Arrivée d’Amour et de son cortège (v. 1117-1323)
p. 89-97
Texte intégral
« Et11 ainsi nous mène le mal d’amour [34 v]
Ainsi nous mène »12.
Voici Amour et le reste de la troupe,
lance levée sur le feutre13,
arrivés devant la tour,
désireux et impatients
de me vaincre et de m’anéantir
au cas où je voudrais les combattre.
Ils s’arrêtèrent au milieu de la place ;
Sur ce Amour s’avança en me menaçant,
si je ne me rendais à lui sans condition.
Sachez que je le reconnus bien
au premier coup d’œil, [35 r]
car il portait un vêtement extraordinaire,
brodé de couleurs variées,
sans couture ni point,
avec seulement des fleurs ou des roses14.
Si l’on voulait ici décrire en détail toutes ces choses,
on y passerait un temps fou,
car il était armé de main de maître,
et il était plus beau et plus charmant
qu’Absalon ou Abel15.
Sans plus attendre,
il se dirigea alors vers la tour, prêt
à me porter le coup mortel.
Gonfanon de soie déployé,
il éperonna son cheval, brandit la lance,
et sa monture partit d’un trait,
car elle n’était ni rétive ni craintive,
mais si rapide qu’un oiseau sauvage,
n’aurait pu l’emporter sur elle à la course ;
ce cheval était d’un précieux secours pour son seigneur
car il avait une conduite douce et rapide. [35 v]
Il lui lâcha la bride jusqu’à la porte :
et m’appela brusquement, à voix haute :
« Chevalier, dit-il, une triste nouvelle s’annonce pour vous,
si vous ne vous rendez pas à moi.
Ne jouez pas au sourd avec moi,
mais dites-moi sur-le-champ
si vous avez l’intention de vous rendre. »
J’eus une telle peur de sa menace,
que j’en sentis tout mon visage en frémir ;
et on voyait bien déjà que j’étais amoureux,
mais parce que la force n’était pas de mon côté,
je répondis laconiquement :
« Écoutez, cher seigneur, je me rends,
en raison de ce que Franchise
m’a garanti et promis dans ses propos ;
mais ce n’est pas moi qui vous l’apprendrai. »
Amour me répondit alors : « Je te l’accorde,
quoi que ce soit, au hasard,
sauf si mon honneur ou mon honnêteté sont en question. »
Sur ce, je me plaçai sous son autorité, [36 r]
et me faisant sien, je me mis en sa sujétion.
C’est ainsi que je fus prisonnier, comme vous venez de l’entende,
mais après cela, je fus paralysé
par une blessure cruelle et douloureuse,
qui me tient encore abattu et pâle,
et qui me harcèle et me tourmente
plus que fièvre brûlante ou aiguë.
Ce ne sont pas de simples douleurs que j’ai, je souffre le martyre ;
j’ai tant de chagrin, de douleur et d’amertume,
que la journée ne me suffirait pas à les conter ;
sans cœur je languis, et sans cœur je demeure ;
mon cœur m’a quitté, me laissant seul et perplexe,
m’a oublié et pris en grippe16.
« Si vous avez perdu votre cœur,
je ne pourrais croire à aucun prix
qu’Amour vous ait ainsi abandonné.
Certes, je ne sais pas en qui
l’on puisse avoir désormais confiance,
si vous oublie celui en qui
vous devriez le plus sûrement vous fier. [36 v]
Pour quelle raison a-t-il pu vous oublier ?
Je ne peux pas savoir pourquoi,
mais si vous le savez, dites-le moi.
– Écoutez donc la vérité à ce sujet :
quand Amour m’eut dépossédé
et qu’il me tint en son pouvoir,
il me donna peu à manger :
vous en savez bien la raison.
Puis il m’en donna une justification
et me dit d’un air courroucé :
« Cette époque est vraiment décadente.
Jadis on avait coutume de trouver
des amants loyaux et aguerris,
doux, nobles et distingués,
sans perfidie ni hypocrisie.
Mais maintenant tel est l’usage,
l’un tond, l’autre plume,
et ils n’aiment plus que pour conquérir.
