La dame envoie à l’amant des preuves de son amour (v. 2636-2806)
p. 155-161
Texte intégral
– Ma dame, oui, absolument.
Mais j’ai les plus grandes craintes
et redoute que ce ne soit pas vrai,
ce que vous m’avez fait savoir.
– Qu’est-ce ? Doutes-tu donc de ma parole ?
– Certes non, cela ne m’est pas venu à l’esprit,
dame, sauf le respect que je vous dois ;
mais la peur me pousse
à voir le mauvais côté des choses
que propose Amour.
Mais je sais bien, que si vous étiez seule en cause,
tout serait parfaitement vrai.
– Mais je me permets de vous confesser
qu’il vous faut obéir
à Cœur, qui est le maître.
– C’est vrai, je le concède.
– Mais enfin tu dois savoir [73 v]
que c’est par le nom que l’on connaît l’homme1,
et que d’autre part il est notoire,
que l’on me reconnaît au visage.
C’est pourquoi, j’affirme, et cela me semble justifié,
que le cœur et moi allons ensemble,
le cœur étant tel qu’il doit être,
et qu’au serviteur on reconnaît le maître
et au maître le serviteur.
– Pour ma part, j’affirme que
ce qui déborde du cœur,
la bouche veut l’exprimer.
C’est pourquoi je déclare ouvertement,
au nom de la Puissance qui ne fait jamais défaut,
que si cela agréait à ma dame d’avoir mon amour,
et qu’elle me le dise,
j’en serais plus sûr.
– Cher ami, c’est inutile,
je vous l’ai déjà dit précédemment :
cela est déplacé pour une dame et n’est pas convenable.
Et au nom de Dieu, [74 r]
je te dirai les choses comme elles sont :
la femme préfère qu’on la force
à accomplir ses volontés plutôt que d’y consentir elle-même,
de sorte qu’elle refuse d’avouer son désir ;
et c’est pourquoi tu perds ton temps,
si tu attends qu’elle te prie.
– Dame, ce que vous dîtes est très juste,
et ce discours me plaît beaucoup.
Je ne veux pas l’obliger par amour pour elle,
et assurément je n’ose pas me déclarer :
je redoute tant qu’elle m’éconduise
que je préfère supporter ma souffrance.
– Dis-moi donc, sur l’honneur,
si tu vois quoi faire d’autre.
– Certes, je ne souhaite pas me taire !
Mais je préférerai avoir quelques preuves tangibles
de la vérité de vos affirmations.
– Et n’est-ce pas suffisamment clair,
quand on le voit à sa contenance ?
– Oui, mais je veux d’autres preuves. [74 v]
– Je ne veux pas que les choses en restent là,
j’apporterai une preuve, irréfutable
et si discrète que personne ne s’en apercevra. »
Sur ce, elle partit et se rendit tout droit
là où la dame l’attendait.
Elle la trouva d’humeur très sombre,
car elle débattait en elle-même,
pour savoir si elle pourrait retirer son cœur.
Contenance ne put se retenir de parler,
et au contraire lui lança ces paroles
qu’elle chantait très souvent :
« “Et celui qui se repent d’aimer
s’est bien donné du mal pour rien.”2
Cette parole n’est pas dépourvue de sagesse,
et toi, pourquoi perdre ta peine
alors qu’il ne faut donner qu’une preuve ?
Prends garde à ne pas dédaigner
de l’envoyer par mon intermédiaire
à celui qui est ton ami.
– Est-il ainsi ?-Oui, assurément. [75 r]
Il peut te sortir de ce mauvais pas
à condition que tu lui fasses confirmer
la vérité de mes propos.
Envoie-lui par mon intermédiaire
une preuve si indubitable qu’il me croie.
– Est-ce donc bien nécessaire ? – Oui, par ma foi.
– Alors j’y consens, bien sûr,
car puisque nécessité fait loi,
il faut bien s’y plier.
Je le ferai donc, de mon plein gré et non à contrecœur ;
et pour disposer d’une double faveur,
tu peux noter les deux raisons
qui prouvent mon consentement, car son nom
y sera prononcé de manière bien déguisée.
– Au nom de Dieu, dites-le moi donc !
– Bien volontiers ; écoute donc :
quand je pense à lui d’une manière plus subtile,
Amour, qui me sert de guide en la matière,
m’apporte deux raisons supplémentaires :
l’une est que son nom comporte [75 v]
comme le mien six lettres,
bien qu’il n’ait que deux syllabes :
voilà en quoi il ressemble le plus au mien.
L’autre raison est plus subtile,
car en lisant autrement, d’arrière en avant,
le nom de celui auquel vont mes pensées,
à condition de renverser un b
en le mettant dessus dessous,
alors à ce moment-là
Amour m’enjoint et lui accorde
en latin que je sois sienne3.
Désormais, je n’imagine pas qu’il refuse
de te croire avec cette preuve irréfutable.
S’il y a en lui autant de subtilité
que tu me l’as maintes fois assuré,
il comprendra bien ce que je lui fais savoir
et il te croira à l’avenir.
Va, puisses-tu faire voler mon désir !
– Dame, ne me mettez pas dans une situation humiliante.
