Le comté d'Artois (xiiie-xive siècle)
p. 23-32
Texte intégral
1Le comté d’Artois au début du XIVe siècle est une entité bien connue, y compris du grand public en raison des livres et des films consacrés aux « Rois Maudits », dans lesquels le personnage de Mahaut, comtesse d’Artois (incarné par Jeanne Moreau dans le dernier avatar de ces feuilletons), occupe une place centrale, à côté de son neveu Robert1.
2Mahaut, comtesse d’Artois et de Bourgogne, est pair de France. Petite nièce de saint Louis, cousine de Philippe le Bel, belle-mère de Philippe V (qui a épousé sa fille Jeanne) et de Charles IV (qui a épousé sa fille Blanche), elle est aussi la grand-mère d’un comte de Flandre et d’un duc de Bourgogne. Elle a épousé Othon, comte palatin de Bourgogne2.
3L’importance du personnage de Mahaut influe sur le statut du comté d’Artois en cette période de la fin du XIIIe et du début du XIVe siècle.
L’Artois réuni à la couronne par Philippe Auguste
4On peut toutefois aborder l’histoire de l’Artois d’une autre manière, en remontant au mariage de Philippe Auguste. En effet, le 28 avril 1180, à Bapaume, Philippe Auguste épousait Isabelle de Hainaut, nièce de Philippe d’Alsace, comte de Flandre. L’affaire est bien connue3. Philippe d’Alsace constituait à cette occasion en dot à la fille du comte Baudouin V de Hainaut la partie méridionale du comté de Flandre, à l’Ouest du cours de l’Aa (c’est-à dire le Boulenois, le Ternois et l’Artois) dont il gardait toutefois la possession viagère4.
5La dot était constituée des châtellenies d’Aire, d’Arras, de Bapaume, de Saint-Omer et des comtés de Hesdin et de Lens, possédés en toute propriété ; et d’autre part des comtés de Boulogne, de Guines, de Saint-Pol avec les seigneuries de Béthune et Lillers, tenus en fief. Cette dot était belle : l’Artois était riche de ses terres à blé et de sa draperie. Philippe d’Alsace agissait ainsi parce qu’il était le puissant conseiller du jeune roi Philippe Auguste.
6En conséquence, Philippe Auguste mit la main sur l’Artois en 1191. Entre temps, la province était entrée dans les conflits qui ont pour cause la succession flamande : conflits souvent étudiés par les historiens de la fin du XIXe siècle qui voulaient montrer comment s’était faite l’unité française.
7Une première étape vit s’affronter Philippe Auguste et Philippe d’Alsace après la mort de l’épouse de Philippe d’Alsace, Isabelle de Vermandois (morte en 1183), Philippe Auguste défendant les droits d’Aliénor/Éléonore, sœur d’Isabelle de Vermandois. Lors du traité de Boves ou d’Amiens (juillet 1185) le roi garde, en compensation de droits de rachats impayés, les comtés d’Amiens, de Montdidier ou bas Santerre, les châtellenies de Roye et de Thourotte (Aliénor conservait le bas Valois et le Vermandois, moins les châtellenies de Péronne, Saint-Quentin et Ham, dont la jouissance était assurée au comte de Flandre).
8C’est après la mort de Philippe d’Alsace le 1er juin 1191, à la croisade, que Philippe Auguste fit occuper l’Artois au nom de son fils, héritier de sa mère, Isabelle de Hainaut, morte en 1190. Il cédait toutefois Péronne et Saint-Quentin à Aliénor, moyennant sa renonciation au surplus de l’héritage.
