Discours des quatre messagères d’Amour (v. 830-1116)
p. 77-87
Texte intégral
– Dites-moi donc, sur votre foi,
quelle chanson chantait Beauté.
– Une chanson faite pour les amants,
qui est conforme à l’honnêteté,
et convenable pour une demoiselle.
Elle mettait tant de grâce dans son chant,
que je n’ai jamais entendu sa pareille si bien chanter : [26 r]
Après avoir chanté, elle m’adressa la parole.
Sans charte scellée avec de la cire,
sans parchemin ni peau préparée pour l’écriture3,
elle me transmit le salut d’Amour.
Il était bien agréable de recevoir
ce messager, car, à vrai dire,
son allure était très enjouée :
son front était plus lumineux que la glace,
ses yeux étaient vifs, ses sourcils délicats,
et il irradiait de joie et de bonne humeur ;
son visage était tendre, son teint rosé,
sa gorge plus blanche qu’une hermine,
sa bouche toute petite et vermeille ; [26 v]
je restai bouche bée d’admiration,
émerveillé par son allure.
Voici que Beauté commence
son message d’un ton posé :
« Ami, ici m’a amenée
une affaire pressante dont je vais te faire part :
sois sûr que tu tireras profit
de mon conseil, si tu l’écoutes :
mais si tu renonces par pusillanimité,
ce sera une grande lâcheté de ta part.
Ecoute donc ce que te fais savoir par ma bouche
Amour : il t’adresse plus de cinq cents saluts,
si tu veux devenir son amoureux fidèle ;
mais si tu veux te défendre contre lui,
il viendra te prendre par la force.
Rends-toi, sois donc son vassal sans restriction4 :
tu en seras largement récompensé.
– Récompensé ? Comment ? – Par une joie
si grande que je ne saurais le dire,
qu’il donne aux siens en récompense ; [27 r]
il ne saurait y avoir don plus somptueux.
Ne renonce pas à cause des désagréments secondaires
imposés par ce seigneur qui traite bien les siens,
mais fais tout ce qu’Amour te demande :
Agréable est le don que l’on reçoit en dédommagement. »
Pour finir Beauté me conseilla
de cultiver l’amour et la loyauté.
– Et que fit donc Courtoisie,
qui est si prisée des amants
qu’ils veulent toujours être en sa compagnie ?
– Elle aussi avait l’intention de chanter.
– Quelle est sa chanson ? – Je vais vous le dire,
sans mentir d’un mot,
car je m’en souviens parfaitement.
Courtoisie venait chantant,
d’une voix claire et harmonieuse, au souffle long,
en femme qui s’attache toujours
à emboîter le pas à Beauté,
et elle dit, je me le rappelle bien :
« N’est-il5 pas juste, pensez-y donc [27 v]
que celui qui aime le mieux soit le mieux aimé ? »6
Et quand elle eut ainsi chanté,
elle me dit sur le ton le plus agréable,
en femme très avisée
qui savait bien transmettre son message :
« Ami, dit-elle, je vous salue
de la part de celui qui a récompensé
tous ceux qui l’ont servi bien plus
qu’ils ne l’avaient mérité. »
C’était un grand plaisir de la regarder
en l’entendant parler si aimablement.
Mais il ne m’est pas possible d’entreprendre [28 r]
la description de son tendre visage,
de sa tête, de son front blanc, de ses yeux pétillants,
car cela allongerait le récit
et rendrait ma matière obscure.
Je ne veux pas m’évertuer
à décrire par le menu quelque beauté qu’elle pût avoir,
étant donné la perfection de ses traits,
car il suffit de comprendre et de retenir
qu’elle était douée d’autant de mérites, aussi mignonne,
aussi intelligente et aussi bien éduquée,
que si Dieu l’eût bénie
de sa bienheureuse puissance.
Sur ce elle ne chercha pas à tergiverser,
mais elle dit au contraire sans agressivité ni arrogance :
« Ami, savez-vous ce que j’attends de vous ?