– Mais non, rassure-toi, [76 r]
tu n’auras pas perdu ta peine,
et je le jure devant Dieu,
puissé-je le voir et le sentir
tout nu contre moi et dans les plus brefs délais. »
Elle m’a écrit une lettre avec un soupir
et les larmes de ses sanglots4
au lieu d’encre et de parchemin,
puis l’a scellée et me l’a adressée.
Sur ce, Contenance se mit en route
et d’une traite arriva jusqu’à moi.
Elle me salua alors en s’inclinant,
et me dit avec une grande politesse :
« Seigneur, vous m’avez causé bien du tourment.
Mais je ne ménage pas ma peine
si je peux accomplir mon désir.
Il n’est pas juste qu’il tarde à se réaliser ;
cette lettre témoigne de ma loyauté,
et il est normal que mes efforts en soient couronnés. »
À ces mots, elle la déplia et me la donna
et moi, je la reçus avec tendresse, [76 v]
heureux comme jamais je ne le fus.
Savez-vous pourquoi ? Parce que je trouvai
que ce qu’elle m’avait dit
ainsi que les dames de sa compagnie
était parfaitement vérifié ;
Elles ont parlé, sur le conseil de mon amie
qui m’envoyait une preuve sincère de son amour
et me demandait de rendre grâce à Amour
[en chantant avec elle :
« Je t’enjoins de le faire !
me dit Raison. – Très volontiers. »
Mais je laissai ma dame chanter en premier,
et ce n’était pas sans raison ;
Amour fit venir à mon esprit le nom
d’Amour et celui de la dame, il me semble ;
à juste titre, car elle lui ressemble,
et je crois bien qu’elle appartient à son lignage
tant elle est parfaitement éduquée.
Je donnerai aussi une autre raison :
leur nom finit par la même lettre
et commence également par la même5. [77 r]
« Dites-moi quelles étaient les paroles de la chanson !
– Puisque vous le voulez, je le ferai très volontiers :
Voici ce que me faisait savoir ma douce amie,
et qu’elle reçoive mes remerciements ;
en bref, pour résumer,
au nom de tout ce dont Amour se glorifie,
je le supplie de me faire obtenir le surplus.
Sur ce Contenance s’en alla,
et elle manifesta une joie merveilleuse
quand elle retrouva la gracieuse ;
car elle avait bien réussi, selon elle,
tout ce qu’elle avait souhaité.
Notes de bas de page
1 « C’est par le nom que l’on connaît l’homme » (par le non conoist l’en l’ome) : ce proverbe figure dans Le Conte du Graal (éd. cit., 1.1, v. 556-560, p. 22), parmi les conseils que la mère de Perceval prodigue à son fils : ja en chemin ne an ostel / n’aiez longuement conpaignon / que vos ne demandiez son non : / le non sachiez a la parsome, / car par le non conuist an l’ome (« En chemin ou à une étape, ne tardez jamais à demander son nom a un compagnon : finissez toujours par le savoir, car c’est par le nom que l’on connaît l’homme. »). Proféré par une personnification, Contenance, ce proverbe souligne de manière légèrement humoristique l’adéquation entre le nom, la personnification et le comportement qui lui est attribué dans le système allégorique. Plus spécifiquement, dans un texte où l’écriture joue sur les différents procédés de dissimulation des noms (anagramme et acrostiches), cet énoncé proverbial entre en résonance avec les énigmes qui le parsèment pour inciter le lecteur à chercher les noms qui réfèrent à des personnes.
2 Refrain n° 14 : composé de deux octosyllabes rimant entre eux et avec les deux vers précédents. Il est répertorié par N. Van den Boogaard sous le n° 706. Selon Hans-Erich Relier, art. cit., p. 217, ce refrain n’en est pas un et il est considéré comme ne faisant pas partie du système des acrostiches. Cependant il débute par la conjonction de coordination Et. On peut au contraire penser qu’il sert à relier subtilement les trois noms en acrostiche Annes, Tibaut et Amors.
3 Le nom de l’amoureux est ainsi masqué par un jeu de lettres anagrammatique. Le nom Tibaut. lu d’arrière en avant, avec le b inversé en [selon la graphie médiévale, donne par anagramme en latin : tua sit, c’est-à-dire « qu’elle soit tienne ».
4 Selon Marie-Hélène Tesnière, art. cit., p. 452, au vers 2757, l’expression en sanglot contient l’anagramme du nom de la dame Angnes ainsi que son diminutif, Angneslot.
5 En ancien français : Amors prend une -s aussi bien au cas sujet singulier qu’au cas régime singulier. Agnès et Amors commencent et finissent effectivement par la même lettre.
6 La lettre A est historiée (Fig. 24) : Une figure féminine (la dame ?) s’adresse au poète. Les deux personnages sont représentés sur un même fond or, comme dans les quatre autres miniatures composant le mot Amors, ce qui crée l’effet d’une union dans le monde idéal de l’amour. Cette lettre, commune au mot Amors et au prénom Agnès, est la première de l’acrostiche formant le mot Amors.
7 Refrain n° 15 : chanté par la dame, il est composé d’un octosyllabe suivi d’un vers de quatre syllabes, ce dernier rimant avec le vers 2794. Ces deux vers sont similaires au refrain n° 912 répertorié par N. Van den Boogaard.
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Tibaut. Le Roman de la Poire
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