9Toutefois, Baudoin VIII de Elainaut puis Baudoin IX réclamèrent l’Artois et le Vermandois. Lors du traité de Péronne (2 janvier 1200), Philippe Auguste doit abandonner à Baudoin IX (allié avec Jean sans Terre) une partie de l’Artois : Aire, Ardres, Lillers, Richebourg, Saint-Omer, ainsi que la mouvance du comté de Guines. Il ne conserve qu’Arras, Bapaume, Hesdin et Lens. Lors du traité de Lens (25 février 1212), moment du mariage de Jeanne de Flandre, fille aînée et héritière de Baudoin IX avec Ferrand de Portugal, Philippe Auguste se fait rendre ce qu’il avait abandonné en 1200. Jeanne et Marguerite avaient été emmenées à Paris par le roi qui les maria l’une avec Ferrand de Portugal et l’autre avec Bouchard d’Avesnes. Ferrand de Flandre figurait parmi les coalisés de Bouvines et revint prisonnier à Paris.
10À l’issue de ces péripéties, Philippe Auguste était donc maître de l’Artois. Il s’était rendu maître aussi du Vermandois et du Valois, conservés depuis 1191 par Aliénor, terres qui revinrent au roi à la mort de celle-ci (12 juin 1213). L’accession de Louis VIII au trône fit passer l’Artois dans le domaine royal.
Les comtes d’Artois Robert Ier et Robert II
11Mais par son testament (juin 1225) Louis VIII concédait en « apanage » à son deuxième fils Robert la terre d’Artois (hormis le douaire de la reine Blanche, Bapaume, Lens et Hesdin) avec clause de réversion à la couronne à défaut d’hoirs. En novembre 1226, Louis IX (saint Louis) montait sur le trône, et son frère Robert reçut l’Artois quand il fut en âge de gouverner, en 1237.
12Robert, frère de saint Louis, est donc le premier comte d’Artois qui nous intéresse ici. Il tenait de saint Louis le comté d’Artois, constitué des châtellenies d’Arras, Aire, Bapaume et Saint-Omer, ainsi que les comtés de Lens et de Hesdin et la châtellenie de Béthune. Il était en outre suzerain du comté de Boulogne. Robert Ier agrandit ses possessions : en 1244, Mathieu et Marie de Montmorency, comtesse de Ponthieu-Montreuil, lui vendirent leurs terres situées entre la Canche et l’Authie (formant désormais le bailliage de la Rivière d’Authie). Le comte Robert mourut à Mansourah (9 février 1250). Son épouse Mahaut de Brabant, remariée au comte de Saint-Pol, Gui de Chatillon, assura la régence jusqu’en 1265, date à laquelle Robert II d’Artois assuma le pouvoir sur son comté. Pendant la régence, Mahaut acquit Avesnes-le-Comte (1255) et la châtellenie de Houdain (1263).
13Nul besoin d’insister sur la figure de Robert II d’Artois, grand homme de guerre, qui servit Charles d’Anjou en Sicile, puis saint Louis en Afrique et Philippe III en Navarre, avant de jouer le rôle que l’on sait auprès de Philippe IV le Bel. Robert II mourut à Courtrai (11 juillet 1302). En septembre 1297, Philippe le Bel avait érigé le comté d’Artois en pairie. Robert II acquit des terres : en 1266 Beuvry, en 1260 Rémy. Il obtint aussi Marck et Calais puis Eperlecques (achetée au comte de Blois), enfin Toumehem et ses dépendances, vendues par Arnoul de Guînes6. Ses épouses successives (Amicie de Courtenay, 1250-1275, héritière ou dame de Conches ; Agnès de Bourbon, fille d’Archambaud IX, seigneur de Bourbon) lui apportèrent en outre des biens en Normandie et en Bourbonnais.
14Après la mort de Robert II, l’Artois fut administré par la comtesse Mahaut, fille de Robert II (1268-1329) et nous rencontrerons plus tard Robert (12871342), son neveu, fils de Philippe d’Artois (1269-1298), le frère de Mahaut, mort à la bataille de Furnes.
