L’amant se rend auprès de la dame (v. 2807-3034)
p. 163-171
Texte intégral
Et moi qui demeurai tout seul, [77 v]
je recherchai les lieux solitaires,
pour penser à mon amour.
Cette rêverie me plaisait tant
qu’en pensée j’avais l’impression
de la voir en face de moi ;
et je me souviens parfaitement
que je trouvais un grand réconfort dans cette rêverie,
car elle m’avait envoyé son cœur
qui n’a pas du tout fait fausse route.
C’est pourquoi, je chantai alors sans tarder :
Elle a en effet bien raison, et de mon côté j’accepte volontiers
[son cœur :
je le garderai mieux que le mien3.
S’il veut rester avec moi, [80 r]
je le servirai de mon mieux :
j’accéderai à tous ses désirs et toutes ses volontés,
et je n’en serai pas blâmé
ni par ma dame ni par Amour
que je sers et servirai toujours,
ni par personne qui l’entendrait dire.
« Très cher Cœur, j’aimerais avoir
des nouvelles de la santé de ma dame,
en espérant qu’elles seront bonnes et agréables.
Je vous prie, pour Dieu, de me dire ce que vous savez,
aussi vrai que vous faites cas de mon honneur,
car c’est par vous que je veux le savoir.
– Lorsque je suis parti,
très cher seigneur, sachez-le,
Amour lui avait chauffé sans l’attiédir
un bain brûlant et douloureux,
et son visage en devint plus vert que l’herbe des prés
et ensuite noir comme mûre.
Je fus témoin de la souffrance qu’endure le corps
par amour pour vous, et de la brûlure [80 v]
qui sans jamais faiblir ne cesse de l’élancer
du matin jusqu’au soir.
Certes, Amour est bien cruel à son égard,
et elle n’a pas mérité cela,
car elle s’est offerte à le servir
et lui accorde gage et amende,
lui garantit qu’elle fera réparation,
si elle a commis quelque chose qui lui déplaise :
qu’il la punisse comme il lui est bon.
Mais elle le trouve impitoyable,
et elle en a pleuré et sangloté
maintes fois à chaudes larmes.
Le germe d’Amour a si bien crû en elle
qu’il monte dans la pousse.
Je vous raconte cela,
parce qu’elle a mis tous ses espoirs en vous,
en raison de l’amour qu’elle vous porte.
En vérité, j’ose bien vous l’affirmer,
elle ne peut avoir aucun moment de repos
si ce n’est lorsqu’elle dit : “Ami, [78 r]
Oui4, je sais bien maintenant ce qu’est le mal d’Amour,
j’en ai bien fait l’expérience.”5
Après cela le repos la quitte.
– Certes, c’est bien peu de chose,
et pourquoi à ce moment-là plus qu’à tout autre ?
– Je vais vous dire, c’est bien normal,
pourquoi son tourment s’allège alors :
c’est que dans le chant,
Penser, pour lui faire une faveur,
vous fait apparaître devant elle, comme si vous étiez présent.
Et pour cela, c’est la pure vérité,
elle éprouve de la joie tant que dure cette apparition ;
et quand elle s’évanouit, elle en est malheureuse. [78 v]
Rien d’autre ne peut lui plaire
que de penser à vous.
Vous auriez dû la protéger
et la délier de ce lien,
s’il y avait eu en vous le moindre bien
comme elle pense qu’il y ait.
– Cœur charmant, aussi vrai que je demande à Dieu
de m’accorder la joie de son amour selon mon bon plaisir,
je désire bien plus que vous faire quelque chose
qui pourrait lui plaire,
pour assurer son bien-être et le vôtre.
Mais si je tarde tant à agir,
c’est que je veux préserver son honneur,
comme je l’ai toujours fait.
Cependant, soyez-en sûr, je suis absolument désolé
de son tourment et de sa souffrance,
qui cependant n’égale pas la mienne.
Sachez-le, cher seigneur,
ma souffrance est bien plus aiguë que la sienne,
car elle ne cesse de m’étreindre. [81 r]
– Chaque vieille se plaint de sa douleur6,
rétorque le Cœur. Très cher ami,
vous ne pouvez être aussi accablé
qu’elle, pour rien au monde,
alors qu’elle est seule et espionnée,
tenue en laisse par un rustre ;
vous pouvez aller jouer et vous divertir,
mais elle ne peut faire un geste,
quelque cajolerie qu’elle fasse à son mari,
car il est jaloux. Puisse-t-il être cocu7 !
Mais avec personne d’autre que vous,
car je n’accepterais pas quelqu’un d’autre.
– Soyez-en remercié, je le voudrais bien.
Mais la souffrance qui la presse et la tourmente
me fait mal et m’angoisse ;
cela ne fait qu’accroître ma douleur.
