Tome III
Dixième leçon. [Le théâtre français]
p. 207-216
Texte intégral
1[...] En nous occupant du Théâtre François auquel nous sommes actuellement parvenus, il ne sera pas nécessaire de nous arrêter long-tems sur l’obscure origine de la tragédie, et l’on peut laisser aux écrivains nationaux le soin d’en suivre la trace. Ils ne traitent pas avec indulgence ces premiers commencemens de l’art, mais peut-être n’ont-ils d’autre but que celui de relever avec plus d’éclat la gloire des siècles de Richelieu1 et de Louis XIV. Il est vrai que ce fut seulement à la première de ces époques, que la langue françoise sortit d’un chaos de barbarie et de mauvais goût, pour prendre des formes plus douces et plus régulières, tandis que la diction harmonieuse de la poésie italienne et espagnole s’étoit déjà pleinement développée, et commençoit même à dégénérer. Le point d’où sont partis les François explique, peut-être, comment la crainte de revenir en arrière est l’ame de leur critique, et comment ils attachent tant de prix aux avantages négatifs, c’est-à-dire à l’absence des fautes.
2Nous n’avons rien à objecter à la Harpe, lorsqu’en parlant de cette première origine de la tragédie, il dit : « Que jusqu’à Corneille, on avoit été presque toujours sur la scène, ou plat jusqu’à la trivialité, ou boursoufflé de figures de rhétorique »2. On a fait imprimer dernièrement, à l’occasion de La Mort de Henri IV, par Le Gouvé3, une pièce composée sur le même sujet par un auteur contemporain de l’événement ; non-seulement elle est écrite du style le plus ridicule, mais la disposition et la conduite de l’ensemble, le prologue de Satan, le chœur des Pages, les monologues éternels et le manque de mouvement dramatique, annoncent de partout l’enfance de l’art. Enfance qui n’a rien de gracieux et de naïf, mais qui paraît courbée sous la verge du pédantisme.
3 Nous renvoyons à Fontenelle4, à la Harpe, à Suard5, dans ses mélanges littéraires, et aux autres littérateurs françois, ceux de nos lecteurs qui désireraient connoître les essais infructueux de la Muse tragique pendant la dernière moitié du seizième siècle et le commencement du siècle suivant, et nous nous bornerons à caractériser les trois fameux poëtes. Corneille, Racine et Voltaire, qui ont fixé irrévocablement, à ce qu’il paraît, la forme de la tragédie en France.
4Mais ce qui nous paraît le plus important, c’est l’examen du système que ces poëtes ont suivi dans la pratique, système que tous les critiques françois ont regardé comme le seul que le goût put avouer, et qu’ils respectent au point de frapper d’anathême toutes les productions qui s’en écartent. Il s’agit seulement de décider si ce système est fondé sur des principes solides, car on doit convenir qu’il a été suivi avec une habileté admirable, et que sous le rapport de l’exécution, les meilleures tragédies françoises sont peut-être impossibles à surpasser. Nous devons donc examiner, jusqu’à quel point la tragédie françoise se rapproche de la tragédie grecque, dans son esprit et dans son essence la plus intime, et si elle en est même le perfectionnement6 : c’est là le véritable nœud de la question.
5Les malheureuses tentatives des anciens tragiques françois peuvent cependant donner lieu à une remarque intéressante. On voit qu’ils s’efforçoient déjà d’imiter les anciens, et qu’ils croyoient que le moyen le plus sûr d’y parvenir, étoit d’adopter cette régularité extérieure dont ils avoient puisé l’idée dans Aristote, ou peut-être même dans les tragédies de Sénèque, mais non dans une connoissance approfondie des grands modèles grecs. Les premières tragédies qui aient été représentées en France, la Cléopâtre et la Didon de Jodelle7 ont des prologues et des chœurs. Les pièces de Garnier sont toutes empruntées des tragiques grecs ou de Sénèque, et on y peut même reconnoître la manière de ce dernier poëte8. Enfin il n’y a pas jusqu’à la Sophonisbe du Trissin qui n’ait été dans le tems copiée avec exactitude, à cause de son apparence classique9. Toutefois, pour peu qu’on connoisse la nature du génie, on sait qu’il ne peut être inspiré que par la contemplation immédiate des grandes vérités, et non par des conséquences déduites de principes généraux, et l’on est porté à se défier de cette activité industrieuse qui cherche dans une théorie abstraite, le secret des grandes beauté de l’art.