Le comté d'Artois à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle
15L’Artois à la fin du XIIIe siècle, nous venons de le voir, est donc le territoire entouré de la Flandre, du Hainaut et de la Picardie, ou, si l’on préfère, des comtés de Boulogne, de Saint-Pol et de Guînes (l’ensemble coïncide avec l’actuel département du Pas-de-Calais). La frontière avec le comté de Flandre apparaît clairement en 1297 lorsque Philippe le Bel entre en conflit avec Gui de Dampierre7. Elle suit le cours de l’Aa. Les villes de Calais, Saint-Omer et Aire la renforcent. Le château de Rihout (commune de Clairmarais) surveille cette partie de frontière. De la Lys à la Scarpe la frontière est plus vulnérable, en tout cas en 1297, parce que Béthune et Douai forment des enclaves laissées au comte de Flandre lors du traité de Melun de 1226. Les forteresses de Beuvry (canton de Cambrin) et de Cuinchy (canton de Cambrai) commandent la route de Béthune à la Bassée ; le fort de Wingle sur la route de Béthune à Lens renforce la défense. Le château de la Brayelle (commune de Fiers, canton Aire) au sud-ouest de Douai interdit l’attaque surprise contre Arras.
16Ce qui caractérise l’Artois en cette fin du XIIIe et début du XIVe siècle, outre la forte personnalité de Mahaut, ce sont les villes, et, au premier chef, Arras, capitale du comté d’Artois8. Alain Derville estime qu’en 1200 les villes flamandes étaient certes dynamiques, mais qu’elles n’étaient pas encore de grosses villes ; en revanche, « ce qui fit d’elles les fourmilières humaines que l’on sait, ce fut l’industrialisation sauvage du XIIIe siècle ».
17Des fourmilières humaines : l’expression vaut surtout pour la Flandre. Toutefois, Saint-Omer compte 10 575 feux vers 1300 (soit 42 300 habitants). La population d’Arras, à la fin du XIIIe siècle, est estimée à 30 000 habitants ; celle de Calais, en 1298, atteint 15 000 habitants ; Hesdin et Béthune en comptent environ le même nombre.
18Pour ces mêmes villes, « les années 1300 semblent avoir marqué un sommet dans l’histoire des draperies du Nord9 ». Saint-Omer a une capacité de production de 100 000 draps par an (de même pour Ypres et Gand en Flandre)10. C’est l’époque de Jehan Boinebroke à Douai.
19Ces grandes villes furent le creuset où les premières révoltes de grande ampleur se développèrent. Les révoltes de Bruges (la première Moerlemaye en 1280) et d’Ypres (Cokerule en octobre 1280) sont plus connues que les révoltes en Artois. Mais celles-ci existèrent bien : au moment de la deuxième génération des révoltes (Mâtines de Bruges, 18 mai 1302, prélude à Courtrai), certaines villes artésiennes se joignirent au mouvement : Aire et Béthune envoyèrent leurs clefs aux villes flamandes. À Saint-Omer, les métiers mirent les échevins et leurs alliés en accusation devant la comtesse11. En janvier 1306, elle céda et fit échevins les chefs du commun12. Mais en juin, lors du procès, les chefs des métiers furent bannis, et certains d’entre eux roués. La ville s’insurgea ; elle ne plia qu’après deux osts menés par la comtesse : elle paya une amende de 116 000 livres.
20Ensuite, toutefois, les villes d’Artois ne suivirent pas les révoltés de la troisième génération en Flandre (Gand avec Jacques van Artevelde, tué le 17 juillet 1345).
21La ville d’Arras demeura relativement calme13. Arras est la ville d’Adam de la Halle (mort en 1286/87), l’auteur du Jeu de la Feuillée et du Jeu de Robin et Marion ; « Ville d’usuriers et de poètes, Arras était vraiment atypique14 ». Elle avait développé sa capacité financière à la suite du déclin de ses draps, qui avaient pourtant tenu la première place à Gênes à la fin du XIIe siècle. Au sein de la bourgeoisie, certains sont immensément riches. En 1300, les créances des Crespin, Robert et Baude, sur les villes flamandes et artésiennes, se montaient à 350 000 livres.
