Germaine de Staël
Des Tragédies grecques 1
p. 281-289
Texte intégral
1[...] La religion des Grecs n’étant pour nous que de la poésie, jamais leurs tragédies ne nous feront éprouver une émotion égale à celles qu’ils ressentaient en les écoutant. Les auteurs grecs comptaient sur un certain nombre d’effets tragiques qui tenaient à la crédulité de leurs spectateurs ; et ils pouvaient suppléer par les terreurs religieuses à quelques émotions naturelles.
2Tout, chez les Grecs, a le charme et l’avantage de la jeunesse : la douleur elle-même, si l’on peut le dire, y est encore dans sa nouveauté, conservant l’espérance, et rencontrant toujours la pitié. Les spectateurs étaient si facilement émus, prenaient un si vif intérêt à la souffrance, que cette certitude mettait le poète en confiance avec ses auditeurs ; il ne redoutait pas (ce qu’on doit craindre de nos jours jusque dans les fictions) d’importuner par la plainte, comme si l’infortune, dans les tableaux d’imagination, pouvait encore fatiguer l’égoïsme.
3Le malheur chez les Grecs se montrait auguste ; il offrait aux peintres de nobles attitudes, aux poètes des images imposantes ; il donnait aux idées religieuses une solennité nouvelle ; mais l’attendrissement que causent les tragédies modernes est mille fois plus profond. Ce qu’on représente de nos jours, ce n’est plus seulement la douleur offrant aux regards un majestueux spectacle, c’est la douleur dans ses impressions solitaires, sans appui comme sans espoir ; c’est la douleur telle que la nature et la société l’ont faite2.
4Les Grecs n’exigeaient point comme nous le jeu des situations, le contraste des caractères ; leurs tragiques ne faisaient point ressortir les beautés par l’opposition des ombres. Leur art dramatique ressemblait à leur peinture, où les plus vives couleurs, où tous les objets sont placés sur le même plan, sans que les lois de la perspective y soient observées.
5Les tragiques grecs, fondant la plupart de leurs pièces sur l’action continuelle de la volonté des dieux, étaient dispensés d’un certain genre de vraisemblance, qui est la gradation des événements naturels ; ils produisaient de grands effets, sans les avoir amenés par des nuances progressives ; l’esprit étant toujours préparé à la crainte par la religion, à l’extraordinaire par la foi, les Grecs n’étaient point astreints aux plus grandes difficultés de l’art dramatique ; ils ne dessinaient point les caractères avec cette vérité philosophique, exigée dans les temps modernes. Le contraste des vices et des vertus, les combats intérieurs, le mélange et l’opposition des sentiments qu’il faut peindre pour intéresser le cœur humain, étaient à peine indiqués. Il suffisait aux Grecs d’un oracle des dieux pour tout expliquer.
6Oreste tuait sa mère ; Électre l’y encourageait sans un moment d’incertitude ni de regrets ; les remords d’Oreste après la mort de Clytemnestre ne sont point préparés par les combats qu’il devait éprouver avant de la tuer ; l’oracle d’Apollon avait commandé le meurtre ; alors qu’il est commis, les Euménides se saisissent du coupable ; à peine aperçoit-on les sentiments de l’homme à travers ses actions. C’est dans les chœurs que sont reléguées les réflexions, les incertitudes, les délibérations et les craintes : les héros agissent toujours par l’ordre des dieux.
7Racine, en imitant les Grecs dans quelques-unes de ses pièces, explique par des raisons tirées des passions humaines, les forfaits commandés par les dieux ; il place un développement moral à côté de la puissance du fatalisme ; dans un pays où l’on ne croit point à la religion des païens, un tel développement est nécessaire ; mais chez les Grecs, l’effet tragique était d’autant plus terrible, qu’il avait pour fondement une cause surnaturelle. La foi que les Grecs avaient à de telles causes, donnait nécessairement moins d’indépendance et de variété aux affections de l’âme.
8Il existait un dogme religieux pour décider de chaque sentiment, comme une divinité pour personnifier chaque arbre, chaque fontaine. On ne pouvait refuser la piété à qui se présentait avec une branche d’olivier, ornée de bandelettes, ou tenait embrassé l’autel des dieux. Tel est le sujet unique de la tragédie des Suppliantes3 : de semblables croyances donnent une élégance poétique à toutes les actions de la vie ; mais elles bannissent habituellement ce qu’il y a d’irrégulier, d’imprévu, d’irrésistible dans les mouvements du cœur4.
9L’amour est chez les Grecs, comme toutes les autres passions violentes, un simple effet de la fatalité. Dans les tragédies, comme dans les poèmes, on est sans cesse frappé de ce qui manquait aux affections du cœur, lorsque les femmes n’étaient point appelées à sentir ni à juger. Alceste donne sa vie pour Admète ; mais avant de s’y résoudre, que ne lui fait pas dire Euripide pour engager le père d’Admète à se dévouer à sa place5 ? Les Grecs peignaient une action généreuse ; mais ils ne savaient pas quelles jouissances on peut trouver à braver la mort pour ce qu’on aime, quelle jalousie on peut attacher à n’avoir point de rivaux dans ce sacrifice passionné. On dit, avec raison, qu’on ne pourrait pas mettre sur le théâtre français la plupart des pièces grecques, exactement traduites : ce ne sont point quelques négligences de l’art qui empêcheraient d’applaudir à tant de beautés originales ; mais on aurait de la peine à supporter maintenant, un certain manque de délicatesse dans les expressions sensibles. En étudiant les deux Phèdres, il est surtout facile de se convaincre de cette vérité.