6Ce n’est du moins pas Corneille qu’on peut accuser d’avoir, en froid érudit, calqué ses ouvrages sur les modèles antiques. L’exemple de Sénèque l’a, il est vrai, égaré deux fois10 ; mais il connoissoit, il aimoit le Théâtre Espagnol, et les idées qui y règnent ont certainement exercé de l’influence sur son esprit. La première, et l’une de ses plus belles tragédies, celle qui, de l’aveu général, a commencé l’époque classique de la tragédie en France, le Cid, est, comme on sait, une pièce d’origine espagnole, où l’unité de tems est à peine observée, où celle de lieu ne l’est point du tout, et où les sentimens chevaleresques d’amour et d’honneur sont l’ame de la poésie11. Cependant, au tems où elle parut, on étoit déjà tellement persuadé en France, qu’une tragédie n’a de valeur qu’autant qu’elle se conforme aux règles d’Aristote, et cette opinion régnoit d’une manière si universelle et si absolue, qu’elle imposoit silence à toute contradiction12. Corneille lui-même, vers la fin de sa carrière dramatique, fut saisi par des scrupules de conscience13, et il se donna la peine de prouver, dans un traité particulier, que quoiqu’il ne se fût pas occupé d’Aristote, en composant plusieurs de ses tragédies, il ne s’étoit pas moins soumis, sans y songer, aux règles prescrites par le législateur du Théâtre. Cette assertion n’est pas facile à soutenir, et les interprétations que Corneille donne à la loi sont assurément tirées de loin ; mais s’il avoit véritablement rempli son but, il faudrait en conclure que les règles d’Aristote sont très-vagues et très-insuffisantes, puisqu’elles peuvent s’appliquer également à des ouvrages aussi disparates, dans l’esprit et dans la forme, que les tragédies des Grecs et celles de Corneille.
7Il n’en est pas de même de Racine. De tous les tragiques François, il est sans contredit celui qui a le mieux connu les anciens, et non-seulement il les a étudiés en littérateur, mais il les a sentis en poëte. Cependant il trouva tous les usages dramatiques déjà trop décidément fixés, pour oser entreprendre de les changer en se rapprochant des grands modèles grecs, et il se contenta de transporter sur la Scène Françoise quelques-unes de leurs beautés de détail. D’ailleurs, soit qu’il rendit hommage en cela au goût de son siècle, soit qu’il suivit sa propre inclination, il n’en resta pas moins fidèle à un système de galanterie tout-à-fait étranger à la tragédie antique, et il fonda sur l’amour la plupart des intrigues de ses pièces.
8Telle étoit encore la constitution du théâtre tragique lorsque Voltaire parut. Il connoissoit très-imparfaitement les poëtes grecs ; et il n’en parle quelquefois avec enthousiasme, que pour les rabaisser ensuite, lorsqu’il les compare avec les grands maîtres du Théâtre François, au nombre desquels il se comprend lui-même. Dans l’intime persuasion qu’il étoit appelé à ramener sur la scène cette sévérité et cette simplicité antiques qu’il regardoit comme essentielles à la tragédie, il blâmoit ses devanciers de s’en être quelquefois écartés14 ; et comme il prétendoit que la contrainte imposée par la cour, avoit étendu jusque sur la scène le règne de l’étiquette, il vouloit à la fois épurer et agrandir le système tragique. C’est lui qui le premier a parlé en France, avec quelque admiration, des traits originaux du génie de Shakespear, et il a même beaucoup emprunté à ce poëte jusqu’alors inconnu à ses compatriotes. Voltaire a prêché la doctrine des grands effets de la scène ; il a insisté sur la nécessité de rendre l’expression des sentimens plus profonde et plus pathétique, et de donner plus de pompe à l’appareil théâtral. Non content de ces ressources tirées de son art, il a même souvent cherché à animer ses pièces d’un intérêt philosophique ou politique étranger au sujet. On ne peut nier que la Scène Françoise ne lui ait de grandes obligations ; et cependant l’opinion générale le met fort au-dessous de ses précurseurs, et surtout de Racine. Il est possible que Voltaire n’égale pas ce dernier poëte, pour la perfection du vers et la pureté de la diction poétique, mais le talent du style, qui décide presque seul en France du succès d’un ouvrage, ne doit avoir qu’un rang secondaire dans cette réunion de talens divers qu’exige l’Art dramatique. Quoi qu’il en soit, celui qui fut l’idole du siècle passé, est exposé aux insultes du siècle actuel, et l’on traite à présent Voltaire avec une partialité haineuse. Les innovations qu’il a introduites sur la scène ont été signalées, par les gardiens de l’arche sacrée du bon goût, comme des hérésies littéraires (car ce mot d’hérésie est devenu une expression d’usage pour désigner tout ce qui s’écarte des préceptes convenus, tant il est vrai que l’autorité est le principe le plus respecté des critiques françois)15 ; et voulant imposer à la postérité le devoir d’une admiration passive pour le siècle de Louis XIV, ils ont interdit à leurs compatriotes la pensée sacrilège de chercher la gloire dans l’originalité.