22Les villes forment assurément à la fin du XIIIe siècle une des richesses de l’Artois, à côté des revenus que fournissent les grasses campagnes15.
23Les revenus fournis par les campagnes sont éclairés par les travaux d’Alain Derville. L’Artois (entre 1288 et 1347), d’une surface de 553 509 hectares, « était un pays de limons assez riches ». La production céréalière entrait dans un système commercial important. Les blés étaient exportés vers la basse Flandre par Douai, La Bassée, Béthune, Lillers, Aire ; les productions parties du sud-ouest de la région (Saint-Pol, Hesdin) passaient par Etaples et Le Crotoy.
24Cette agriculture « industrielle » trouve son exemple dans les « grosses fermes » de Thierry d’Hirson, le favori de Mahaut d’Artois et « le gouverneur de l’Artois jusqu’à sa mort le 14 novembre 1328 », étudiées par J.-M. Richard puis par P. Bougard et A. Derville16. Thierry d’Hirson possédait 51 propriétés en Artois : les propriétés de Bonnières, Sailly et Roquetoire peuvent être étudiées grâce à des comptes conservés dans le Trésor des chartes17. Les conclusions de certaines de ces études ont d’ailleurs été l’objet de controverses : à propos de rendements (estimés à 14 pour 1) qui n’auraient pas été représentatifs, et de la plantation de vesces qui aurait été une pratique moderne18. En ce qui concerne le Béthunois, A. Derville constate des rendements plus forts en 1300 qu’en 1814 (30 hl/ha contre 20hl/ha). Dans les domaines comtaux des bailliages d’Avesnes et d’Aubigny aussi, la production de blé et céréales est importante, au point que les baillis ont du mal à en assurer l’écoulement. À côté des céréales qui faisaient de l’Artois le « grenier à blé de la Flandre », l’élevage n’était pas oublié et constituait une part non négligeable des revenus des seigneurs et du comte.
25La production agricole contribuait donc pour une part importante aux revenus du comté d’Artois. Or la gestion de ces revenus influait sur le gouvernement comtal.
Le gouvernement de l’Artois
26A. Derville considère, à raison semble-t-il, que jusqu’à Mahaut, les seigneurs successifs de l’Artois furent « des étrangers, des absents », ajoutant que « l’Artois fut abandonné à des sous-ordres19 ».
27Se succédèrent en effet Philippe Auguste (1191-1212), Louis VIII (1212-1226), Blanche de Castille jusqu’en 1237, puis Robert Ier (1237-1248), Mahaut de Brabant, sa veuve, et le parâtre Gui de Saint-Pol au nom de l’enfant Robert II (1248-1267), puis Robert II, toujours absent, en Italie, jusqu’à Courtrai (1302). Dès le règne de Philippe Auguste, le roi abandonna l’Artois à ses baillis, dont Névelon le Maréchal « qui en tel servage mist tost la terre de Flandres... que tost ceux qui en entendoient parler... s’en emerveilloient ». L’Artois semble avoir été utilisé au maximum de ce qu’il pouvait produire par les seigneurs et les comtes.
28Pour ce qui concerne Robert II, on évalue le budget ordinaire de son hôtel en 1300 à 20 000 livres, soit deux fois le revenu net de l’Artois. Malgré les largesses royales, le comte recourait au crédit. En 1274, ses dettes montaient à 114 436 livres (pour l’essentiel, des sommes dues au roi et des factures impayées). Ces dettes n’empêchèrent nullement le comte d’acquérir de nouvelles terres en Artois. Ce sont les villes – Saint-Omer, Calais – à qui le comte demanda des sommes d’argent importantes : une « maltote » à Calais en 1269, à Saint-Omer en 1271, 1275, 1279, etc.20.
