Tome I
Cinquième leçon. [Euripide]
p. 187-206
Texte intégral
1Quand on considère Euripide en lui-même, sans le comparer avec ses prédécesseurs, quand on rassemble ses meilleures pièces1 et les morceaux admirables, répandus dans quelques autres, on peut faire de lui l’éloge le plus pompeux2 ; mais si, au contraire, on le contemple dans l’ensemble de l’histoire de l’Art, si l’on examine, sous le rapport de la moralité, l’effet général de ses tragédies et la tendance des efforts du poëte, on ne peut s’empêcher de le juger avec sévérité, et de le censurer de diverses manières. Il est peu d’écrivains dont on puisse dire, avec vérité, autant de bien et autant de mal. C’est un esprit extraordinairement ingénieux, d’une adresse merveilleuse dans tous les exercices intellectuels ; mais parmi une foule de qualités aimables et brillantes, on ne trouve en lui, ni cette profondeur sérieuse d’une âme élevée, ni cette sagesse harmonieuse et ordonnatrice que nous admirons dans Eschyle et dans Sophocle. Il cherche toujours à plaire sans être difficile sur les moyens. De là vient qu’il est sans cesse inégal à lui-même ; il a des passages d’une beauté ravissante, et d’autres fois il tombe dans de vraies trivialités ; mais avec tous ses défauts, il possède la facilité la plus heureuse et un certain charme séduisant qui ne l’abandonne point.
2J’ai cru nécessaire de faire connoître d’avance le jugement que je porte sur Euripide, dans la crainte qu’on ne m’accusât d’être en contradiction avec moi-même, si l’on se souvient d’un petit écrit que j’ai publié en françois, et où j’ai cherché à développer les avantages que la Phèdre d’Euripide avoit à mes yeux, sur l’imitation de Racine3. Mais je ne m’attachois alors qu’à un objet particulier et à un des meilleurs ouvrages du poëte Grec ; ici je pars d’un point de vue général et de l’idée de la perfection absolue. Je dois donc justifier mon admiration pour la tragédie des anciens, et prouver qu’elle n’est ni aveugle, ni exagérée, en recherchant avec sévérité les premières traces de décadence qui se sont manifestées dans l’Art dramatique.
3Les efforts qui tendent à faire arriver les Arts à leur plus haut degré de perfection ont toujours quelque chose de pénible ; tout se dirige vers l’organisation intérieure, rien n’est donné au poli des surfaces, à l’harmonie des couleurs, il n’y a encore dans l’exécution ni grâce, ni facilité. Le moment où de grands succès se préparent, est pourtant celui que le philosophe observe avec le plus d’intérêt, et où les Arts, qui recèlent encore tous leurs développements futurs, ont pour lui la plus grande valeur. Les tableaux composés dans le tems où la peinture commençoit à déchoir, plaisent davantage aux yeux des ignorans, que ceux qui ont été faits avant l’époque de sa plus grande gloire. Cependant un vrai connoisseur trouvera un mérite bien plus réel dans les ouvrages de Mantegne et du Perugin, que dans ceux de Zuccheri4 et des autres peintres qui donnoient le ton, lorsque les grandes écoles du seizième siècle commencèrent à dégénérer, et à tomber dans un genre insipide et superficiel. On peut se représenter le point de la perfection dans les arts, comme le foyer d’un verre ardent ; à un égal éloignement des deux côtés, les rayons lumineux occupent le même espace ; mais avant de se réunir ils tendent à concentrer leurs forces, tandis qu’après s’être croisés ils divergent à perte de vue.
4Nous avons encore un motif particulier pour relever avec sévérité les écarts d’Euripide. C’est que notre siècle est attaqué des mêmes maladies morales que celui où ce poëte acquit, si ce n’est une très-haute estime, du moins une très-grande faveur parmi ses contemporains. Nous voyons une foule de pièces de théâtre bien inférieures, pour la forme et le fond, à celles d’Euripide, mais qui leur ressemblent en ce point, qu’elles amollissent les ames par des émotions douces et tendres en apparence, mais vraiment corruptrices, et que leur tendance générale est de produire des incrédules en moralité5.
5 Ce que je vais dire à ce sujet n’est point entièrement nouveau. Si les modernes ont le plus souvent préféré Euripide à ses deux prédécesseurs, c’est que le rapport des sentimens et de la manière de voir a pu les séduire, c’est peut-être aussi qu’ils ont été induits en erreur par une sentence d’Aristote mal interprétée6. Il est aisé de prouver que les contemporains d’Euripide l’ont souvent jugé comme je le fais ; ce mélange de blâme et de louange se trouve même indiqué dans Anacharsis, quoique l’auteur s’exprime d’une manière très-adoucie, parce qu’il désire toujours présenter les ouvrages des Grecs sous le point de vue le plus favorable7.