Vers cela, je les vois tous tendre,
si bien qu’ils ne cherchent qu’à tromper, [37 r]
trahir et duper.
Plus d’une fois j’ai constaté avec étonnement,
qu’ainsi ils sont mieux préparés
au mensonge et au pillage.
Amour vient à manquer, Amour décline,
car tous les bons disparaissent peu à peu.
Les courtois, les sages, les valeureux
se raréfient et se réduisent,
tandis que ceux qui blessent et nuisent
croissent sans cesse et se multiplient17.
Ceux qui délaissent leur amour,
et presque tous sont ainsi maintenant,
sont ceux qui prennent leur plaisir des femmes,
puis les abandonnent consternées,
éperdues et trahies,
et qui osent rendre un mal pour un bien.
Ils n’accordent pas la moindre valeur
à l’amour sincère et à ses droits.
Ainsi la mort a fondu
sur la loyauté en ce monde18, [37 v]
et la fausseté croît et abonde.
Pour cette raison il me faut veiller
à ne pas laisser déchoir
le plus petit de mes fiefs actuels :
j’aurais tôt fait d’aller à pied,
si je ne me gardais prudemment
des traîtres au cœur fourbe
qui amputent sans cesse mes revenus.
Tant de dames belles et nobles
se sont prévalues de leur amour,
croyant sincèrement être aimées
et ont toutes été trompées ;
j’ai reçu tant de plaintes
à propos de traîtres aux amours trompeuses ;
mais je vais les accommoder de telle sorte
qu’ils ne pourront pas en plaisanter.
Je veux que l’on reconnaisse en moi
le seigneur qui fait respecter le droit et la justice.
Je n’ai pas un cœur de nourrice
pour avoir pitié des traîtres [38 r]
qui sont pires que Ganelon19 ;
et à cause de ceux-ci et de leurs semblables
je veux avoir de véritables garanties
m’assurant que vous ne me trahirez pas
et que vous serez toujours loyal
en amour, quoi qu’il advienne,
si vous ne voulez pas que je vous retienne
à tout jamais emprisonné.
Jamais personne ne vous fera sortir de prison,
si je n’ai votre cœur en otage.
Ce serait un péché et une offense
si un amant aussi parfait que vous me le paraissez
était mis avec les mauvais !
– Ah ! Ne dites pas cela, seigneur ! Dieu m’en défende !
Que le haut mal le terrasse,
celui qui, à l’égard de sa dame au noble cœur,
a l’idée de commettre une telle déloyauté
et qui fait semblant d’aimer son amie
alors qu’il ne l’aime pas. »
Il éperonna son cheval et s’en alla [38 v]
me laissant pensif et morne,
triste et abattu, pâle et livide.
En effet la douleur d’avoir perdu mon cœur
et d’avoir le corps vide me laissa exsangue
au point que je ne savais plus où j’en étais.
Je tombai de tout mon long,
tout étourdi et sans forces,
comme un homme ivre ou lourd :
de cela, je me souviendrai toujours.
Mais je vous assure, qu’il était inutile pour moi
d’essayer de me relever,
car la plaie était trop large :
c’est le mal dont je parlais
qui me bouleverse complètement.
Sachez que c’est la blessure
dont la douleur ne sera jamais guérie
par aucune créature vivante,
si celle qui a le cœur et qui le garde
ne s’en donne pas la peine.
Qu’il soit donc tout entier en sa merci ! [39 r]
Notes de bas de page
11 La lettre E est historiée (Fig. 16) : à droite, depuis la fenêtre d’une tour, l’amoureux regarde l’arrivée d’Amour, revêtu de son armure, portant heaume et écu, et monté sur un cheval blanc. Il est suivi de cinq musiciens à cheval. On distingue quatre instruments : un tambourin, une cornemuse, un rebec et une buisine. Sept oiseaux volent au-dessus de la troupe, donnant par la sinuosité de leur vol l’idée de la vitesse des cavaliers. Cette lettre constitue la quatrième du prénom de la dame.