Je vous enjoins, je vous ordonne,
que, comme un loyal amant,
vous vous rendiez prisonnier à mon seigneur.
Vous en accroîtrez votre réputation
pour le restant de vos jours. [28 v]
Vous devez savoir aussi, à juste titre,
qu’il vous faut être naturel, charmant
et aimable envers tous :
c’est la condition pour plaire à son amie,
autrement il serait impossible d’y parvenir.
Cela vous pouvez l’être aussitôt,
si vous êtes un ami sincère.
Amour montre toutes les vertus
à ceux qui sont en son pouvoir.
Amour fait d’un extravagant un homme honorable,
Amour enseigne et reprend avec sévérité,
d’Amour viennent les bonnes qualités ;
regardez un gardien de vaches :
s’il aime il devient courtois
et abandonne tout mauvais comportement.
Amour connaît tout ce qui rend meilleur ;
nul ne peut être adroit ou avisé
si Amour ne le contraint et ne l’instruit.
– Que me direz-vous de Noblesse ?
Est-elle venue ici pour rien ? [29 r]
– Sachez-le, ce n’est pas la plus dépourvue de qualités,
mais elle prenait tant de plaisir à regarder
qu’elle en resta un peu à la traîne,
et aussi parce qu’elle avançait en dansant
pas à pas et en prêtant attention à tout ce qu’elle faisait,
et elle chantait en faisant ses pirouettes :
Après son chant, elle me salua
et me lança un doux regard
pour agrémenter son salut.
Mais qui voudrait à présent vous donner une idée
de son allure et de sa valeur,
aurait tôt fait d’être repris,
car elle était extrêmement noble et fière : [29 v]
elle n’avait pas l’air d’une chambrière,
mais d’une reine ou d’une impératrice ;
par le Saint Esprit,
elle était très différente de ce que l’on s’imagine.
C’est avec beaucoup de recherche
qu’avaient été façonnés son beau menton et sa petite bouche ;
le cou et la gorge très blanche,
le nez, les sourcils et les yeux
étaient entremêlés d’une touche d’orgueil
ce qui lui allait à merveille.
Celui qui la plaça là était fort doué,
car cet orgueil était si bien fondu au reste
qu’il ne pouvait être décelé.
Elle avait le corps plaisant et bien fait ;
Si Dieu l’avait fait lui-même de sa main droite,
il n’aurait pu faire plus avenant.
Puis elle transmit tout aussitôt
son message sur un ton réfléchi,
et elle dit9 : « aucun vaurien
ne portera jamais de fardeau [30 r]
susceptible de le faire souffrir,
mais qu’aucun homme de valeur n’aille s’en plaindre !
C’est indigne et lâche ;
il est bien naturel de supporter de la peine
si c’est pour avoir ensuite de la joie ;
car les bienfaits sont encore plus agréables
si l’on endure de la peine avant.
N’ayez donc pas peur
et supportez durant un premier temps
un peu de désagrément pour jouir ensuite d’un grand bonheur !
Allez vous rendre à mon seigneur
sans plus attendre un seul instant !
Si vous manifestez le moindre mépris
pour ce que vous commande mon seigneur Amour,
l’affaire peut très vite dégénérer.
Si vous vous défendez contre lui,
je vous le dis, prenez-y garde :
vous ne connaîtrez ni paix ni trêve,
au contraire il vous prendra par la force
avant que vous ne vous échappiez d’ici ; [30 v]
et les conditions de reddition seront dures pour vous.
N’attendez pas d’en arriver là ;
le courroux qui enfle
est le plus difficile à apaiser.
Vous devez donc vous efforcer autant que possible
d’éviter son mécontentement et sa colère.
Je n’ai rien d’autre maintenant à ajouter,
mais mettez-vous en peine de le servir
pour mériter sa récompense ;
car qui reconnaît Amour pour seigneur et le sert
y gagne plus qu’il n’y perd. »
Maintenant il me faut parler de Franchise10,
sur qui reposait la tâche
d’achever le message.