29S’ajouta bientôt la fiscalité royale. L’impôt royal fut en effet levé en Artois21. Le roi décida en 1295 de la levée d’un prélèvement sur la fortune acquise. Il s’agissait du centième de la valeur des immeubles, meubles et revenus capitalisés et il atteignait tous ceux qui n’étaient ni chevaliers, ni écuyers en état de porter des armes. Un premier cinquantième fut prélevé en janvier 1296, un autre en avril 1297, un troisième en mars 1300. Pour lever ces impôts hors du domaine royal, il fallait le concours des seigneurs. Le roi l’acquit en les associant aux profits : le comte d’Artois obtint la moitié des cinquantièmes levés en 1296 et 1297 et plus tard une partie de l’arriéré du centième (comme les ducs de Bourgogne et de Bretagne, les comtes de Flandre et de Valois). Ceci explique que l’on ait conservé dans le trésor des chartes d’Artois 40 rôles relatifs à la perception du 100e et du 50e, publiés par P. Bougard et M. Gysseling22. Le fait est d’autant plus intéressant que le compte de Raoul de Houdencourt, rendu pour le roi, n’est connu que par la mention de l’inventaire de Robert Mignon23.
30Pourtant, à côté de l’intervention du roi en Artois, pour lever l’impôt, ou pour régler des conflits au Parlement de Paris, la comtesse Mahaut gouvernait l’Artois, sa province ; nous avons vu plus haut comment elle dut gérer les révoltes des villes.
31À côté des révoltes urbaines, Mahaut d’Artois eut à faire face à un mécontentement des nobles apparenté au mouvement des ligues qui commença à la fin du règne de Philippe le Bel et se poursuivit jusqu’à l’obtention par la plupart des ligues des fameuses chartes aux Champenois ou aux Normands. En Artois toutefois les nobles ne se liguaient pas contre le roi mais contre le pouvoir comtal24. Les ligueurs s’opposaient à la comtesse Mahaut et à Thierry d’Hirson. Robert d’Artois se jeta aussi dans l’aventure. Cependant, tous les seigneurs ligués ne le suivirent pas et certains (les seigneurs de Licques et de Nédonchel, les échevins d’Aire, ceux de Calais) dirent clairement qu’ils voulaient seulement le rétablissement des « bonnes coutumes anciennes ». Le roi Louis X mit un temps l’Artois « sous sa main ». Mais cela n’empêcha pas les ligueurs de piller le palais de la comtesse à Hesdin (où ils décapitèrent les statues des rois qui se trouvaient contre les murs). Les alliés d’Artois s’unirent à ceux de Picardie, de Vermandois, de Beauvaisis, d’Amiénois, de Corbie et de Pontieu. Jehan Pasté et Thomas de Marfontaine se déplacèrent plusieurs fois pour négocier. Robert d’Artois se soumit en novembre 1316, et les alliés de l’Amiénois se séparèrent de la confédération en février 1319. Les nobles de Vermandois persuadèrent ceux de l’Artois d’accepter les termes de la paix élaborés par le roi et ses gens (conférence de Compiègne, mars 1319). Le maréchal Mathieu de Trie et le connétable Gaucher de Châtillon détruisirent en 1320 les derniers châteaux des obstinés dont le sire de Fiennes, Ferri de Picquigny25.
32Mahaut fit son entrée à Arras le 14 juillet 131926. Elle était passée par Bapaume, et continua, après trois jours passés à Arras, vers Fampous, Lens, Béthune, et Aire. Elle fit ensuite une entrée solennelle à Saint-Omer (assise sur un char, avec Thierry d’Hirson), puis se rendit à Ardres et à Calais, avant d’être reçue par le comte de Boulogne, et de rentrer enfin dans son palais de Hesdin.