9Lorsque nous élevons des doutes sur l’utilité des règles adoptées en France, sur l’analogie, entre l’esprit de la tragédie Françoise et celui de la tragédie grecque, et sur la nécessité d’observer au théâtre de certaines convenances arbitraires, lors, dis-je, que nous élevons ces doutes divers, nous trouvons un allié dans Voltaire. Mais comme à beaucoup d’égards il a tacitement adopté dans la théorie, les maximes de ses devanciers et qu’il les a suivies dans la pratique, comme ses opinions se fondent peut-être, ainsi que les leurs, sur l’esprit de sa nation, plutôt que sur la nature de l’homme et sur l’essence de la poésie tragique, nous ne pouvons nous empêcher de le ranger, sous ce rapport, parmi nos adversaires, et de la soumettre au même examen. Il ne s’agit point ici du mérite des productions isolées, il s’agit des principes généraux de l’art, tels qu’ils se manifestent dans la forme des ouvrages dramatiques.
10La régularité qu’on exige dans la tragédie ramène à l’examen de la question des trois unités, qui passent pour avoir été prescrites par Aristote. Nous examinerons d’abord ce que ce philosophe enseigne à ce sujet ; nous verrons ensuite jusqu’à quel point les règles des unités ont été connues et observées par les tragiques grecs, puis nous jugerons si les poëtes François, en s’y soumettant, ont vaincu sans contrainte et sans invraisemblance la difficulté qu’elles présentent, ou s’ils n’ont fait que l’éluder avec adresse ; enfin nous apprécierons la valeur réelle de la régularité dans la forme, et nous verrons si ce mérite est assez grand et d’une assez haute importance, pour qu’on doive lui sacrifier des beautés d’un ordre supérieur.
11 Il est une autre partie du système de la tragédie françoise à l’égard de laquelle on ne peut pas s’appuyer sur l’autorité des anciens. Je veux parler de la multitude de bienséances et d’usages de convention auxquels on a assujetti les poëtes. Les François ont des idées encore plus vagues sur ce point que sur les règles dramatiques, parce que les nations ne se connoissent et ne se jugent pas mieux elles-mêmes que les individus. C’est là le lien secret qui rattache leur poésie à l’ensemble de leur littérature et à leur langue elle-même. Tout est né et s’est accru en France sous la tutelle de la société. C’est la société, et encore une société dirigée vers l’imitation d’une grande ville, laquelle copioit à son tour une cour brillante, qui a déterminé le genre et la marche des beaux arts. On peut expliquer ainsi comment, depuis Louis XIV, la littérature françoise a fait, dans toute l’Europe, une fortune si prodigieuse parmi les premières classes de la société, tandis que les peuples, fidèles à leurs mœurs nationales, ne l’ont jamais naturellement aimée. Mais au milieu du grand monde, ce système, en rapport avec lui, se trouve partout dans sa patrie.
12Les trois célèbres unités qui ont produit toute une Iliade de combats littéraires, ces trois unités, dis-je, sont l’unité d’action, de tems et de lieu.
13L’importance de l’unité d’action est unanimement reconnue, on ne dispute que sur le sens de ces mots, et il faut convenir qu’il n’est pas aisé de s’entendre à cet égard.
14Les unités de tems et de lieu ont été souvent considérées comme de simples accessoires ; d’autres fois on s’est plu à y attacher un grand prix, et l’on a même prononcé le mot d’ordre de l’intolérance : hors de là point de salut. En France, le zèle pour soutenir ces règles fameuses n’existe pas seulement chez les érudits, c’est l’affaire de la nation entière. Tout homme bien élevé qui a sucé son Boileau avec le lait, se tient pour le défenseur né des unités dramatiques16 ; de même que depuis Henri VIII, les rois d’Angleterre portent le titre de défenseurs de la foi.