6Sophocle avoit bien reconnu ces défauts dans Euripide, et il les a relevés d’une manière quelquefois très-mordante, quoique son caractère l’éloignât certainement de toute jalousie d’artiste. On sait qu’il regretta sincèrement son rival, et qu’il exigea que ses acteurs parussent sans couronne, dans la pièce qu’ils dévoient représenter peu de temps après sa mort. Je ne crois pas qu’il soit possible d’appliquer à d’autres qu’à Euripide l’accusation que Platon intente aux poëtes tragiques, en disant « qu’ils livrent les hommes à l’empire des passions, et qu’ils les amollissent en mettant dans la bouche des héros de leurs pièces, des plaintes immodérées »8. Ce blâme serait trop évidemment injuste si on le faisoit tomber sur Eschyle ou sur Sophocle.
7 On sait jusqu’à quel point Aristophane s’est attaché à présenter Euripide sous un aspect ridicule, mais ses railleries n’ont pas toujours été bien comprises, ni estimées à leur valeur9. Aristote lui-même adresse à ce poëte divers reproches pleins de sens, et lorsqu’il le nomme le poëte le plus tragique de tous, il n’entend point par là, qu’Euripide ait porté l’art de la tragédie à son plus haut degré de perfection, mais il parle du grand effet de ses catastrophes funestes, et c’est d’autant plus évident, qu’il ajoute aussitôt : « quoiqu’il ne soit pas toujours heureux dans la conduite de ses pièces »10. Enfin les anciennes scholies sur ce poëte contiennent plusieurs remarques sévères, mais parfaitement justes, à l’occasion de quelques passages isolés, et il est probable qu’elles sont dues en grande partie à ces savans d’Alexandrie, profondément versés dans la théorie des beaux arts, et parmi lesquels Aristarque a mérité par sa grande sagacité, que son nom servit à désigner un excellent critique.
8Nous ne trouvons plus dans Euripide l’essence pure et sans mélange de la tragédie, et les traits qui la caractérisent sont déjà en partie effacés. On se souvient que nous avons fait consister ces traits, dans l’idée dominante du Destin, dans la composition idéale et dans l’esprit du rôle qu’on donnoit au Chœur.
9Euripide avoit appris de ses devanciers à faire de l’influence de la Destinée le ressort principal de ses tragédies, et il exige, selon l’usage établi, qu’on ait une grande foi aux oracles. Cependant le Destin n’est plus, dans sa poésie, l’ame invisible de toute la fiction, l’idée fondamentale du système tragique. Nous avons vu que cette même idée pouvoit être saisie sous un aspect plus ou moins sévère, et que dans l’ensemble d’une Trilogie, la terrible puissance du sort finissoit quelquefois par se montrer sous les traits d’une providence sage et bienfaisante11 ; mais Euripide l’a forcée à descendre de la région de l’infini, et l’inexorable Destinée dégénère bien souvent chez lui en caprice du hazard. Dès lors la fatalité cesse de remplir le grand but de la tragédie, et de relever, par un contraste frappant, la liberté morale de l’homme. Il n’y a qu’un bien petit nombre de pièces d’Euripide où l’on voye la vertu, aux prises avec le sort, vaincre ou succomber avec gloire ; les héros de ses tragédies sont exposés à la douleur ; mais ce n’est point volontairement qu’ils l’endurent.
10Nous avons vu que Sophocle, à l’exemple des artistes imitateurs des formes, subordonnoit la passion au caractère et le caractère à l’élévation idéale ; c’est absolument l’inverse chez Euripide. Le pathétique est pour lui l’essentiel, il s’occupe ensuite de la peinture caractéristique, et s’il reste quelque chose à faire, il cherche parfois à répandre sur sa fiction de la dignité et de la grandeur, mais plus souvent encore, de la naïveté et de la grâce. On sait que si tous les personnages des tragédies étoient également parfaits, les obstacles nécessaires au nœud de l’intrigue ne sauroient exister ; toutefois Euripide, selon Aristote, a souvent dépeint sans nécessité des caractères vicieux, et tel est par exemple, celui de Ménélas dans Oreste12. La croyance populaire avoit consacré les grands crimes des héros de la Fable ; mais pourquoi Euripide leur attribue-t-il, de son plein gré, de petits traits de méchanceté et de bassesse inutiles ? Il n’a point à cœur de donner à la race des demi-Dieux des proportions surnaturelles ; il s’occuperait plutôt à combler l’intervalle qui sépare les tems fabuleux d’une époque plus moderne. Il introduit dans le monde réel les Divinités et les Héros, il nous familiarise avec les grands personnages de la Fable, et n’évite point de nous les laisser voir de près, dans ce genre de négligé qui nuit à toute espèce de dignité. J’ai loué Sophocle d’avoir ramené les prodiges mythologiques dans la sphère de l’humanité, mais je ne puis approuver Euripide de les avoir fait entrer dans l’étroite enceinte de l’imperfection individuelle.