33Évoquer ces événements des ligues permet de mettre en avant la similitude de la situation de la comtesse Mahaut et de celle du roi de France ; or l’Artois est gouverné par des princes qui sont extrêmement proches du roi de France27. Saint Louis reste, pour la famille comtale, une figure d’une grande proximité : Robert Ier est son frère, Robert II son neveu et Mahaut sa petite-nièce. Mahaut est la cousine de Philippe le Bel. Les mariages de ses deux filles font d’elle la belle-mère de Philippe V le Long et de Charles IV le Bel. On ne peut négliger l’importance de ces liens familiaux. Mahaut est aussi la marraine de Charles IV, comme le démontre l’enquête destinée à prouver la nullité du mariage de Charles et de Blanche de Bourgogne28. Avant elle, les deux Robert ont séjourné à la cour du roi pendant de longues périodes ; ils sont morts à la tête de l'ost royal. L’influence exercée par Robert II sur le gouvernement royal a été démontrée par Xavier Hélary29.
34Les déplacements de la comtesse Mahaut peuvent être reconstitués à partir des comptes de son hôtel. Si l’on s’en remet, en attendant la publication des travaux de Christelle Loubet, au vieil ouvrage de Jules-Marie Richard, il ressort que Mahaut séjourne très fréquemment à Paris, chez le roi, notamment sous le règne de Philippe V. Elle rend également visite à sa fille devenue veuve, à Vincennes ou en Bourgogne : leur commun veuvage semble avoir rapproché les deux femmes. Le 23 novembre 1329, pour la dernière fois, Mahaut dîne chez le roi à Poissy et passe la nuit à Maubuisson30.
35Réciproquement, si l’on se réfère aux sources royales, à partir de l’itinéraire de Philippe le Bel, on trouve dans les comptes de l’Hôtel la mention des séjours effectués par le roi en Artois et dans les résidences comtales31. Philippe le Bel séjourne à Arras en juin 1297, en septembre 1302 et encore en juillet 1304. Dans les trois cas, le roi fait étape sur le chemin de Lille, qu’il part assiéger. Mais alors, il ne séjourne pas chez le comte ou la comtesse : au contraire en juin 1297, il est logé à Saint-Vaast, dans l’abbaye où il exerce la régale. On voit là les limites du pouvoir comtal en Artois, dans la ville même d’Arras. En revanche, les séjours royaux à Hesdin (mars 1288, octobre 1297, juin 1301, janvier 1308) s’effectuent bien chez le comte ou la comtesse. Du 19 au 22 juin 1301 par exemple, le comte d’Artois reçoit le roi, dont les comptes journaliers sont vides puisque le roi est l’invité du comte.
36La famille comtale d’Artois partage également avec le roi capétien les hauts lieux de la famille : Mahaut fait enterrer son père Robert à Maubuisson et, avant qu’ils ne soient transférés à Cherlieu en Bourgogne, en mai 131032, les restes de son époux Othon IV reposent à l’abbaye du Lys près de Melun, un établissement fondé par Blanche de Castille. Enfin, la comtesse Mahaut partage avec la famille royale un mode de vie. Elle reçoit à sa table, dans ses diverses résidences (Hesdin, Bapaume, Arras, etc., ainsi qu’à l’hôtel d’Artois à Paris, et dans son manoir de Conflans, proche de Vincennes), les hauts personnages de la cour et les grands seigneurs33. Toute cette société échange des cadeaux – manuscrits, objets d’orfèvrerie – dont quelques mentions figurent dans les comptes de Robert II et de Mahaut, ainsi cette « couronne à rubis et émeraudes », offerte par la reine de France, qui apparaît dans un inventaire des objets donnés par la comtesse de Hainaut à sa fille Marguerite, au moment du mariage de celle-ci avec Robert II d’Artois, inventaire qui signale aussi, parmi les pièces remarquables, un hanap d’or à couvercle et un « pochon d’argent à iauwe » (1298)34.
