Proust et le roman de la vie privée
p. 241-251
Texte intégral
« La vraie vie [...] »
1Des premières lettres qui nous sont parvenues datant de l’adolescence, aux ultimes missives des derniers mois avant sa mort en 1922, Proust ne cesse ou d’encenser sans vergogne ses amis, ou de se plaindre inlassablement de sa santé. Très tôt, ayant pris conscience qu’il serait un écrivain, et un des plus importants de son temps, mû par une volonté farouche, il se bâtit un personnage en vue de se prendre lui-même un jour comme modèle, et de tromper son monde. Le célèbre « Narrateur », ce « je » qu’il invente pour les besoins de son grand roman, n’est pas un double de lui-même, car le livre n’est pas autobiographique, mais c’est Proust qui a réussi à faire de lui-même un tel personnage qu’on a pu croire que la vie de l’un coïncidait avec la vie de l’autre. Nous ne saurons jamais qui est Marcel Proust : il nous a donné à lire tout à la fois le roman d’une vie qu’il s’invente pour la galerie, et la vie de son roman, dans une formule du Temps retrouvé, désormais presque aussi célèbre que le fameux passage de la madeleine : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature ». Aucun auteur sans doute avant lui n’avait su médiatiser sa vie afin de faire croire que le personnage principal de son œuvre ne serait autre que lui-même.
2Quand paraît le 14 novembre 1913, en librairie, chez le jeune éditeur Bernard Grasset, Du côté de chez Swann, le premier des trois volumes d’un roman annoncé sous le titre général d'À la recherche du temps perdu, Marcel Proust, âgé de quarante-deux ans, était beaucoup plus connu qu’on n’aurait pu, à l’époque, le penser. Il est une figure célèbre du Tout-Paris littéraire, pour le meilleur et pour le pire : journaliste épisodique au Figaro, il est l’auteur d’articles décrivant de brillantes fêtes mondaines, le chroniqueur de comptes-rendus d’ouvrages parus, de préférence ceux de ses amis ou de personnages en vue, le défenseur des cathédrales gothiques menacées de disparition, ou l’inventeur plein d’humour et d’intelligence de pastiches d’écrivains célèbres, tel Saint-Simon ou Chateaubriand. Par ailleurs, il avait eu son heure de gloire, auprès de l’intelligentsia parisienne, dans les années 1904-1906, en traduisant deux volumes de l’esthète anglais, alors prisé dans les cercles aristocratiques, John Ruskin.
3Proust, à l’heure où paraît Du côté de chez Swann, est parvenu à se lier d’amitié avec quelques grands noms du faubourg Saint-Germain et quelques excentriques du Tout-Paris, il s’est créé au fil des ans, un personnage de vieux jeune homme malade tapi au fond de son appartement du 102, boulevard Haussmann, visible seulement la nuit à un cercle restreint d’amis qui ne cachent plus son admiration pour ce dilettante à la conversation inépuisable et drôle. L’image que l’on a de lui en 1913 coïncide exactement avec celle de son Narrateur, celle d’un mondain, voire d’un snob, brillant, certes, mais incapable de s’atteler à un travail véritable de création. Or rien n’est plus faux : loin d’être née du hasard, la conception du grand roman À la recherche du temps perdu est le fruit d’une lente maturation, le résultat d’un travail acharné, l’aboutissement de toute une vie consacrée à la littérature.
4C’est probablement au printemps 1881, alors qu’il a neuf ans presque révolus, que Marcel Proust s’invente, à partir d’une crise d’asthme majeure, au retour d’une promenade au bois de Boulogne, son propre personnage, pour échapper en partie à tout reproche à propos de son naturel hypersensible. Robert, le frère unique de Marcel, son cadet de deux ans, se souvient encore, en janvier 1923, peu après la mort de Marcel, de cette scène terrifiante, d’où a découlé « une vie épouvantable au-dessus de laquelle planait constamment la menace de crises semblables1 ».