Elle me sembla honorable et avisée,
bien éduquée et très discrète dans ses manières ;
elle n’avait pas perdu ses moyens,
car elle ne cessait de réfléchir
à la manière dont elle transmettrait au mieux son message.
Elle s’avança vers moi, les yeux baissés, [31 r]
et me présenta son salut avec beaucoup de politesse ;
en femme d’expérience,
elle dit qu’aux amants, en aucune façon,
Amour ne fait jamais défaut en cas de péril,
si on sollicite son aide de près ou de loin.
Maintenant j’aimerais vous décrire ici
son allure :
elle n’était ni trop grande ni trop petite ;
Nature avait toutes les raisons d’être lasse
quand elle l’eut achevée avec tant de perfection,
car il faut une grande intelligence et un grand talent
pour concevoir ses cheveux dorés
qui reluisent plus que l’or fin,
ses beaux sourcils, ses yeux riants,
à l’éclat doux et humble,
son beau nez et sa jolie bouche
qui n’est ni amère ni désagréable11,
mais au contraire aussi bien dessinée et aussi petite
que si Dieu l’avait accueillie
dans son très saint paradis. [31 v]
Tel est le visage de Franchise.
Elle avait le cou et la gorge plus blancs
que la neige sur la branche en hiver
ou que la fleur d’aubépine en été.
Elle fit quelques pas vers moi, les yeux baissés ;
elle était d’une grande distinction.
Elle me dit alors aimablement :
« Doux ami, savez-vous ce que je veux ?
Je vous demande instamment,
au nom de l’amour parfait qui triomphe de tout,
sauf du cœur du scélérat hypocrite,
que vous vous rendiez sans plus de tapage.
Si vous avez fait quoi que ce soit qui contrarie
mon seigneur, qu’il vous soit pardonné,
si vous vous rendez tout de suite.
Et examinez ce qui est préférable pour vous :
vous pouvez le constater de vos propres yeux.
Si vous refusez de vous rendre,
votre défense sera peu efficace ;
rien ne pourra vous protéger, [32 r]
vous en viendrez trop tard au repentir.
Rendez-vous, c’est mon conseil !
Je suis l’amie qui sera toujours attentive
à faire votre bien.
Ne déclarez pas la guerre à Amour :
il n’a pas de noblesse de cœur
celui qui se conduit mal envers Amour.
Cela vous serait trop préjudiciable,
et je vous promets
la meilleure et la plus sincère amie :
lorsque Pâris se mit en quête d’Hélène
et l’emmena de Mycène à Troie,
il ne connut pas un plaisir ni une joie aussi vifs
quand il suivit le conseil de Vénus12,
que ceux que vous éprouverez, et plus encore,
si vous suivez le mien.
Ne soyez pas trop agressif,
mais doux, généreux et distingué.
Si vous vous conduisez ainsi,
grâce à ces qualités, vous pourrez obtenir son amour [32 v]
plus vite qu’avec tout autre bien
qui soit d’ici jusqu’à Marseille.
Suivez ce que je vous conseille,
et ne soyez ni insensé ni grossier,
mais soyez si plein de courtoisie
qu’elle puisse vous trouver complètement dépourvu
de vulgarité et de malveillance.
Si vous êtes véritablement ainsi,
si fière ou dure soit-elle
elle aura pitié de vous,
et c’est juste et naturel :
il est perfide et arrogant le cœur
qui ne préfère pas un amant parfait au cœur pur et doux,
qui chaque jour et chaque heure
sert sa dame, la craint et l’honore,
à un amant riche et orgueilleux
qui trompe et dupe sa dame.
Il se peut que vous redoutiez
ce mal qui sans teinture
fait changer de couleur les amants, [33 r]
et il est vrai que c’est la douleur
qui change le teint des amants
exposés à ces maux ; mais pensez qu’un événement heureux
toutefois finit par arriver,
qui fait voler en éclats cette souffrance
et adoucit l’amertume
que l’on a éprouvée en aimant.
