissance de l’art dramatique29 ? et lorsqu’ils ont approuvé un ouvrage, faut-il croire qu’il ne vaut rien, parce que ce n’est pas à Paris qu’ils l’ont jugé ? A Paris même, n’y a-t-il pas des théâtres que l’on appelle secondaires, je ne sais trop pourquoi, où un auteur peut soumettre ses productions au jugement des Parisiens, et voir ses efforts couronnés par l’impartialité et la justice ? J’ai vu d’excellentes pièces représentées pour la première fois sur les théâtres de la Cité, du Marais30, de Molière, de la porte Saint-Martin, de l’Ambigu-comique, des Jeunes-Elèves, etc..., et dont le succès, confirmé par le suffrage des vrais connaisseurs, prouve que le goût n’est point perdu dans la capitale, et qu’il réside ailleurs que dans une enceinte jadis privilégiée par le gouvernement, et maintenant trop favorisée par l’opinion publique. Il m’est venu même à ce sujet une idée que je crois intéressante, et qu’il faut que je vous communique. Les comédiens français sont les dépositaires de tous les trésors de notre théâtre ; ils en sont pour ainsi dire les conservateurs ; et malheureusement, trop avares de leurs richesses, ils n’en font pas toujours l’usage qu’ils en devraient faire. Que de chefs-d’œuvre de Corneille, de Racine, de Crébillon, de Voltaire, et de plusieurs auteurs moins célèbres, tels que Lagrange-Chancel, Campistron, Duruyer, Piron, Dubelloy, Lemière, Marmontel31 etc., restent pour jamais ensevelis dans leur vaste répertoire, et n’en sont point sortis depuis une vingtaine d’années, quoiqu’ils ne méritent point cette obscurité, ou plutôt cette proscription cruelle ! Je voudrais donc qu’il fût défendu aux comédiens français de jouer des tragédies et des comédies nouvelles ; non qu’ils n’aient beaucoup de talens pour les embellir, mais parce qu’étant propriétaires de la mine la plus précieuse ils devraient se borner à l’exploiter, et laisser à d’autres le soin de découvrir quelque mine nouvelle. Les comédiens français sont les grands-prêtres de l’art dramatique ; et les grands-prêtres, chez les Hébreux, s’amusaient-ils à remplir les fonctions des lévites ? Je voudrais aussi qu’une pièce non jouée par les comédiens français, qui aurait beaucoup réussi sur les théâtres secondaires, eût l’honneur de faire partie du répertoire des comédiens français après plusieurs épreuves réitérées ; et que les dignes interprètes de Corneille et de Racine ne dédaignassent pas de prêter leurs organes aux descendans ou imitateurs de ces grands hommes. Ainsi, les théâtres secondaires de Paris seraient en quelque sorte les succursales du grand théâtre, et formeraient tour-à-tour le péristyle du temple de Melpomène et le vestibule du salon de Thalie. J’estime, j’honore les comédiens français, et je ne tiens à cette idée qu’autant qu’elle pourrait leur plaire. Il s’élève à chaque instant dans la république, des jeunes gens qui n’ont jamais vu les comédiens français dans Cinna, les Horaces, Polyeucte, etc., qui brûlent de les voir dans Iphigénie en Aulide, Phèdre, Andromaque, Mithridate, etc., et qui seraient enchantés de les applaudir dans Zaïre, Alzire, Brutus, Mahomet, dans Rhadamisthe et Zénobie32, etc. Pourquoi affliger les amateurs empressés et bénévoles, en les privant de plaisirs qui leur sont inconnus ? La Comédie française est comme le roi de France d’autrefois, elle ne meurt jamais. Lekain, Molé, Préville sont disparus33. Mais, bien ou mal, ils ont été remplacés ; les comédiens français restent, en un mot ; et les générations se succèdent. Les comédiens d’aujourd’hui, comme ceux d’hier, doivent faire face à toutes les volontés, à tous les désirs généreux qui arrivent du fond des départements. Ils sont les comédiens français de la RÉPUBLIQUE34, et les autres ne sont que ceux de telle ou telle ville, de tel ou tel arrondissement, de telle ou telle commune, etc.