12 Refrain n° 6, répertorié par N. Van den Boogaard sous le n° 70. Il est composé d’un vers de 9 syllabes suivi d’un vers de 4 syllabes qui rime avec le vers précédant le refrain.
13 Selon Lucien Foulet (The Continuations of the old french Perceval of Chrétien de Troyes, éd. William Roach, vol. III, part. 2, Glossary of the First Continuation, the american philosophical society, Philadelphia, 1955, p. 111), le mot fautre, feutre désigne un « bourrelet de feutre placé sur le devant de la selle fournissant un point d’appui pour le bois de la lance au moment de la charge ».
14 Dans Le Roman de la Rose, le dieu d’Amour est également vêtu d’une robe faite de toutes sortes de fleurs diversement colorées et entremêlées de feuilles de roses (éd. cit., v. 874-894, p. 28).
15 Troisième fils du roi David, Absalom est réputé pour sa très grande beauté dans le deuxième Livre de Samuel (14, 25). Le nom d’Abel fournit une rime commode (biaus/Abiaus).
16 II s’agit du motif lyrique du cœur séparé et autonome qui abandonne le corps de l’amant pour rester au plus près de la dame.
17 L’idée d’un déclin de la fin’amor et d’une raréfaction des hommes de valeur est communément répandue dans la poésie des troubadours moralistes, notamment chez Marcabru (xiie siècle) et Pèire Cardenal (xiie-xiiie siècle). Chrétien de Troyes a transposé dans le genre romanesque l’idée de la décadence des valeurs courtoises et chevaleresques qui frappe les bons (les prodomes) et laisse les méchants prospérer. Voir Le Conte du Graal (Perceval), éd. Félix Lecoy, 2 vol., Paris, Champion, CFMA, 1973-1975, t. I, v. 425-432, p. 18.
18 Les vers 1262-1263 (Si est cheoite la morie / desus leauté en cest monde) donnent lieu à deux interprétations différentes. L’éditrice comprend le terme morte comme un nom commun de la famille du verbe morir, ayant pour sens « mortalité », « mort », « cadavre de bête morte de maladie », « charogne ». Selon Hans-Erich Keller (« La structure du Roman de la Poire », Conjonctures : medieval studies in Honor of Douglas Kelly, éd. Keith Busby et Norris J. Lacy, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1994, p. 205-217, et plus particulièrement p. 211-212), ce terme serait à comprendre comme le nom propre Morie, forme picarde de Moree, désignant la Principauté de Morée, nom ancien du Péloponnèse actuel. Ces vers feraient allusion à la défaite de Guy de la Roche, duc d’Athènes, vaincu par le Prince de Morée, Guillaume de Villehardouin. Guy de la Roche serait venu en 1259 à Paris, pour demander au roi Louis ix d’arbitrer dans ce conflit. Ce qui serait une allusion à un événement contemporain permet à Hans-Erich Keller de dater la composition du Roman de la Poire autour de 1260. Cette hypothèse nous semble peu probable, car elle suppose l’emploi d’une forme picarde à la rime, alors que la langue de l’auteur témoigne d’une origine orléanaise. Par ailleurs, on ne comprend pas nettement le sens dénoté par le verbe cheoir dans cette hypothèse, reprise et développée par Luciano Rossi (« La Rose et la Poire : contribution à l’étude de l’hétéronymie poétique médiévale », Galloromanica et Romanica, Mélanges de linguistique offerts à Jakob Wüest, éd. Hans-Rudolf Nüesch, Tübingen et Bâle, Francke Verlag, 2009, Romanica Helvetica vol. 130, p. 215-251 et plus particulièrement p. 239). Il nous semble plus prudent de nous en tenir à l’interprétation de l’éditrice.
19 Ganelon est le traître de la Chanson de Roland, qui, par haine de Roland dont il est le beau-père, trahit Charlemagne et cause la mort de Roland et de l’arrière-garde, massacrés à Roncevaux. L’ampleur de ce désastre légendaire et la célébrité de la chanson ont fait de lui l’archétype du traître.
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