Ne prenez donc pas le plus mauvais parti
par lâcheté ou par peur
d’avoir à endurer un peu de peine,
car je peux vous jurer en toute loyauté,
aussi vrai que je crois en Dieu,
qu’après la douleur et l’angoisse
viendront la joie et le plaisir,
grâce auxquels les souffrances seront anéanties
et abolies en peu de temps.
Rendez-vous donc sans tarder,
en homme hardi et courageux,
et faites l’expérience de nos jeux !
Qui ne tente rien, ne peut connaître le bonheur. » [33 v]
Notes de bas de page
1 La lettre A est historiée (Fig. 13) : Sur fond or, une messagère d’Amour (Beauté), vêtue de bleu, s’adresse à l’amoureux, sur fond rouge. Cette lettre est la première du prénom de la dame (Amies).
2 Refrain n° 3 : Chanté par Beauté, il est répertorié par N. Van den Boogaard sous le n° 138. A mon voloir, que nous avons traduit par « avec mon désir » pour conserver la lettre initiale de l’acrostiche, pourrait se comprendre comme « selon mon désir », « selon mes vœux ». Ce sont les yeux qui ont choisi la dame : on retrouve le topos de l’amour qui pénètre dans le cœur par le regard. Le verbe choisir signifie « discerner de loin », « apercevoir », « isoler par la vue » un objet désiré ou attendu.
3 Le terme alue désigne un cuir tendre préparé avec de l’alun et destiné à l’écriture.
4 Sur le modèle des rites de la féodalité, Amour demande à l’amant de lui prêter hommage, rite qui comportait un acte de soumission au seigneur et un serment de fidélité. L’hommage au dieu d’Amour est une des péripéties du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris (éd. cit., t. 1, v. 1924-1956).
5 La lettre N est historiée (Fig. 14) : Une messagère d’Amour (Courtoisie), sur fond or, s’adresse à l’amoureux, sur fond rouge. Cette lettre est la deuxième du prénom de la dame.
6 Refrain n° 4 composé d’un vers de neuf syllabes et d’un décasyllabe rimant ensemble. N. Van den Boogaard le répertorie sous le n° 1367. Dans le ms C, ce refrain est doté d’une notation musicale.
7 La Lettre N est historiée (Fig. 15) : En dansant et en levant les bras, Noblesse s’adresse à l’amoureux dont la main droite gantée porte l’autre gant. Cette lettre est la troisième du prénom de la dame.
8 Refrain n° 5 : il est répertorié par N. Van den Boogaard sous le n° 1392.
9 Le message de Noblesse est tout d’abord présenté sous la forme d’un discours indirect, car le verbe dire est suivi de la conjonction de subordination que. Mais au vers 984, l’emploi de la personne 5 pour désigner l’allocutaire (Or ne redoutez donquens pas) indique que les paroles sont rapportées au discours direct. L’emploi des temps du discours (présent, futur) laisse supposer un passage quasi immédiat au discours direct après l’emploi du verbe introducteur ; c’est pourquoi nous avons supprimé la marque de la subordination et ouvert les guillemets, marques du discours direct.
10 Le nom commun franchise signifie « noblesse de cœur », « noblesse de conduite », « générosité », et selon les contextes « droiture » ou « loyauté ».
11 « Désagréable » traduit le mot touche que Christiane Marchello-Nizia identifie sans certitude comme un adjectif, qui pourrait être également traduit par « acide ». Elle renvoie à l’article toxicum du FEW. Ce substantif a donné des formes voisines du mot touche : tosche, tossio, toisse et toesse (ces deux dernières formes attestées dans le Dictionnaire du Moyen Français), ayant pour sens « poison ».
12 L’histoire de Pâris et d’Hélène est déjà évoquée aux vers 221-240.
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