11C’est là ce que Sophocle lui-même vouloit indiquer lorsqu’il disoit : « J’ai peint les hommes tels qu’ils devraient être, et Euripide tels qu’ils sont »13. Il ne prétendoit assurément pas avoir présenté de parfaits modèles de moralité ; mais il avoit en vue l’élévation idéale, ou la dignité des caractères et des mœurs. Il semble en effet qu’Euripide prit à tâche de dire sans cesse à ses auditeurs : « Voyez, ces êtres fameux étoient des hommes, leurs foiblesses étoient semblables aux vôtres, ils agissoient par les mêmes motifs que vous. » C’est ainsi qu’il se plait à dévoiler les défauts et les vices des hommes, et qu’ils les leur fait même découvrir par des aveux naïfs et volontaires. Non-seulement ses personnages montrent souvent des sentiments vulgaires, mais ils vont jusqu’à les étaler avec une sorte de jactance.
12Dans les tragédies d’Euripide, le Chœur n’est le plus souvent qu’un ornement extérieur ; ses chants, qui d’ailleurs ne prennent point un essor très-élevé et paroissent plutôt brillans que véritablement inspirés, sont tout à fait épisodiques et sans rapport avec l’action. C’est ce qu’a relevé Aristote, lorsqu’il a dit : « Il faut que le Chœur soit employé pour un acteur et qu’il soit partie du tout, non comme chez Euripide, mais comme chez Sophocle »14.
13Les anciens auteurs comiques jouissoient du privilège de faire quelquefois parler le Chœur, en leur propre nom, à l’assemblée, et c’est ce qui s’appeloit une Parabase. Cette licence dramatique, comme je le montrerai dans la suite, pouvoit être conforme à l’esprit de l’ancienne comédie Grecque ; mais elle n’étoit point admise dans la tragédie. Néanmoins Euripide, d’après le témoignage de Julius Pollux15, en a sovent fait usage dans ses pièces, et s’est même tellement oublié à cet égard, que le Chœur des Danaïdes, tout composé de femmes, emploie les désinences en usage pour le genre masculin16.
14 C’est ainsi que ce poëte a, pour ainsi dire, anéanti l’essence la plus intime de la tragédie, et que, dans la forme extérieure, il en a souvent altéré les belles proportions. Il ne sait point faire, à l’harmonie générale, le sacrifice de quelques morceaux brillans, et ces morceaux eux-mêmes doivent plutôt leur éclat à des ornements étrangers qu’à de véritables beautés poétiques.
15Euripide adopta, dans l’accompagnement de la musique, toutes les nouveautés que Timothée avoit inventées, et choisit les modes les plus assortis à la mollesse de sa poésie17. Le mécanisme de ses vers a le même caractère, ils sont construits librement et presque sans règle ; une espèce d’abandon et de foiblesse voluptueuse s’offriroit à un examen attentif, jusque dans le rythme de ses chœurs.
16Ce qu’Euripide prodigue à l’excès, ce sont les ressources de cette séduction purement extérieure, que Winckelmann appelle l’art de flatter les sens18. Il emploie tout ce qui n’a point de valeur réelle pour le sentiment ou la pensée, mais qui frappe, étourdit ou agite vivement le spectateur. Il cherche l’effet à un degré et par des moyens que l’on ne doit pas permettre au poëte dramatique. Il ne laisse jamais, par exemple, échapper l’occasion de causer un effroi subit et mal fondé à ses personnages. Les vieillards se lamentent sans cesse sur la caducité de l’âge : on les voyoit monter, en haletant et avec des genoux mal affermis, la pente qui conduisoit de l’orchestre au théâtre et qui représentait quelquefois le penchant19 d’une montagne. Ce poëte sacrifie au désir d’émouvoir, non seulement la convenance, mais l’enchaînement nécessaire à l’ensemble d’une pièce. Ses peintures du malheur sont fortes et pénétrantes ; toutefois c’est rarement pour les douleurs de l’ame, et surtout pour les douleurs contenues, ou courageusement supportées, qu’il veut exciter la pitié ; c’est pour la souffrance corporelle et vivement exprimée. Ses héros sont réduits à la mendicité ; ils se montrent sur la scène couverts de haillons, et c’est ce dont Aristophane se moque avec bien de la gaîté dans sa comédie des Achamiens20.