10Racine a risqué sur le théâtre français un amour dans le genre grec ; un amour qu’il faut attribuer à la vengeance des dieux. Mais combien on voit néanmoins dans le même sujet la différence des siècles et des mœurs ! Euripide aurait pu faire dire à Phèdre :
Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée ;
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.
[Phèdre, I, 3 vers 305-306]
11Mais jamais un Grec n’aurait trouvé ce vers :
Ils ne se verront plus ; –
Ils s’aimeront toujours.
[Phèdre, IV, 6, vers 1252]
12Les tragédies grecques sont donc, je le crois, très inférieures à nos tragédies modernes, parce que le talent dramatique ne se compose pas seulement de l’art de la poésie, mais consiste aussi dans la profonde connaissance des passions ; et sous ce rapport la tragédie a dû suivre les progrès de l’esprit humain.
13Les Grecs n’en sont pas moins admirables dans cette carrière comme dans toutes les autres, quand on compare leurs succès à l’époque du monde dans laquelle ils ont vécu. Ils ont transporté sur leur théâtre tout ce qu’il y avait de beau dans l’imagination des poètes, dans les caractères antiques, dans le culte du paganisme ; et le siècle de Périclès étant beaucoup plus avancé en philosophie que le siècle d’Homère, les pièces de théâtre ont aussi dans ce genre acquis plus de profondeur.
14On peut remarquer un perfectionnement sensible dans les trois tragiques, Eschyle, Sophocle et Euripide ; il y a même trop de distance entre Eschyle et les deux autres, pour expliquer seulement cette supériorité par la marche naturelle de l’esprit dans un si court espace de temps ; mais Eschyle n’avait vu que la prospérité d’Athènes : Sophocle et Euripide ont été témoins de ses revers ; leur génie dramatique s’en est accru : le malheur a aussi sa fécondité.
15Eschyle ne présente aucun résultat moral : il n’unit presque jamais par des réflexions la douleur physique6 à la douleur de l’âme. Un cri de souffrance, une plainte sans développement, sans souvenir, sans prévoyance, exprime les impressions du moment, montre quel était l’état de l’âme avant que la réflexion eût placé au-dedans de nous-mêmes un témoin de nos mouvements intérieurs.
16Sophocle met souvent des maximes philosophiques dans les paroles des chœurs. Euripide prodigue ces maximes dans les discours de ses personnages, sans qu’elles soient toujours parfaitement liées à la situation et au caractère. On voit dans ces trois auteurs et leur talent personnel et le développement de leur siècle ; mais aucun d’eux n’atteint à la peinture déchirante et mélancolique que les tragiques anglais, que les écrivains modernes nous ont donnée de la douleur ; aucun d’eux ne présente une philosophie sensible, aussi profondément analogue aux souffrances de l’âme. Le genre humain, en vieillissant, devient moins accessible à la pitié ; il a donc fallu creuser plus avant pour retrouver la source de l’émotion ; et le malheur isolé a eu besoin de recourir à une force intérieure plus agissante.
17Les récompenses sans nombre qu’on accordait au génie dramatique parmi les Grecs encourageaient sous beaucoup de rapports les progrès de l’art ; mais les délices mêmes de la louange nuisaient, à quelques égards, au talent tragique. Le poète était trop satisfait, trop exalté, pour donner au malheur une expression profondément mélancolique. Dans les tragédies modernes, on aperçoit presque toujours, par le caractère du style, que l’auteur lui-même a éprouvé quelques-unes des douleurs qu’il représente.
18Le goût des Grecs, dans les tragédies, est souvent remarquable par sa pureté. Comme ils étaient les premiers, comme ils ne pouvaient être imitateurs, ils ont dû commencer par les défauts de la simplicité, plutôt que par ceux de la recherche. Toutes les littératures modernes ont essayé d’abord de faire mieux, ou du moins autrement que les anciens. Les Grecs ayant la nature seule pour modèle, ont eu quelquefois de la grossièreté, mais jamais d’affectation. Aucun de leurs efforts n’était perdu ; ils étaient dans la véritable route.
19On peut quelquefois reprocher aux tragiques grecs la longueur des récits et des discours qu’ils mettaient sur la scène ; mais les spectateurs n’avaient pas encore appris à s’ennuyer ; et les auteurs ne resserrent leurs moyens d’effet, que lorsqu’ils redoutent la prompte lassitude des spectateurs. L’esprit philosophique rend plus sévère sur l’emploi du temps ; et loin que les peuples à imagination exigent de la rapidité dans les tableaux qu’on leur présente, ils se plaisent dans les détails, et se fatigueraient bien plutôt des abrégés.