Il s’est fait, au surplus, une révolution dans la politique, qui a coûté malheureusement beaucoup de sang ; il va s’en faire une dans l’art dramatique, qui n’en fera pas verser une goutte. Il existe une foule d’auteurs pleins de génie, et dont le porte-feuille est rempli d’ouvrages très-estimables, et qui, ne pouvant pas les faire représenter par messieurs les comédiens français, les envoient dans les principales villes de la république, et jouissant d’un succès d’autant plus mérité, qu’il n’est mendié ni par la cabale ni par l’intrigue35. Imitez ces auteurs courageux, M. de Palmezeaux ; faites représenter votre Hippolyte à Paris sur les théâtres nommés secondaires ; envoyez-le ensuite dans les départemens, et soyez sûr que vous trouverez bien moins d’obstacles qu’au Théâtre-Français ; soyez sûr, si votre pièce est bonne, que tôt ou tard le public vous rendra justice, et que vous n’aurez pas à regretter de n’être pas tombé sur le premier théâtre de la capitale.
L’Auteur
Vous m’avez converti, monsieur le professeur, vous parlez comme un vrai philosophe. Je vais relire mon Euripide, et travailler d’après lui à la tragédie d’Hippolyte, que j’aurai l’honneur de vous offrir quand elle sera imprimée et représentée.
Le Professeur
Je la recevrai avec plaisir ; et, en attendant, je vais faire ma classe. Adieu.
Notes de bas de page
1 A PARIS Chez madame Masson, libraire, Editeur de Pièces de Théâtre, rue de l’Echelle, n° 558, au coin de celle Saint-Honoré. Imprimerie de Chaignieau Ainé An XI. – 1803.
2 Voir notre Introduction (à la note 9) et la reproduction en couverture de cet ouvrage. Le tableau Marcus Sextus de Guérin fut le grand succès du Salon de 1800.
3 Horace, Art poétique, vers 9-10. La citation se poursuit par les quatre mots suivants : « semper fuit aequa potestas ». [ « Les peintres et les poètes, toujours, eurent le juste pouvoir de tout oser ».] La thèse de la parenté entre peinture et poésie avait été remise en question en Allemagne dès 1766 par Lessing dans son Laocoon.
4 La pièce Philoctète est de 1783. La Harpe mourut cette même année 1803 où fut composé l’Hippolyte de Palmézeaux.
5 Gabriel Legouvé (1764-1812) connut la gloire avec Henri IV en 1805. Étéocle et Polynice est de 1799 (la Thébaïde ou les Frères ennemis de Racine date de 1664).
6 Pour les rapports au sujet de Phèdre entre Racine, Arnauld et Port-Royal, lire la Notice de Georges Forestier dans Racine – Théâtre. Poésie, Paris, Gallimard (= Bibliothèque de la Pléiade), 1999, spécialement p. 1625 sq. L’invention d’un Hippolyte amoureux est le fait de Gabriel Gilbert (Hippolyte ou le Garçon insensible, 1646).
7 François de Salignac de La Mothe Fénelon (1651-1751). Voir Œuvres de M. François de Salignac de La Mothe Fénelon, précepteur des enfants de France [...] Tome Premier. À Paris, de l’imprimerie de France AMB. Didot, MDCCLXXXVII. Passage auquel il est renvoyé ici : « Corneille n’a fait qu’affaiblir l’action, que la rendre double, et que distraire le spectateur dans son . Œdipe, par l’épisode du froid amour de Thésée pour Dircé. Racine est tombé dans le même inconvénient en composant sa Phèdre : il a fait un double spectacle en joignant à Phèdre furieuse Hippolyte soupirant contre son vrai caractère. Il fallait laisser Phèdre dans sa fureur ; l’action aurait été unique, courte, vive, rapide ».
8 Saverio Bettinelli (1718-1808), jésuite « voltairien ». Ses Poésies diverses sont de 1771.
9 Ranieri de Casalbigi (1715-1795) fut aussi collaborateur de Gluck. Voir ses Commentari sulle Tragédie di Vittorio Alfieri (la 2e édition est de 1811).
10 Vittorio Alfieri (1749-1803) fit renaître la tragédie italienne dans le dernier quart du XVIIIe siècle. Il était violemment antifrançais (cf. le Misogallo) et, politiquement, se détourna de la Révolution française.
11 Phèdre, IV, 1.
12 Le motif fait partie de l’histoire de Joseph rapportée dans la Genèse. Le sujet connut une riche fortune dramatique, notamment sur les scènes scolaires.
13 Voir aussi Sénèque, Phaedra, vers 589-718.
14 Pierre-Joseph Thoulier, abbé d’Olivet (1682-1762), grammairien dans l’esprit de Boileau. Ses Remarques de grammaire sur Racine sont de 1738.