17Euripide avoit suivi les écoles des philosophes (il étoit disciple d’Anaxagore, et non de Socrate, avec qui il avoit cependant quelques relations.) Il met, en conséquence, de la vanité à faire constamment allusion à toutes sortes de thèses de philosophie, et cela sans beaucoup d’adresse. La simple croyance religieuse du peuple lui eût paru trop vulgaire. Il cherche, autant que possible, à faire envisager les Dieux sous un aspect allégorique, et à jeter ainsi du doute sur ses propres opinions. On peut distinguer deux êtres en lui ; l’un est le poëte dont les productions étoient consacrées à une solennité religieuse, et qui, se mettant sous la protection des Dieux devoit les honorer lui-même ; l’autre est le Sophiste à grandes prétentions, qui laisse percer une manière de penser philosophique et des objections d’esprit fort, sous le voile des traditions merveilleuses auxquelles il doit les sujets de ses tragédies. On voit aussi qu’il veut faire sa cour à ses contemporains, en transportant dans les siècles héroïques, les usages populaires plus modernes, pour peu qu’ils puissent s’y prêter. Tout en ébranlant les fondemens de la religion, il joue sans cesse le moraliste ; il sème partout des maximes sévères, des apophtegmes usés et dont le sens n’est pas même toujours juste. Avec cette grande parade de moralité, l’intention de ses pièces, et l’effet général qu’elles produisent, sont loin d’être à l’abri de tout reproche. Il existe à ce sujet une anecdote assez gaie. On prétend que dans sa tragédie de Bellérophon21, ce héros, en faisant l’éloge de la richesse, la mettoit au-dessus de toutes les joies domestiques, et finissoit par dire que si Aphrodite (qui portoit le surnom de dorée) brilloit comme l’or, elle méritoit bien en effet l’amour des mortels ; qu’alors il s’étoit élevé un grand cri dans l’assemblée, et qu’on alloit se mettre en devoir de lapider l’acteur et le poëte, lorsqu’Euripide s’étoit élancé sur le devant de la scène, en criant aux spectateurs : « Attendez, attendez seulement ; il le paiera bien à la fin. » Il se justifia de même des discours horribles et blasphématoires qu’il faisoit tenir à Ixion, et promit qu’il ne laisserait pas finir la pièce sans attacher à la roue cet impie22.
18Un pareil recours à l’exécution de cette justice théâtrale, par laquelle on croit réparer tout le mal qu’on a fait dans la cours d’une pièce, est assurément une bien mauvaise excuse ; mais cette excuse même ne peut pas toujours être alléguée en faveur d’Euripide : dans ses tragédies les méchans échappent très-souvent à tous les dangers, les mensonges et d’autres mauvaises actions sont fréquemment justifiées, surtout quand on peut les attribuer à de bons motifs. Aussi ce poëte s’est-il rendu familiers les sophismes des passions, au moyen desquels on réussit à donner une belle apparence à toutes choses. On a souvent cité ce vers d’Euripide où la réserve mentale des Jésuites paraît avoir été exprimée :
« La bouche a juré, mais l’ame ne s’est point engagée ».23
19On pourrait dire avec raison que ce vers, sur lequel Aristophane a fait tant de plaisanteries24, peut se justifier dans la place où il se trouve ; mais la forme sentencieuse en est toujours blâmable, puisqu’elle donne lieu à de fâcheuses applications. César répétoit souvent cet autre vers du même poëte :
20« Il vaut la peine de commettre une injustice pour parvenir à l’empire, mais d’ailleurs on doit être juste. » Celui qui citoit une pareille maxime prouvoit assez lui-même combien elle pouvoit être dangereuse.
21 Les anciens ont déjà reproché à Euripide d’avoir manifesté dans ses pièces des principes très-relâchés sous le rapport de l’amour. Il est révoltant au dernier excès, d’entendre Hécube exciter Agamemnon à punir Polymestor, en lui rappelant les plaisirs qu’il a goûtés avec Cassandre, depuis que les lois de la guerre en ont fait son esclave, et implorer la vengeance du meurtre de son fils, au nom de l’avilissement de sa fille25. Euripide a pris l’amour forcené de Médée et l’amour incestueux de Phèdre, pour sujets de deux de ses pièces, dans un tems où cette passion, moins ennoblie que de nos jours par des sentimens délicats, n’étoit jamais l’objet principal de la tragédie26 ; et c’est pour faire paraître les femmes sous un jour aussi odieux qu’il leur donne le premier un rôle important sur la scène. Au reste on n’ignore pas qu’il les haïssoit ; ses pièces sont remplies d’épigrammes sur leur foiblesse, et il ne cesse de relever la supériorité des hommes, auxquels sans doute il avoit plus d’intérêt de plaire, parce qu’ils composoient la majeure partie de son auditoire. On a supposé que ses relations domestiques et l’ensemble de ses mœurs avoient influé sur l’opinion qu’il s’étoit formée des femmes. Quoiqu’il en soit, il est aisé de reconnoître à la manière dont il les dépeint, qu’il étoit vivement sensible à leur attrait, et même aux charmes plus nobles qu’elles doivent souvent à l’élévation de l’ame ; mais qu’il n’éprouvoit pour elles aucune estime solide et réfléchie.