5Très vite, le père renonce à essayer quelque traitement que ce soit, et s’il sait à quel point les crises d’asthme peuvent être douloureuses et invalidantes – n’a-t-il pas préfacé un ouvrage, dans la collection qu’il dirige, d’un de ses confrères, le docteur Brissaud, sur l'Hygiène des asthmatiques ? – il pense, suivant en cela l’opinion qui prévaut à l’époque, que cette maladie, d’ordre névrotique, ne possède pas de remèdes.
6Proust, en villégiature fin septembre 1899 au Splendide Hôtel d’Évian-les-Bains, décline un retour de Genève à l’hôtel dans la voiture découverte de son ami Constantin de Brancovan, par crainte d’une crise. Il écrit alors à sa mère : « Constantin a dit que c’était une imagination de ma part que l’air vif me faisait mal, car Papa disait à tout le monde que je n’avais rien et que mon asthme était purement imaginaire2 ». Dans la même lettre, Proust, qui quelques jours plus tôt s’est fait mal au poignet droit, avoue : « Je n’ai plus l’ombre de mal au poignet. Mais ne le dis pas car j’en profiterai pour les lettres embêtantes3 ». Que croire ? N’est-ce pas ici la preuve flagrante d’un formidable montage auquel se livre le jeune homme, et que l’adulte ne cessera d’amplifier ? Il est certain que la maladie de Proust, qui a officiellement pris le nom d’asthme à partir de ce printemps 1881, occupe une grande partie de son temps. D’un handicap majeur, l’écrivain a su faire s’en faire un allié précieux. Cela lui a permis d’assumer sa différence, cette part de lui-même qui, pour de nombreuses raisons, celles-ci évoluant au fil des années, n’est pas intégrable en société, qu’il s’agisse de son désir de vivre des moments privilégiés avec sa mère, seule apte, non pas à comprendre sa maladie, mais à l’écouter, de sa volonté de se démarquer de ses camarades de classe et de masquer ses penchants difficilement avouables, ou, plus tard, de se forger, aux yeux du monde, une image d’artiste reclus et inaccessible.
7Qu’elle soit ou non imaginaire, l’important est que la maladie, très tôt, soit devenue pour Proust romanesque, s’inscrivant dans une tradition bien ancrée de la littérature française, de Rabelais à Flaubert, en passant par Molière. Souvenons-nous des « Verolez tresprecieux (car à vous non à aultres sont dediez mes escriptz)4 » de Rabelais, et les premières lignes du roman inachevé et abandonné en 1896, évoquant Falter ego, Jean Santeuil, sonnent comme un écho des paroles des médecins de Molière : « – C’est ce que nous appelons un nerveux, dit le docteur, en souriant comme après un bon mot. Son faciès l'indique assez d’ailleurs. M. Marfeu le traite certainement par l’eau froide. – Par l’eau froide ? dit avec étonnement Mme Santeuil. Mais non, M. Marfeu nous a bien recommandé de nous servir seulement d’eau chaude5 ». Les professeurs de médecine qui traversent la Recherche n’ont, de leur côté, rien à envier aux médecins de Molière, et la figure hautement comique du docteur Cottard garde encore des traces des savants Diafoirus, père et fils.
1909
8Pour mieux comprendre à quel point Proust a su médiatiser sa vie pour mieux servir son œuvre, à l’instar de Molière interprétant son propre rôle dans Le Malade imaginaire, penchons-nous sur une année en particulier, celle de 1909, année où la vie de Proust désormais se confond avec l’écriture d’un roman qu’il a l’illusion de croire, s’abusant lui-même, en grande partie, achevé.
9Rappelons que l’idée d’une conversation avec maman sur la lecture a donné naissance aux premières pages de Combray, après s’être égarée un moment sur le projet d’un « Contre Sainte-Beuve ». D’autre part, dans ces salons qui n’ont plus rien à offrir qu’un visage flétri, après le dernier tour de piste des pastiches, se dessine déjà l’architecture du dernier volume, le Temps retrouvé. De plus, un long séjour au Grand Hôtel de Cabourg, au cours de l’été, permet à Proust d’envisager d’évoquer la mort de sa mère, qui devient, dans le roman, celle de la grand-mère. Enfin, si, dans les premières semaines de l’année l’écrivain entrevoit le spectre de sa propre mort, l’obligeant à accélérer la mise au net de l’ensemble de son travail, l’énigme d’une jeune fille avec qui il envisage de vivre corrobore l’idée qu’il croit son livre achevé, et qu’il envisage de commencer une nouvelle vie.