– Soyez-en bien sûr, votre tourment est légitime,
car elle ne saurait souffrir davantage ;
si elle ne reçoit pas de secours, il ne lui reste plus qu’à mourir,
car elle n’a aucun membre dont elle ne se plaigne. [81 v]
– Que Dieu ne veuille jamais consentir
ni Amour qu’elle a tant servi,
qu’elle perde la vie à cause de moi !
Car si elle meurt, je mourrai avec elle :
assurément, je ne pourrai en réchapper,
et sous aucun prétexte, je ne le voudrais.
Amour, aidez-moi à trouver le moyen
de pouvoir aller jusqu’à elle !
Je n’ose pas y aller seul, mais si nous étions deux,
que j’eusse Contenance
qui favorise les amoureux timides,
alors j’irais la voir.
C’est pourquoi je veux prier Amour
de me donner une très bonne escorte. »
C’est ce qu’il fit, sans conteste,
en répondant exactement à mon désir,
car il me donna un rossignol,
à qui je dis alors qu’il était posé sur sa branche :
« Rossignol8, ma dame est en train de mourir ; [79 r]
allons à elle, recommandons son âme à Dieu ! »9
Et c’est ce qu’il fit, je lui en suis reconnaissant.
J’allai avec lui en pensée voir
celle que je prie Dieu de guérir.
Je demandai au rossignol qu’il ne parte pas
et qu’il ne la quitte pas.
Qu’Amour la nourrisse, la protège
et la réconforte avec une chanson
et qu’elle puisse ainsi avoir guérison !
Et le rossignol fit ainsi tout ce qu’il put,
mais il n’eut jamais la force de partir ensuite,
car le jardin lui plut tant [79 v]
qu’il voulut rester toujours auprès d’elle
pour la réconforter de sa douleur
et pour lui rappeler l’amour,
dont elle ne sera jamais privée.
Savez-vous alors ce qu’elle chanta ?
Elle ne chanta jamais depuis lors d’autre chanson que celle-ci :
Cher rossignol, je vous le dis
à vous et à mon ami :
je viens d’achever le nom d’Amour.
C’est naturel, car je l’ai commencé.
Mais mon ami m’a aidée à le faire,
et qu’il en soit remercié de ma part
et de celle d’Amour aussi. [82 r]
Ce n’est que justice, à mon sens,
car il s’est donné bien de la peine,
en réfléchissant le jour, en veillant la nuit,
afin que ce roman puisse seulement me plaire ;
à celui, quel qu’il soit, qui puisse me le lire,
je veux assurer qu’il m’est plus cher
que tout autre écrit.
Mais cela me plairait encore davantage
s’il me le lisait lui-même en personne.
En effet aucune bouche ne peut le dire aussi bien
que celle dont le cœur est concerné,
et de même il le lirait mieux
que n’importe quel autre homme au monde.
Aussi je lui demande, comme à mon ami et à mon seigneur,
qu’il vienne me le lire au plus vite,
sans attendre, dès que je l’en requerrai,
et que j’en aurai la liberté et le temps ;
je le lui ferai bientôt savoir :
je le désire plus que lui, assurément. »
Je voudrais que s’arrête ici mon cœur. [82 v]
Je ne veux pas emprunter une matière
qui ne s’harmoniserait pas avec la première.
Mais s’il advient qu’elle me demande autre chose,
et qu’elle me fournisse un nouveau projet,
je suis tout prêt à écrire,
comme il plaira le plus à son cœur,
en homme qui est sien et le restera
jusqu’à son dernier souffle.
Je la supplie donc de ne pas me refuser
enfin une petite faveur
par amour et en récompense ;
cela lui sera profitable, si elle me l’accorde.
Je lui demande de ne pas croire
ni les médisants ni les calomniateurs,
car ces gens-là, on doit bien s’en tenir éloigné,
et puissent-ils mourir dans la honte !
Que jamais ne voie refleurir les arbres,
celui qui dit ou s’apprête
à dire quelque chose qui m’attire la haine
de ma douce dame. Ah ! Méchants ! [83 r]
Vous êtes malveillants et violents,
en fomentant ce qui pourrait causer ma mort !
Votre pouvoir ne réside que dans votre capacité à nuire,
et cela ne date par d’aujourd’hui ni d’hier :
à défaut de pouvoir aider, on nuit.
Pourquoi me haïssez-vous ?
Vous ai-je cherché querelle ?
Ai-je pris ou volé quelque chose à quelqu’un ?
On pourrait rassembler
la terre entière,
je ne pense pas avoir agi
de sorte que quelqu’un puisse se plaindre
d’une de mes paroles ou d’un de mes actes.
Mais ce qui les pousse, c’est un aiguillon
aigu, puissant et long :
C’est Envie qui les tourmente.
Ah, envieux, triste créature !
Qu’est-ce que cela te donne de nuire à un amoureux ?
Ma foi, cela pourra bien te faire crever :
car je vais encore recevoir de bonnes nouvelles, [83 v]
bientôt, s’il plaît à Dieu, de la belle.