22Nous avons vu que les Grecs accordoient aux poëtes le privilège de traiter avec liberté les sujets de la Mythologie. Chez Euripide cette liberté dégénère souvent en licence. Les fables d’Hyginus, qui s’écartent si fort des traditions ordinaires, sont en partie des extraits de ses pièces27. Comme il bouleverse toutes les idées reçues, il est obligé d’annoncer par un prologue la manière dont il a disposé des personnages de la Fable, et du sort qu’il leur destine.
23Au sujet des prologues de ce poëte, Lessing avance, dans sa Dramaturgie, une opinion fort extraordinaire28. Il falloit, dit-il, qu’Euripide eût fait faire des progrès à l’art dramatique, puisqu’il pouvoit s’en reposer sur la force des situations, sans avoir besoin d’exciter la curiosité. Mais je ne vois pas pourquoi l’intérêt excité par l’incertitude de l’événement, ne serait pas au nombre des impressions que doit produire une fiction dramatique. On objecte, il est vrai, que le plaisir fondé sur la curiosité ne peut être senti qu’une fois. Mais on sait assez que lorsque l’effet de la représentation est aussi puissant qu’il doit l’être, l’esprit du spectateur se fixe sur ce qui arrive à l’instant même, au point d’en oublier l’issue, et d’éprouver de nouveau toute l’inquiétude de l’attente. C’est faire retomber l’art dans son enfance que d’introduite un personnage qui dit : « Je suis un tel : voici ce qui est arrivé, voilà ce qui arrivera. » Ce début rappelle les rubans déroulés qui sortoient de la bouche des figures dans les anciens tableaux. Mais la grande simplicité du style de la peinture justifioit cet usage gothique29, tandis que les rafinemens du langage d’Euripide, ne peuvent s’accorder qu’avec les formes moins grossières d’un art déjà perfectionné.
24Les prologues ainsi que les dénouemens des tragédies de ce poëte sont abondamment pourvus d’apparitions de Divinités insignifiantes, souvent même inutiles, et dont toute l’élévation au-dessus des mortels est due à la machine qui les fait planer sur leurs têtes.
25C’est avec beaucoup d’exagération qu’Euripide a suivi la manière des Tragiques plus anciens, qui disposoient leur sujet en grandes masses, et séparaient l’action et le repos par des sections bien tranchées. Avant lui, d’autres avoient déjà fait usage de ces demandes et de ces réponses par vers alternatifs qui, lancés des deux côtés comme des flèches, donnent une grande vivacité au dialogue30. Mais ces conversations, toutes en saillies sont souvent prolongées, chez ce poëte, d’une manière immodérée et tellement arbitraire qu’on pourrait souvent en retrancher la moitié. Il se jette, d’un autre côté, dans de longs discours oratoires ou pathétiques qui n’ont d’autre but que de faire briller son style. Il établit de véritables plaidoyers, où il y a un juge et des parties, où l’on met en usage toutes les ressources des avocats, leurs formules ordinaires, leurs amplifications, leurs finesses, leurs subterfuges. Il cherchoit sûrement à divertir les Athéniens en leur montrant l’image des procès, leur occupation favorite. Aussi Quintilien recommande-t-il l’étude d’Euripide aux jeunes orateurs, en leur disant (ce qui est incontestable), qu’elle les instruira davantage que celles des poëtes tragiques plus anciens31. Toutefois cette recommandation n’est pas un éloge. L’éloquence peut, il est vrai, trouver sa place dans un drame, lorsque la situation et les sentimens des personnages les porte naturellement à parler avec suite et avec chaleur ; mais si la rhétorique vient supplanter l’expression immédiate des mouvemens de l’ame, c’en est fait de la poésie.