10En vérité, il utilise le matériau fourni par sa mémoire, et par cette vie qu’il ne prolonge plus que pour son œuvre, afin d’en compléter des pans entiers, pour la plupart ébauchés dans de nombreux carnets de notes. Son livre ainsi peut s’agrandir, puisque le mot « Fin », déjà entrevu, offre la souplesse de se déplacer à l’infini, jusqu’à l’épuisement physique de l’écrivain. Si Proust a longtemps hésité sur la forme à donner à son livre, et qu’il choisisse enfin le roman, il est peut-être le seul écrivain à l’avoir fait avec une telle conscience, après un cheminement aussi sinueux. Ainsi est-il peut-être le seul à avoir porté à ce point de perfection le genre, jusqu’à l’incarner, à lui seul, dans son entier.
11« Si je vis encore », écrit Marcel Proust, à Lucien Daudet, en janvier 1909 ; « Néanmoins si je suis encore vivant cet automne », confie-t-il à Georges de Lauris, peu après le 6 mars 1909, et à la comtesse Anna de Noailles, en octobre : « Si je ne suis pas mort avant. »
12Au début de l’année, Proust est victime de terribles crises d’asthme dû à l’épais brouillard qui sévit à Paris, et qui est comme un tombeau pour lui. Alors qu’il a recommencé à vivre, il souffre à cause de cette renaissance même, et, dès lors, c’est sa propre mort qu’il envisage. Dans la perspective de sa disparition devenue possible, tangible, il ressent l’urgence de s’enfermer dans le roman qu’il entrevoit, et qu’il ne dénomme plus son « essai sur Sainte-Beuve » que par commodité. En quelque sorte, cette mort physique de Proust permet l’émergence d’une littérature qui est la vie. Le roman baigne alors inexorablement dans une nostalgie et une tristesse dues à cette proximité avec la mort.
13La vie mondaine se restreint. Quelques amis demeurent, que Proust accepte de voir de temps à autre : Reynaldo Hahn, Lucien Daudet, ces amitiés particulières remontant à l’âge d’or de la jeunesse. Désormais, à l’âge où les fils de famille se sont tous rentrés dans les rangs, où les derniers se marient, la réclusion de l’écrivain boulevard Haussmann est une manière de se défendre des calomnies. Proust a perdu ses illusions, il donnera une terrible vision de l’amitié, qualifiée d’obstacle à la création, dans son roman, même s’il demeure fidèle à une garde rapprochée, par habitude, également par souci de ne pas rompre avec le monde : il a toujours besoin de cette fenêtre ouverte sur la vie, pour écrire. Seul compte son travail personnel désormais, et le succès des pastiches pour lui s’estompe. « Tant que je ne pourrai pas travailler, j’ai l’intention d’écouler encore quelques pastiches », dit-il, en février, au comte Robert de Montesquiou, ajoutant : « Quant à un pastiche de vous, c’est-à-dire nouveau, si vous m’y autorisez, il faudra que j’aille un peu mieux ». L’écrivain renoncera à ce projet.
