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Le mors de la poire (v. 398-481)

p. 59-62


Texte intégral

Ici1 commence l’histoire [15 r]
de la plus merveilleuse poire
qui existe ou ait jamais existé.
Dieu l’aima, lorsqu’il planta l’arbre
qui devait donner une telle poire,
dotée d’un pouvoir si extraordinaire.
Un jour la belle
tenait cette poire de Saint Riule2
toute fraîche dans sa main droite,
dont les doigts ne sont pas disgracieux,
mais au contraire droits et délicats.
Sauvé est celui qu’elle a enlacé
de ses beaux bras contre sa poitrine !
Je voudrais que ma vie
puisse ainsi s’achever dans ses bras,
si toutefois elle daignait m’y tenir.
Ces propos sont pure vérité : [15 v]
ma dame tenait la poire
sous un poirier où elle était assise.
Cela n’était pas désagréable à mon cœur,
au contraire elle me fit un immense plaisir
en s’asseyant si près de moi,
car je voyais l’occasion de la toucher.
Mon cœur pouvait d’autant plus se plaindre
que je n’osais pas la regarder ;
la timidité me rendit timoré,
me fit baisser les yeux, plutôt que de regarder
celle que Jésus bénisse.
Ainsi la timidité m’avait vaincu.
Et après être restée tranquille un moment,
sans faire le moindre geste,
toute pensive, elle se mit à peler
la poire de ses dents
plus blanches que l’ivoire ou l’argent.
Elle pela cette poire de ses dents,
et ne la toucha avec rien d’autre.
– Rien d’autre ? – Si, en vérité, ma foi, [16 r]
les lèvres et la langue le firent aussi un peu.
Je vois bien sans autre lumière
qu’on ne peut rien peler de ses dents
sans que les deux lèvres de la bouche
et la langue à l’intérieur ne touchent à la chose.
Tandis que la douce créature,
à qui Dieu accorde bonne aventure,
pelait ainsi la poire dont je parle,
elle mordit dedans, puis me la tendit
si discrètement que personne au monde
ne s’en aperçut ; elle les trompa tous,
si bien que ni homme ni femme ne le sut jamais ;
l’amour n’a de prix que caché3.
Je ne fus pas troublé lorsque je la pris,
je n’eus pas peur d’être abusé,
au contraire je la pris tout joyeux.
Cela, je peux bien le dire devant
tous ceux qui vivent jusqu’à Rome :
depuis qu’Adam mordit la pomme,
jamais on ne trouva une telle poire4 : [16 v]
la suite de l’histoire vous le prouvera.
Dans la poire je mordis sans attendre de permission ;
si j’avais songé auparavant
à la vertu qui se trouvait en elle,
dont j’ai souffert maints chagrins depuis,
je ne l’eusse jamais prise5 ;
il eût été préférable pour moi qu’elle fût coupée
avec un couteau ou un autre outil.
Parfum de baume ou de rose
n’est pas si agréable, Dieu m’en soit témoin.
11 m’entra dans le cœur, et y flotte encore,
et de s’en échapper n’a nulle envie6.
Tant comme le monde durera,
il ne sera de jour que je ne m’en ressente.
Que soit bénie de Dieu l’ente
qui put un jour enfanter un tel fruit7 !
11 s’en fallut de peu que, en toute tranquillité, je crois,
la peau ne fût totalement ôtée,
mais la poire avait ce pouvoir merveilleux :
là où elle avait perdu la peau, [17 r]
elle avait recouvré sa vertu
et la puissance d’une chose sainte.
Elle était dotée d’une telle vertu qu’elle pouvait procurer
à son ami joie et douleur,
car la douce haleine et le parfum
de sa bouche étaient imprégnés dans la chair,
là où la peau était enlevée.

Notes de bas de page

1 La lettre C de ci est historiée (Fig. 12) : La dame et l’amant, assis de part et d’autre d’un arbre fruitier peint sur un fond or, sont représentés sur un fond rouge dans deux compartiments oblongs et symétriques qui forment un cœur dans lequel ils semblent se lover. À gauche, la dame mord dans un fruit et en tend un autre au poète. Niché dans le feuillage, la tête penchée vers la dame, le dieu Amour doté de six ailes domine la scène.

2 La poire de Saint Riule ou Rieul était une poire très appréciée au Moyen Âge. Voir sur ce sujet, Edmond Faral, « Poire d’Angoisse », dans Mélanges de philologie et d’histoire offerts à Antoine Thomas, Paris, Champion, 1927, p. 149-155. Voir plus précisément la p. 151. Par une opération de substitution paradigmatique, la pomme, fruit plus chargé de signification symbolique et religieuse, est ici remplacée par la poire, dans une scène de tentation profane, dépourvue du caractère tragique de l’épisode biblique.

3 En son essence adultère l’amour courtois est nécessairement secret. La divulgation du secret entraîne le plus souvent la fin catastrophique de l’amour comme dans Le Lai de Lanval de Marie de France ou dans La Châtelaine de Vergy.

4 Nous corrigeons ici l’édition (v. 454) : « ne fumes tel poire trovee ; » en « ne fu mes tel poire trovee ; ».

5 La vertu attribuée à la poire est à rapprocher du pouvoir magique de la fontaine de Narcisse dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris : Cil miroërs m’a deceü : /se j’eusse avant coneü /quex ert sa force et sa vertuz, / ne m’i fusse ja enbatuz. (Roman de la Rose, éd. cit., t. I, v. 1607-1610, p. 50) [ « Ce miroir m’a trompé : si j’avais su avant quelle était la force de son pouvoir magique, je ne m’y serais jamais précipité. »]

6 La comparaison avec le parfum de la rose, la pénétration de l’arôme dans le cœur du futur amant évoquent l’instant dans le Roman de la Rose, où le parfum des roses du buisson aperçu près de la fontaine de Narcisse pénètre dans le cœur du narrateur : et bien sachiez, quant je fui pres, / l’odor des roses savoree / m entra jusques en la coree, / que por notant fusse enbasmez. (Roman de la Rose, éd. cit., t. I, v. 1624-1627, p. 50.) [ « Le parfum agréable des roses me pénétra jusqu’aux entrailles, si bien qu’il eût été inutile de m’embaumer. »].

7 L’ente est dotée d’un caractère magique dans la littérature médiévale, en particulier dans plusieurs lais à caractère féerique, en particulier dans le Lai de Tydorel et le Lai de l’aubépine, où elle permet un transport dans l’autre monde ou la rencontre avec un être faé. Voir Prudence Mary O’Hara Tobin, Les lais anonymes des xiie et xiiie siècles, édition critique de quelques lais bretons, Genève, Droz, 1976, p. 207-226 et p. 255-288 ; Lais féeriques des xiie et xiiie siècles, éd. et trad. Alexandre Micha, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 152-179 et p. 226-255 ; Marie-Thérèse Brouland, Le Substrat celtique du lai breton anglais Sir Orfeo, Paris, Didier Érudition, 1990 ; Jean Frappier, « À propos du lai de Tydorel et de ses éléments mythiques », dans Histoire, mythes et symboles, Études de littérature française, Genève, Droz, 1976, p. 219-259. Voir en particulier la quatrième partie de cette étude : « Le verger, l’ente magique et le songe », p. 239-242.

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