26La diction d’Euripide est, en général, trop lâche, on y trouve sans doute des images très heureuses et des tournures charmantes, mais elle n’a point la dignité et l’énergie du style d’Eschyle, ni la grâce pure de celui de Sophocle. Il recherche quelquefois, dans ses expressions, le bizarre et le merveilleux et tombe d’autres fois dans le commun ; le ton des personnages est souvent très-familier, et ils laissent là leur cothurne pour marcher tout simplement sur la terre : en cela, ainsi que dans la peinture exagérée de quelques traits de caractères particuliers (tels que la conduite inconvenable de Penthée en habit de femme32, et la voracité d’Hercule chez Admète)33, Euripide se présente comme l’avant-coureur de la nouvelle comédie. Il avoit un penchant marqué pour ce genre, et on le voit s’en rapprocher lorsqu’il peint les mœurs contemporaines, en feignant de représenter celles des siècles héroïques. C’est ce qui fait que Ménandre34 reconnoît en lui son maître, et affiche pour lui la plus grande admiration. On a un fragment d’une pièce de Philémon35, où il manifeste un enthousiasme si extravagant pour Euripide, qu’on serait tenté d’y voir de la plaisanterie : « Si j’étois sûr que les morts, » fait-il dire à un de ses personnages, « eussent encore du sentiment, ainsi que certaines gens le prétendent, j’irois me pendre aussitôt afin de voir Euripide ». Cette vénération des auteurs comiques plus modernes, forme un contraste bien frappant avec les sentimens d’Aristophane36, qui étoit son contemporain ; il le poursuit sans relâche et impitoyablement, il semble avoir pris à tâche de ne laisser impunie aucune de ses fautes contre le goût ou la moralité.
27Quoique Aristophane, en qualité d’auteur comique, envisage toujours les poëtes tragiques sous le rapport de la parodie, il n’attaque Sophocle nulle part, et lorsqu’il saisit le côté par lequel Eschyle peut prêter à la plaisanterie, son respect pour lui est cependant visible. Il ne cesse d’opposer la grandeur gigantesque du plus ancien poëte à la minutieuse recherche de son successeur ; il relève avec une raison victorieuse et un esprit intarissable la subtilité sophistique d’Euripide, ses prétentions oratoires et philosophiques, sa morale relâchée, ses moyens matériels d’émouvoir. La plupart des critiques modernes ont regardé les pièces d’Aristophane comme un amas de bouffonneries exagérées et calomnieuses, et n’ayant pas reconnu des vérités, déguisées sous le voile de la plaisanterie, ils ont donné peu de poids au jugement de cet auteur.
28Toutes ces remarques ne doivent cependant pas nous faire oublier qu’Euripide appartenoit au plus beau siècle de la Grèce, qu’il étoit contemporain de plusieurs de ces philosophes, de ces hommes d’état, de ces artistes qui ont répandu un si prodigieux éclat sur leur patrie. S’il paraît au-dessous de ses prédécesseurs, il se relève par la comparaison avec un grand nombre de modernes. Il a une force particulière dans l’expression du malheur, il excelle dans la peinture d’une ame malade, égarée, abandonnée jusqu’au délire à l’empire des passions, il est admirable quand un sujet, qui exclut tout but plus relevé, l’entraîne au pathétique, et surtout lorsque le pathétique même exige la beauté morale37 ; presque toutes ses pièces offrent des morceaux ravissans. Enfin, je n’ai point prétendu lui disputer un talent extraordinaire, mais j’ai seulement voulu dire que, chez Euripide, les qualités de l’ame, la sévérité des principes moraux et la sainteté des sentimens religieux, ne marchoient pas de pair avec les brillantes facultés de l’esprit [...]
29L’histoire de la tragédie Grecque finit pour nous avec Euripide, quoiqu’il y ait eu plusieurs poëtes tragiques après lui. Agathon38, en particulier, nous est dépeint par Aristophane, comme parfumé d’essence et couronné de fleurs. Le banquet de Platon nous montre ce dernier poëte, prononçant un discours, tel que ceux du Sophiste Gorgias, tout rempli d’ornemens recherchés et d’antithèses en jeux de mots39. Il fut le premier qui prit ses sujets hors de la Mythologie, et composa des tragédies avec des noms imaginaires, ce qui semble une transition préparatoire à la nouvelle comédie. Une de ses pièces, intitulée la Fleur, n’étoit vraisemblablement, ni touchante, ni terrible ; mais elle offroit des tableaux agréables dans le genre de l’idylle. Les savans d’Alexandrie voulurent aussi composer des tragédies ; mais si nous pouvons en juger par la seule dont nous ayons connoissance, l’Alexandra de Lycophron40, qui consiste en un long monologue prophétique, surchargé d’une Mythologie obscure, nous devons croire que les productions raffinées de ces érudits pleins de subtilité, étoient extrêmement froides, peu propres au théâtre et insipides de toutes manières. La force créatrice des Grecs étoit alors tellement épuisée qu’ils dévoient surtout s’interdire le genre, auquel on réussit le moins quand on n’a que de l’esprit.