14S’il ne fait pas un second pastiche du comte, c’est que désormais il réserve sa satire pour le roman. Il hésite toutefois encore, car ses rapports avec le comte demeurent, en surface, celui d’un petit homme de lettres, bien humble envers le « prince des élégances ». À cette époque pourtant, la tendance s’inverse radicalement : Montesquiou, à l’heure de l’impossible pastiche, entre comme personnage central du roman qui s’élabore. C’est à ce moment précis, en 1909, que Proust tient son « archétype » : l’aristocrate quelque peu fou et vaniteux, l’homosexuel notoire qui fait profession de virilité. Le portrait sera d’autant plus féroce que Proust prend sa revanche sur cette personnalité qui ne l’a jamais vraiment respecté, au moment où il a conscience de sa supériorité. Montesquiou continue de le traiter comme un écrivain médiocre et arriviste, grâce à qui de temps à autre paraît une chronique sur lui et sur ses fêtes dans Le Figaro. Pour la première fois, en cette année 1909, résonne le rire de Proust. Sur ce pastiche qui ne voit pas le jour, se bâtit tout un pan du roman, et émerge l'un des personnages les plus haut en couleur de la littérature française, créé après le Vautrin de Balzac : le baron de Charlus, même si le nom n’apparaît pas encore, et s’il pointe à l’horizon sous celui du baron de Quercy.
15À l’ami proche et confident, Robert Dreyfus, Proust écrit, en date du 21 ou du 22 mars 1909 : « Mes heures commencent à deux heures du matin maintenant ». Tandis que Robert de Montesquiou quitte la scène mondaine pour entrer dans le roman, Proust dédouble sa personnalité : le Marcel Proust, homme de lettres, chroniqueur au Figaro, celui qu’un cercle restreint de quelques amis voient encore, cède le pas au romancier. Proust s’invente son propre personnage, il vit désormais la nuit, bientôt il fait tapisser sa chambre de liège pour s’isoler plus encore du monde extérieur, passant ainsi de l’autre côté du miroir. L’équilibre jusqu’alors avait été en faveur du Marcel Proust réel, celui de l’état civil : en 1909, de nouveau, une révolution s’opère, le Proust mythique l’emporte, et ce dernier se sait l’écrivain qu’il a toujours rêvé d’être. Il écrit, se regarde écrire, de même qu’il se voit malade, proche peut-être de sa fin. La littérature l’emporte sur la vie. Le miracle réside dans le fait que Proust ait pu si longtemps, et avec une telle force, de 1909 à sa mort en 1922, tenir son personnage d’écrivain.
16Le dimanche soir du 23 mai 1909, Proust adresse à son ami Georges de Lauris une lettre capitale, où pour la première fois est mentionnée le nom de la famille aristocratique du faubourg Saint-Germain qui va tenir une si grande place dans le roman :
Savez-vous si Guermantes qui a dû être un nom de gens, était déjà alors dans la famille Pâris, ou plutôt pour parler un langage plus décent, si le nom de Comte ou Marquis de Guermantes était un titre de parents des Pâris, et s’il est entièrement éteint et à prendre pour un littérateur.
17Quelles sont les « clés » des personnages du monde « Guermantes » ? Très tôt, des biographes, tel que l’anglais Painter ou plus tard Ghislain de Diesbach, ont isolé les grandes figures que Proust a connues et ont retrouvé beaucoup de traits retranscrits dans l’œuvre : la comtesse Greffulhe pour la duchesse de Guermantes, ou encore le comte Robert de Montesquiou pour le baron de Charlus. Aucun personnage ne correspond toutefois à un seul modèle, ce qui explique que lors de la parution des premiers volumes, à partir de 1913, beaucoup de connaissances (si tant est qu’elles aient pris la peine de lire le roman...) de Proust ne se sont pas reconnues, même si l’écrivain a pu se fâcher ainsi avec l’un ou avec l’autre de ses amis. On peut imaginer néanmoins la stupeur des membres des cercles que Proust a fréquentés devant l’ampleur de la satire. Ghislain de Diesbach prétend même que Montesquiou en serait mort. Il est certain que c’est à partir de 1909 que Proust se détache des mondanités, il utilise dès lors ses relations, sans plus désirer appartenir à un monde dont il s’est éloigné, même s’il reste jusqu’au bout attaché à soigner son image, et rassuré de penser que malgré tout, il appartient au monde de l'aristocratie, et que, par le livre qu’il écrit, il est membre même d’une caste encore supérieure, celle des artistes de génie.