20Les Grecs font aussi, relativement à nous, beaucoup de fautes dans leur manière de parler des femmes. Ils faisaient représenter leurs rôles dans les tragédies par des hommes, et ne concevaient pas le charme que les modernes attachent à l’idée d’une femme. Ce petit nombre de critiques excepté, l’on doit reconnaître que les Grecs ont dans leurs tragédies un goût parfait, une régularité remarquable. Ce peuple, si orageux dans ses discussions politiques, avait dans tous les arts (excepté dans la comédie) un esprit sage et modéré. C’est à leur religion qu’il faut surtout attribuer leur fixité dans les principes du genre noble et simple.
21 Le peuple d’Athènes n’exigeait point qu’on mêlât, comme en Angleterre, les scènes grotesques de la vie commune aux situations héroïques. On représentait les tragédies grecques dans les fêtes consacrées aux dieux ; elles étaient presque toutes fondées sur des dogmes religieux. Un respect pieux écartait de ces chefs-d’œuvre, comme d’un temple, tout rôle ignoble ou toute image grossière. Les héros que peignaient les auteurs dramatiques n’avaient point cette grandeur soutenue que leur a donnée Racine ; mais ce n’était point à une condescendance populaire qu’il faut attribuer cette différence ; tous les poètes ont peint ainsi les caractères, avant que de certaines habitudes monarchiques et chevaleresques nous eussent donné l’idée d’une nature de convention.
22La plupart des personnages mis en action dans les pièces grecques, sont tirés de l’Iliade ou de l’histoire héroïque de la même époque. L’idée forte qu’Homère avait donnée de ses héros a beaucoup servi les auteurs tragiques. Les seuls noms d’Ajax, d’Achille, d’Agamemnon, produisaient d’abord une émotion de souvenir. Leur destinée était pour les Grecs un sujet national ; le poète dramatique, en les représentant, n’avait qu’à développer les idées reçues : il n’était point obligé de créer à la fois le caractère et la situation, le respect et l’intérêt existaient d’avance en faveur des hommes qu’il voulait peindre. Les modernes eux-mêmes ont profité de l’auguste célébrité des personnages tragiques de l’antiquité. Nos situations tragiques les plus belles et les plus simples sont tirées du grec. Ce n’est pas que les Grecs soient supérieurs aux modernes, c’est qu’ils ont peint les premiers ces affections dominantes, dont les principaux traits doivent toujours rester les mêmes.
23Les caractères tragiques de l’amour maternel ont tous une analogie quelconque avec la douleur de Clytemnestre, et le dévouement filial doit toujours rappeler Antigone7. Enfin il existe dans la nature morale, comme dans la lumière du soleil, un certain nombre de rayons qui produisent des couleurs tranchantes ou distinctes : vous variez ces couleurs par leur mélange, mais vous n’en pouvez créer une entièrement nouvelle.
24Les trois tragiques grecs ont tous traité les mêmes sujets ; ils n’en ont point inventé de nouveaux ; les spectateurs n’en avaient nullement le désir ; les auteurs n’y songeaient pas, et ils n’y auraient peut-être pas réussi. Les conceptions heureuses d’événements extraordinaires sont beaucoup plus l’ouvrage des traditions que des poètes. La chaîne des raisonnements conduit à des découvertes en philosophie, mais la première idée de l’invention des faits poétiques est presque toujours l’effet du hasard. L’histoire, les mœurs, les contes populaires même aident l’imagination des écrivains. Sophocle n’eût point trouvé dans sa tête le sujet de Tancrède, ni Voltaire celui d’Œdipe8. On ne découvre point de nouvelles fables merveilleuses, lorsque la crédulité du vulgaire ne s’y prête plus. On le voudrait en vain ; l’esprit s’y refuserait toujours.
Notes de bas de page
1 Dans De la littérature [1800], édition établie par G. Gengembre et J. Goldzink, Paris, GF Flammarion, 1991, première partie, chap. II, p. 106-114.
2 « La voilà telle que la mort nous l’a faite », Bossuet, Oraison funèbre de la duchesse d’Orléans.
3 D’Eschyle (463 – ?– avant Jésus-Christ).
4 Il arrive quelquefois que les dogmes mythologiques ajoutent, dans les ouvrages des anciens, à l’effet des situations touchantes ; mais plus souvent aussi la puissance de ces dogmes dispense du besoin de convaincre, de remonter à la source des émotions de l’âme ; et les passions humaines ne sont alors ni développées ni approfondies [Note de G. de Staël].
5 Pièce de 438 avant Jésus-Christ (voir le « second épisode »).
6 Voyez Prométhée. [Note de G. de Staël]
7 De ce que les événements les plus forts et les plus malheureux de la vie ont été peints par les Grecs, il ne s’ensuit pas qu’ils aient égalé les modernes dans la délicatesse et la profondeur des sentiments et des idées que ces situations peuvent inspirer. [note de G. de Staël]
8 L’Œdipe de Voltaire est de 1718, son Tancrède de 1760.
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