Notes de bas de page
1 Ainsi en France P. Brumoy dans son Théâtre des Grecs (1730, 3 volumes) (extrait infra, p. 243-253). Des anthologies d’Euripide existaient déjà à Byzance.
2 L’« éloge » d’Euripide au XVIIIe siècle coïncide largement en Allemagne avec la défense de la tragédie bourgeoise opposée à la forme héroïque imitée des classiques anciens.
3 Dans la Comparaison [...]. Cf. texte, supra, p. 99-183.
4 Andrea Mantegna (1431-1506), P. Vannuci, dit le Perugin (1445- 1523), Jacopo Zuccheri (1541-ca. 1590), peintres religieux. Les frères Schlegel portèrent un grand intérêt à cet art pré-raphaélite que l’on retrouve avec les Nazaréens (1808-1810).
5 Dans ce passage, Schlegel fait autant allusion à l’art moderne qu’à celui des Grecs.
6 Sur le « tragikôtatos », Aristote, Poétique, chap. XIII, 1453a notamment.
7 Jean-Jacques Barthélémy, Le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, Paris, 1788. Rapidement traduit en allemand, l’ouvrage connut un succès retentissant.
8 République, Livre. X, 595-608b et livres II et III, 377b-403c. Cette supposition n’est à vrai dire étayée par rien de concret.
9 Dans les Grenouilles surtout, notamment le duel verbal entre Eschyle et Euripide.
10 Cf. note 6. Tous ces développements et ceux qui suivent reprennent ceux de la Comparaison [...] (supra, p. 110-112).
11 Le cas paradigmatique est naturellement celui de l’Orestie d’Eschyle où s’exprime, avec le culte des divinités poliades « bienfaisantes » (Apollon, Athéna), l’idée de la conciliation.
12 Oreste, dans Tragiques grecs. II : Euripide. Texte présenté, traduit et annoté par Marie Delcourt-Curvers, Paris (Bibliothèque de la Pléiade), 1962, p. 1109-1204. Ménélas s’y montre lâche et son caractère contraste avec celui de Pylade.
13 Aristote, Poétique, chap. XXV, 1460b. Reprise dans Lessing, Dramaturgie de Hambourg, 94e livraison.
14 Aristote, Poétique, chap. XII, 1452b, écrit aussi : « Le prologue est la partie de la tragédie formant un tout qui précède la parodos chantée par le chœur ».
15 Julius Pollux, rhéteur et grammairien grec du IIe siècle après J.-C., enseigna à Rome et à Athènes. Il nous reste de lui seulement l’Onomasticon. Les rapprochements avec la comédie ont été opérés très tôt, à propos d’Ion spécialement où la conclusion est heureuse, mais où se mêlent aussi des épisodes romanesques.
16 En général, les chœurs sont composés de femmes (les Trézéniennes dans Hippolyte par exemple), mais il y a des exceptions : chœur de satyres, dans le Cyclope, chœur de vieillards dans Alceste, chœur de vieillards athéniens dans Les Héraclides, chœur de vieillards thébains dans La Folie d’Héraclès, chœur de soldats troyens dans Rhesos (si cette pièce est bien d’Euripide).
17 Sur ces points concernant la musique et la prosodie lire encore et toujours U. von Wilamowitz-Moellendorf, par exemple son Einleitung in die griechische Tragödie (1895) et sa Griechische Verskunst (1921).
18 J.J. Winckelmann, Histoire de l’art de l’Antiquité (2e Partie, 4e Section).
19 Entendre : « le versant ».
20 Les Acharniens datent de 425 avant Jésus-Christ. Euripide y figure en tant que dramatis persona (il est de même activement présent dans les Thesmophories) et l’action se passe en partie devant sa maison. Le passage sur les « loques de théâtre » se trouve dans le dialogue avec Dicéopolis. Voir Aristophane, Théâtre complet. Les Achamiens, t. I. p. 23-74, édition de M.-J. Alfonsi, Paris (GF Flammarion), 1966. Voir aussi Les Grenouilles, ibid., p. 278 (Eschyle : « Tu as dégradé le haut enseignement que j’avais donné [...] en revêtant les rois de haillons, pour leur faire inspirer aux hommes la pitié »).