37On a, pour conclure, l’impression que le comté d’Artois, territoire fort riche par ses campagnes et ses villes « industrieuses », après être entré dans le giron du domaine royal à la fin du XIIe siècle, ne s’est qu’assez peu éloigné du pouvoir royal. C’est certes au comte et à la comtesse d’Artois que reviennent une partie des revenus des domaines et des terres ; mais la proximité des liens familiaux et du mode de vie en font une principauté qui entretient des relations étroites avec le pouvoir central et qui s’allie au roi de France pour faire la guerre à de multiples reprises dans le comté de Flandre voisin, ceci jusqu’aux crises du XIVe siècle et à la guerre de Cent ans.
Notes de bas de page
1 Éric Le Nabour, Les Rois maudits. L’enquête historique, Paris, Perrin, 2005, p. 160.
2 Jules-Marie Richard, Mahaut, comtesse d’Artois et de Bourgogne (1302-1329), Paris, H. Champion, 1887 (rééd., PyréMonde, 2006).
3 Léon-Louis Borrelli de Serres, La Réunion des provinces septentrionales à la couronne par Philippe Auguste : Amiénois, Artois, Vermandois, Valois, Paris, A. Picard et fils, 1899.
4 Léon Mirot, Manuel de géographie historique de la France, t. I, L'Unité française, Paris, Picard, 1948, p. 130 ; Thérèse de Hemptinne, « Aspects des relations de Philippe Auguste avec la Flandre au temps de Philippe d’Alsace », dans Robert-Henri Bautier (éd.), La France de Philippe Auguste. Le temps des mutations, Paris, Éditions du CNRS, 1982, p. 255-262 ; John Baldwin, Philippe Auguste et son gouvernement, tr. fr., Paris, Fayard, 1991, p. 115.
5 Monique Flament, L'Artois à la fin du XIIIe siècle, Poitiers, Imprimerie l’Union, 1981, p. 25.
6 Id., p. 28.
7 Jean-Claude Devos, « L’organisation de la défense de l’Artois en 1297 », Bulletin philologique et historique, 1955-1956, p. 47-55.
8 Alain Derville, Les Villes de Flandre et d’Artois (900-1500), Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2002.
9 Alain Derville, « Les draperies flamandes et artésiennes vers 1250-1350 », Revue du Nord, 54, 1972, p. 353-370, et, du même, Les Villes..., p. 112.
10 Alain Derville, Saint-Omer des origines au début du XIVe siècle, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires de Lille, 1995, p. 193.
11 Id., p. 314-331.
12 Alain Derville, Les Villes..., p. 138.
13 Alain Derville, « La finance arrageoise : usure et banque », dans Marie-Madeleine Castellani et Jean-Pierre Martin (éd.), Arras au Moyen Âge. Histoire et littérature, Arras, Artois Presses Université, 1994, p. 37-52 ; Jean Lestocquoy, « Tonlieu et peuplement urbain à Arras aux XIIe et XIIIe siècles », Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, 1955, no 3, p. 391-395 ; Jean Lestocquoy, Etudes d’histoire urbaine. Villes et abbayes. Arras au Moyen Age, Arras, Imprimerie centrale de l’Artois, 1966 (Mémoires de la Commission départementale des monuments historiques du Pas-de-Calais, t. XII, 2).
14 Derville Alain, Les Villes..., p. 143.
15 Alain Derville, L’Agriculture du Nord au Moyen Age (Artois, Cambrésis, Flandre wallonne), Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1999 ; Henri Platelle, « La transformation des campagnes (XIe-XIIIe siècles) », dans Louis Trénard (dir.), Histoire des Pays-Bas Français. Flandre, Artois, Hainaut, Boulonnais, Cambrésis, Toulouse, Privat, 1972, p. 95-121.