18En 1909, « Sainte-Beuve » n’est plus du tout le « Contre Sainte-Beuve » des années 1907-1908, l’essai initial est devenu la conclusion du roman À la recherche. Proust écrit donc son roman en quelque sorte à rebours : c’est seulement en imaginant une fin à son livre qu’il peut en reprendre le début et le développer. L’idée finale est celle de la rédemption par l’art : « la littérature est la dernière expression de la vie », comme Proust l’écrit à Louis de Robert, un an plus tard, en 1910.
19Proust est écrasé, tout au long de cette année 1909, par le roman qu’il porte en lui, « cette malle pleine au milieu de mon esprit », comme il l’écrit encore à Georges de Lauris, en date du 6 mars 1909. Croyant le livre prêt, il cherche déjà à le faire publier, il écrit en ce sens, à la mi-août 1909, à Alfred Vallette, directeur du Mercure de France : « Je termine un livre qui malgré son titre provisoire Contre Sainte-Beuve, Souvenir d’une matinée est un véritable roman ». C’est une chance que ni Valette, ni Gaston Calmette, ni Calmann-Lévy, sollicités, n’aient accepté de publier le manuscrit en l’état, car si en effet tout est déjà écrit et imaginé, il s’agit d’une pierre à l’état brut, que Proust ne cesse de polir dans les treize années qui lui restent à vivre. Mais il est désormais tellement sûr, et comme parfois ivre, de la force et de l’originalité de son travail, qu’il voudrait qu’il parût sans plus attendre. Et s’il devait mourir, comme il l’envisage parfois tant il est malade cette année-là, « à l'automne », il resterait de lui ce roman justifiant déjà sa vie.
20Tout est encore à l’état d’ébauche paradoxale dans le manuscrit qui se construit : s’agit-il même d’un roman ? « Non je ne fais pas un roman c’est trop long à vous expliquer », confie-t-il à Georges de Lauris, peu après le 23 mai. Le fait même de s’interroger sur le genre prouve que Proust est justement en train de comprendre, et lui-même en est tout étonné, qu’il écrit bien un roman, d’où son enthousiasme : l’alchimie qu’il avait cherchée à obtenir depuis les années de « Jean Santeuil », voici qu’elle fonctionne comme par miracle, le « Sainte-Beuve » a glissé tout naturellement dans le romanesque, c’est comme si toute la théorie de la littérature et de l’art, qui formait un bloc compact, et non intégrable à un ensemble romanesque, soudain pouvait se fondre dans une histoire. C’est ainsi que Proust invente le roman moderne, car, en vérité, il y a bien peu de romanesque dans le roman (aucune aventure vraiment, aucun événement marquant, une progression d’une lenteur inouïe : « Un roman sans romanesque » écrit Jean-François Revel), et pourtant Proust au même moment signe peut-être l’ultime fresque romanesque de la littérature française.
21Tout au long de cette année 1909, Proust, pour la première fois, tient à annoncer au monde de ses amis et connaissances, qu’il écrit un roman, qu’il s’enferme pour une œuvre dont il voudrait, sans le dire, que l’on soupçonne l’ampleur et l’importance. Il fait ainsi en quelque sorte ses adieux au monde, et voudrait que l’on voie désormais en lui l’égal d’un Saint-Simon, d’un Chateaubriand, ou d’un Balzac. Il se voit tel d’ailleurs, et où qu’il aille désormais, il n’est plus que l’incarnation de l’écrivain qu’il a créé de toutes pièces. Il n’est aucune lettre quasiment de cette année 1909 où Proust ne fasse allusion à son roman, à son travail : « Je viens de commencer et de finir tout un long livre » (à Madame Straus, 16 août 1909).