15Une chose curieuse à remarquer, c’est qu’Aristote qui a donné son nom, une fois pour toutes, à ces trois unités, n’a parlé que de la première, l’unité d’action, avec quelque développement ; tandis qu’il n’a fait qu’une allusion très-vague à l’unité de tems, et n’a pas même dit un seul mot sur l’unité de lieu17.
Notes de bas de page
1 Depuis Fontenelle. il était clair que le vrai commencement de la tragédie française coïncidait avec Corneille et non Hardy, mais Voltaire la faisait débuter avec Mairet. Du point de vue institutionnel (l’Académie Française), c’était le rôle de Richelieu qui était tenu pour déterminant. « Le siècle de Richelieu » correspond à l’idée, pionnière, d’un « classicisme Louis XIII ». Le terme de « barbare » quant à lui s’applique traditionnellement au XVIe siècle, sous la plume de Lessing aussi, et caractérise donc également Shakespeare (voir ce que dit Voltaire à ce propos).
2 La Harpe dans Le Lycée ou Cours de littérature ancienne et moderne, Livre I, chap. III, Section VII.
3 G.M.J.-B. Le Gouvé (1764-1812), La Mort de Henri IV (1806) écrite dans le pur goût classique d’influence voltairienne. Le Gouvé dirigea le Mercure de France à partir de 1807. Il eut Talma pour acteur fétiche.
4 B. Le Bovier de Fontenelle, Histoire du théâtre français, dans : Œuvres complètes, Paris, 1689, réédit, par A. Niderst, Paris, Fayard, 1989, III, p. 29-81.
5 Jean-Baptiste Antoine Suard avait fondé Le Publiciste, qui parut jusqu’en 1810. Il était en relation épistolaire avec G. de Staël.
6 Idée soutenue le plus directement par Voltaire (Dissertation sur la Tragédie ancienne et moderne).
7 E. Jodelle (1532-1573) dont la Cléopâtre captive (1552) a été longtemps tenue pour l’œuvre fondatrice de la tragédie française avant d’être vivement critiquée dès Ronsard. Didon se sacrifiant, plus tardive, ne connut pas le succès.
8 R. Garnier (1544-1590) à qui l’on doit Hippolyte, Les Juives (1573, 1583), etc...
9 G.G. Trissino (1478-1550) est en Italie au point de départ de la théorie de la régularité. Son héritier en France fut Jean Mairet auteur lui aussi d’une Sophonisbe représentée fin 1634 (celle de Corneille est de 1663).
10 Allusion à Médée (1639) et à La Toison d’Or (1661). Corneille renvoie à Sénèque dans les deux Examens.
11 L’admiration que Schlegel portait au Cid ne s’est jamais démentie. Elle annonce la position défendue par V. Hugo dans la Préface de Cromwell et fait de l’auteur du Cid un ancêtre du romantisme.
12 Schlegel rejette les thèses de l’Académie qui auraient selon lui engagé le théâtre français dans une direction erronée.
13 Dans les Trois Discours de 1660. Cf. Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique : « Il faut donc savoir quelles sont ces règles, mais notre malheur est qu’Aristote, et Horace après lui, en ont écrit assez obscurément pour avoir besoin d’interpréter ».
14 Sur tous ces points de vue, voir la Dissertation sur la Tragédie ancienne et moderne.
15 Le terme apparaît déjà, marqué d’une distance ironique, sous la plume de Corneille dans le Discours des trois unités, d’action, de jour et de lieu où le dramaturge conclut ainsi : « Quoi qu’il en soit, voilà mes hérésies (souligné par nous, J.-M.V.), touchant les principaux points de l’Art [...] ».
16 Schlegel relève à juste titre l’influence persistante de Boileau associé à Racine dans la querelle des Anciens et des Modernes comme à la défense acharnée du « goût » français (voir plus bas les Satyres de L.S. Mercier). Pour les trois unités, lire Boileau, Art poétique, Chant III, vers 38-46.
17 Schlegel, dans tout ce débat (il est vrai largement dépassé alors), s’aligne sur Lessing (Dramaturgie de Hambourg, 44-46e livraisons).
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