16 Alain Derville, L’Agriculture..., p. 152.
17 Pierre Bougard, « La fortune et les comptes de Thierry de Hérisson (f 1328) », Bibliothèque de l'École des Chartes, t. 123, 1965, p. 126-178 ; Jules-Marie Richard, « Thierry d’Hireçon, agriculteur artésien (13..-1328) », Bibliothèque de l’École des Chartes, t. 53, 1892, p. 383-416 et 571-604. Voir de manière générale Robert-Henri Bautier et Janine Sornay, Les Sources de l’histoire économique et sociale du Moyen Age, Deuxième série, Les États de la maison de Bourgogne, vol. I, Archives des principautés territoriales, fasc. 2 : Les principautés du Nord, Paris, Éditions du CNRS, 1984.
18 Alain Derville, L’Agriculture..., p. 179.
19 Alain Derville, Saint-Omer..., p. 125.
20 Alain Derville, Saint-Omer..., p. 132.
21 Pierre Bougard et Maurits Gysseling, L'Impôt royal en Artois (1295-1302). Rôles du 100e et du 50e présentés et publiés avec une table anthroponymique, Louvain, Impr. orientaliste, 1970. Il faut y ajouter un document conservé à la BnF : coll. Flandre et Artois, ms 187, fol. 7.
22 Archives Départementales du Pas-de-Calais, sous la cote A 150. Voir également la note précédente.
23 Charles-Victor Langlois (publ.), Inventaire d’anciens comptes royaux dressé par Robert Mignon sous le règne de Philippe de Valois, Paris, C. Klincksieck, 1899 (Recueil des historiens de la France. Documents financiers, 1).
24 Charles-Victor Langlois, Saint-Louis, Philippe le Bel. Les derniers Capétiens directs 1226-1328), (Paris, Hachette, 1911 (Histoire de France depuis les origines jusqu’à la Révolution, dir. Ernest Lavisse, t. III, 2e partie), p. 273.
25 Monique Flament, L’Artois..., p. 112 (carte de la fortune de monseigneur de Fiennes, avoué de l’abbaye de Beaulieu).
26 Jules-Marie Richard, Mahaut..., p. 33-34.
27 Le titre de l’un des chapitres de l'Histoire des Pays-Bas français insiste significativement sur « l’attraction royale » : Henri Platelle, « L’attraction royale et les crises du XIVe siècle », dans Louis Trénard (dir.), Histoire des Pays-Bas Français. Flandre, Artois, Hainaut, Boulonnais, Cambrésis, Toulouse, Privat, 1972, p. 161-181.
28 Élisabeth Lalou, « Le souvenir du service de la reine : l’hôtel de Jeanne de Navarre, reine de France, en juin 1294 », dans Jacques Paviot et Jacques Verger (éd.), Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Age. Mélanges en l’honneur de Philippe Contamine, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2000 (Cultures et civilisations médiévales, XXII), p. 411-426.
29 Voir son article ici même.
30 Jules-Marie Richard, Mahaut..., p. 165 ; Christelle Balouzat-Loubet, Le Gouvernement de la comtesse Mahaut en Artois (1302-1329). Garder la pais, la concorde, la raison, le droit et l’estat de ses villes et de ses sougis, pour bien de païs, thèse sous la dir. de Claude Gauvard, Université Paris I, 2009 ; voir l’article de Christelle Balouzat-Loubet dans le présent volume.
31 Élisabeth Lalou, Itinéraire de Philippe IV le Bel (1285-1314), Paris, 2007 (Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. XXXVII).
32 Françoise Baron et al., L'Enfant oublié. Le gisant de Jean de Bourgogne et le mécénat de Mahaut d'Artois en Franche-Comté au XIVe siècle, Besançon, Musée des beaux-arts et d’archéologie de Besançon, 1997 (catalogue d’exposition).
33 Jules-Marie Richard, Mahaut..., p. 66-67 et p. 234. Philippe III déjà avait été reçu à Arras vers 1260 par le comte d’Artois.
34 Jules-Marie Richard, Mahaut..., p. 186-187.
Auteur
Université de Rouen - Haute Normandie - GRHIS (EA3831).
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