21 Tragédie perdue.
22 Id.
23 Hippolyte, vers 612.
24 Les Grenouilles, dans Théâtre complet (note 20), p. 295.
25 Euripide, Hécube (note 12), vers 786-845.
26 De fait, Euripide a fait le premier de l’amour un ressort de la tragédie même si ce sentiment est présent dans les pièces qui parlent de Clytemnestre, Hélène, Hercule, etc. Dans Les Grenouilles (note 20), à Eschyle qui déclare sur le ton du reproche : « Il n’est à la connaissance de personne que j’aie jamais représenté une femme amoureuse », Euripide rétorque : « Est-ce que par hasard elle n’est pas réelle l’histoire de Phèdre que j’ai composée ? ».
27 Les Fables d’Hygin furent régulièrement utilisées au cours des siècles comme témoignages sur les tragédies grecques perdues. Lessing s’en sert dans son analyse des Méropes (Maffei, Voltaire) et donne le récit (Fable 184, recte 137) concernant le Cresphonte(s), tragédie non conservée d’Euripide (Dramaturgie de Hambourg, 40e livraison).
28 Lessing, Dramaturgie de Hambourg, 48e livraison, prend à cet endroit la défense d’Euripide contre d’Aubignac (Pratique du théâtre, livre III, chap. 1).
29 Le mot a encore ici son sens négatif et critique une pratique picturale médiévale, mais aussi dramatique (du XVIe siècle cette fois).
30 C’est la stichomythie dont use de même Sénèque.
31 Dans son Institution oratoire.
32 Euripide, Les Bacchantes, dans : Tragiques grecs (supra, note 12), vers 821-861.
33 Euripide, Alceste (ibid.), vers 543-550 (nombreuses allusions dans le cours ultérieur du texte).
34 Ca. 342-292 avant Jésus-Christ, créateur de la nouvelle comédie attique (Nea). Schlegel fait allusion ici à l’insertion, dans les comédies de Ménandre (et de Philémon), de passages, souvent parodiques, empruntés aux tragiques – et pas seulement, mais surtout, à Euripide. Le meilleur exemple en est fourni par Le Bouclier (Aspis) de Ménandre. Cf. III, 2, par la bouche de l’esclave Daos : « Il n’est point d’homme qui en tout soit heureux » (= début de la tragédie perdue d’Euripide, Sthénébée) ; « C’est à la Fortune que les hommes sont soumis, non à la Réflexion » (= fragment d’Achille meurtrier de Chersite, de Chérémon) ; « La divinité trouve toujours une cause à inventer pour les mortels / Quand c’est le malheur d’une maison – malheur total – qu’elle veut ». / Ça, c’est de l’Eschyle (= fragment de sa tragédie perdue Niobé), le poète sublime qui... » ; « Qu’y a-t-il d’incroyable dans ce que les hommes subissent comme malheurs » (= extrait d’une tragédie de Carcinos) ; « Il n’est rien de terrible, à vrai dire, / Ni malheur... » (= l’Oreste d’Euripide, vers 1-2) ; « Les malheurs / Imprévus, c’est une puissance divine qui les ordonne. / C’était de l’Euripide tout à l’heure, maintenant du Chérémon. / Ce ne sont pas les premiers venus ! » Texte cité d’après Ménandre, Théâtre. Traduit, présenté et annoté par A. Blanchard, Paris, 2007 (12000), p. 78-80. Comme on voit, l’idée de fatalité est rabaissée au rang d’outil de l’intrigue (que mène le valet), et du heurt entre deux niveaux de langue dérive un puissant effet comique par connivence. On sera donc bien inspiré de relativiser fortement la thèse de Schlegel.
35 Philémon (361-262 avant Jésus-Christ), le second représentant majeur de la Nea après Ménandre. Ce message se trouve dans les Fragmenta (Kock, 130 et Austin 487).
36 La Nea renonce à la politique et à la satire pour se concentrer sur la comédie de mœurs et la tradition des caractères généraux héritée de Théophraste (voir de même chez les Latins Plaute et surtout Térence).
37 Schlegel met clairement en avant la vertu pathétique du théâtre d’Euripide, cultivée aux dépens du dramatique et du tragique.
38 Agathon n’a laissé que des fragments. La Fleur devait être le titre d’une de ses tragédies. Voir Aristote, Poétique, chap. IX, 1451a-1451b.
39 Platon, Le Banquet XVIII-XIX, notamment. Agathon avait été en effet élève de Gorgias dont il avait retenu la rhétorique fleurie. Aristophane se raille de lui dans les Thesmophories.
40 Lycophron, l’auteur de cette Alexandra si peu dramatique, était originaire de Chalcis en Eubée. Il vécut au IIIe siècle avant Jésus-Christ.
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