15 Lire au contraire ce qu’en dit Georges Forestier, Racine – Théâtre. Poésie [...], op. cit., p. 1630 : « Il a fait ainsi que la combinaison a priori impossible des images contradictoires des Phèdres antiques en vînt à dépasser ce qui pouvait paraître incohérent en chacune d’entre elles [...] Racine a pu construire cette nouvelle Phèdre pleinement innocente jusque dans sa mort et pleinement coupable à la réserve de sa mort. Et par là parfaitement tragique ».
16 Garnier donne Hippolyte, fils de Thésée en 1578, La Pinelière son propre Hippolyte en 1635, Jean Regnault de Segrais (1624-1701) fut le professeur de belles-lettres du baron Guérin.
17 Phèdre, IV, 2, où Hippolyte déclare : « Un jour seul ne fait point d’un Mortel vertueux / Un perfide assassin, un lâche Incestueux », etc...
18 Le poème de Voltaire est de 1733. Racine y est figuré retouchant le portrait de ses jeunes premiers amoureux. Xipharès est, avec Pharnace, fils de Mithridate dans la tragédie éponyme.
19 La pièce, à caractère « philosophique », est de 1768. Athalie : Voltaire loue la pièce au point de vue littéraire, mais fait son procès au nom de la morale et de la religion.
20 Joad et la nourrice de Joas.
21 Allusions à Britannicus (II, 1) et à Mithridate (II, 2-6).
22 Euripide, Hippolyte, vers 1282-1460. C’est une partie de cette scène que traduira August Wilhelm Schlegel à la fin de sa Comparaison [...] Palmézeaux a réutilisé ce grand moment de conciliation pathétique dans son propre Hippolyte.
23 Pierre-Joseph-François Lu(s) neau de Bois-Germain (ou Bois-germain) (1732-1801) avait fait paraître en 1768 une édition de Racine.
24 Phèdre, I, 3, vers 264.
25 Hippolyte, vers 352.
26 C’est la dispositio de la rhétorique.
27 Cette citation approximative renvoie à Matthieu, 26, 31.
28 Plus exactement les vers 176-361.
29 Éloquent témoignage sur une réalité trop souvent tue dans l’historiographie littéraire : la vie théâtrale en France, à Paris et hors de Paris. Nombre de pièces (par exemple Le Père de famille de Diderot) ont connu leurs premiers succès en province (dans ce dernier cas, à Bordeaux).
30 Où l’Hippolyte de Palmézeaux fut créé.
31 Joseph de Chancel, dit de Lagrange-Chancel (1677-1758), auteur de tragédies à sujets antiques, dont Méléagre (1699) ; Jean Gualbert de Campistron (1656-1723), auteur tragique à qui l’on doit par ailleurs la comédie très connue Le Jaloux désabusé (1709) ; Pierre du Ruyer (1605-1658) publia et fit jouer Scévole (1646) ; Alexis Piron (1689-1773), auteur à la fois tragique (Gustave Wasa, 1733) et comique (La Métromanie, 1738) ; Pierre-Laurent Buyrette, dit Dormont de Belloy (1727-1775). Sa pièce patriotique Le Siège de Calais (1765) fut un énorme succès ; Antoine-Marin Lemierre (1723-1793), célèbre pour Hypermnestre (1758), Guillaume Tell (1766) et La Veuve du Malabar (1770) ; Jean-François Marmontel (1723-1799). Outre sa Poétique française (1763) et ses contes moraux, il composa une tragédie d’Aristomène (1749).
32 Outre Voltaire, Palmézeaux loue le rival de ce dernier, Crébillon père (1674-1762) ; Rhadamiste et Zénobie est de 1711.
33 Henri-Louis Cain, dit Lekain (1728-1778), l’acteur favori de Voltaire (Brutus) ; François-René Molé (1734-1802) : habitué aux premiers rôles, il créa l’Hamlet et le Roméo et Juliette de Ducis d’après Shakespeare ; Pierre-Louis Dubus, dit Préville (1721- 1799), excellait dans tous les premiers emplois.
34 Leur mission a été bouleversée dès la fin de l’année 1789 avec les incidents qui accompagnèrent la création du Charles IX de Marie-Joseph Chénier. Le rôle de Talma a été déterminant dans ces changements de nature politique.
35 On ne sait trop à quoi précisément il est fait allusion ici. En tout cas, le Consulat et l’Empire marqueront le triomphe du (néo)– classicisme, le Cinna de Corneille jouant alors le rôle d’une référence absolue.
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