Et si tu veux, tu peux en grogner.
Sache-le, aussi longtemps que durera le monde,
le Roman de la Poire sera toujours récité
et restera dans les mémoires12.
Ici finit le Roman de la Poire
qui a relaté l’histoire des amants.
Il devrait savoir aimer d’amour,
celui qui connaît les procédés de ce roman.
Qui aime bien, oublie rarement13.
Il n’a rien oublié de cet amour,
et il vous l’a fidèlement raconté.
C’est terminé.
Notes de bas de page
1 La lettre M est historiée (Fig. 25) : Une figure féminine, vêtue de rose et agenouillée, offre le cœur de la dame à l’amoureux qui lève le bras droit, comme pour la laisser placer le cœur dans sa poitrine. Cette enluminure est symétrique à celle qui est peinte au fol. 41 v. Cette lettre est la deuxième du mot Amors.
2 Refrain n° 16 : hétérométrique, il est composé d’un vers de quatre syllabes, suivi d’un de trois, puis d’un de cinq syllabes. Les deux premiers vers riment imparfaitement entre eux et le dernier rime avec le vers 2817. Répertorié par N. Van den Boogard sous le n° 1248. il n’est pas attesté ailleurs et pourrait avoir été composé pour le roman.
3 Les feuillets sont 80 et 81 sont mal placés dans le manuscrit : pour le sens, ils devraient se succéder dans l’ordre suivant, rétabli par l’éditrice d’après B : 76, 77, 80, 78,81,79, 82, 83. Sur cette erreur matérielle, voir l’introduction de l’édition du texte, p. lxvii et l’apparat critique p. 121.
4 La lettre O (or) est historiée (Fig. 26) : une figure féminine, vêtue de rose, s’adresse à l’amoureux qui porte un gant dans sa main droite et dont la main gauche repose sur la ligne pleine de l’initiale. Cette lettre est la troisième du mot Amors.
5 Refrain n° 17 : composé d’un octosyllabe et d’un vers de quatre syllabes qui rime avec le vers 2863. Il est répertorié par N. Van den Boogaard sous le n° 1457 et ne semble pas attesté ailleurs.
6 Ce proverbe, relevé par Morawski, n° 345, a servi de refrain à un rondeau de Charles d’Orléans, le Rondeau xii, (Poésies, éd. P. Champion, Paris, Champion, CFMA, 1927, t. II, p. 297).
7 La situation de la dame, brossée ici par Cœur, est typique de la condition de la malmariée, à laquelle a déjà fait allusion le refrain n° 12 (v. 2568- 2570), et qui sert de point de départ à quantité de chansons d’amour ou de récits aventureux au Moyen Age.
8 La lettre R est historiée (Fig. 27) : au premier plan, la dame est alitée ; derrière elle se tient l’amoureux ; à l’arrière-plan un rossignol niche dans un arbre. Cette lettre est la quatrième du mot Amors.
9 Refrain n° 18 : composé de deux octosyllabes qui riment entre eux et avec le vers 2935. Répertorié par N. Van den Boogaard sous le n° 1637, il semble avoir été composé pour ce roman.
10 La lettre S est historiée (Fig. 28) : de part et d’autre d’un arbre où est perché le rossignol, se tiennent l’amoureux et la dame qui regardent l’oiseau. Cette lettre est la dernière lettre commune au mot Amors et au prénom de la dame : Agnès.
11 Refrain n° 19 : décasyllabe rimant avec le vers précédent. Il est proche du refrain n° 2 (v. 284) : An. Diex ! Li maus d’amer m’ocit (« Ah, Dieu ! Le mal d’aimer me tue »). Il est répertorié par Nico Van den Boogaard sous le n° 784.
12 Ici s’achèvent les manuscrits B et C. Seul A donne l’explicit.
13 Énoncé proverbial répertorié par Morawski (n° 1835) qui a souvent servi de refrain et qui est aussi classé par N. Van den Boogard sous le n° 1585. Extérieur au système des acrostiches, il est composé d’un octosyllabe et se fond dans le texte de l’explicit.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Maurice Carême. « Comme une boule de cristal… » Entre poésie savante et chanson populaire
Textes et contextes
Brigitte Buffard-Moret et Jean Cléder
2012
August Wilhem Schlegel. Comparaison entre la Phèdre de Racine et celle d’Euripide (et autres textes)
Jean-Marie Valentin (dir.)
2013
Octavie Belot. Réflexions d’une Provinciale sur le Discours de M. Rousseau, Citoyen de Genève, touchant l’origine de l’inégalité des conditions parmi les hommes
Édith Flammarion (éd.)
2015
Du fanatisme dans la langue révolutionnaire ou de la persécution suscitée par les barbares du dix-huitième siècle, contre la religion chrétienne et ses ministres
Jean-François Laharpe Jean-Jacques Tatin-Gourier (éd.)
2022