22Que Proust confie qu’il travaille à un ouvrage important, non seulement au cercle de ses intimes, mais à ses relations mondaines, comme Anna de Noailles, Robert de Montesquiou ou Adhéaume de Chevigné (le modèle, diton, du duc de Guermantes), montre à quel point il est désormais sûr de lui. Il veut être déjà considéré comme le grand écrivain qu’il sera, mais il lui reste encore une dernière leçon à apprendre : le détachement. Ce n’est pas pour que l’homme, Marcel Proust, soit un écrivain de génie, qu’il doit se consacrer à son œuvre, mais pour l’œuvre elle-même. Cette abnégation, Proust la vit pendant les années de guerre, à l’heure des pages qu’il écrit plus tard sur Albertine. Mais que le monde voit en lui un génie ou non alors ne lui importe plus : revenu de toutes les vanités, il meurt avec son œuvre. Celle-ci, en 1909, est écrite et non-écrite, c’est un roman et ce n’en est pas un, c’est un monstre effroyable - cela s’appelle la création - pour lequel Proust est désormais prêt à tout sacrifier. Lajoie d’écrire dépasse toutes les jouissances. Et pourtant, il faut encore vivre, aimer, souffrir, pour enrichir un roman qui certes est commencé, mais qui n’est pas fini.
« Si je quitte Paris ce sera peut-être avec une femme »
23« Si je quitte Paris ce sera peut-être avec une femme », écrit Proust à Georges de Lauris, le mercredi soir 23 juin 1909, ajoutant : « Est-ce assez ridicule ! ». Mais qui est donc cette mystérieuse femme avec qui Proust envisage de vivre ? Quelques jours plus tard, à Robert Dreyfus, le 28 ou 29 juin 1909, il écrit : « Connais-tu (oui, je crois) Mme Philippi née Fava. Je l’ai vue une fois à Cabourg et pas depuis. Et voilà que je m’en sens un tout petit peu amoureux. Un tout petit peu seulement. Il me semble qu’elle a une peau brune et des yeux doux. Enfin elle me plaît ». Cinq mois plus tard, peu avant le 27 novembre 1909, il écrit de nouveau à Georges de Lauris : « Georges vous apprendrez peut-être de moi du nouveau, ou plutôt je vous demanderai conseil. Faire partager mon affreuse vie à une toute jeune fille délicieuse, même qui ne s’en effraye pas, ne serait-ce pas un crime ? ».
24Voilà posée une des énigmes les plus curieuses de la vie de Proust, qui sans doute ne sera jamais élucidée, mais qui permet de mieux comprendre la richesse d'À la recherche, en particulier celle du personnage féminin central d’Albertine.
25Il est important de remarquer qu’à l’heure où l’on croit que Proust s’enferme boulevard Haussmann pour mettre la dernière main à son roman, celui-ci mène une vie secrète et parallèle, dont il va nourrir plus tard tout un pan du roman qui n’existe pas encore, celui que l’on peut appeler le « cycle d’Albertine » : le volume La Prisonnière (le Narrateur enferme Albertine dans son appartement parisien pendant quelques mois avant que celle-ci ne s’échappe, il pense même l’épouser), puis Albertine disparue (Albertine s’échappe, elle meurt, c’est ensuite l’histoire de l’oubli d’Albertine et de la victoire de la littérature sur la vie). Ce cycle d’Albertine (dont le nom n’est pas encore arrêté), en particulier les grandes étapes de ce curieux volume qu’est La Prisonnière, se conçoit donc beaucoup plus tôt qu’on ne l’a cru, et ce dès cette année 1909.
26En effet, Proust pense avoir achevé d’une certaine manière son roman. Il envisage peut-être de commencer une nouvelle vie, pourquoi pas d’étonner le monde et de se marier ? Ce serait pour lui une manière de formidable réussite sociale : écrivain enfin reconnu, il ferait taire toutes les rumeurs sur son compte, et aurait ainsi la vie rêvée que sa mère a dû tant appeler de ses vœux. L’élue de son cœur est sans doute une très jeune fille d’origine modeste, elle s’accommoderait pour de l’argent d’une vie où la sexualité n’aurait pas une trop grande part (le Narrateur ne se montre pas très assidu auprès d’Albertine : quelques caresses furtives et deux chambres séparées). Mais sans doute aurait-elle des exigences, d’où le sentiment jaloux de Proust, doué d’une tyrannie possessive : on comprend dès lors à quel point le personnage d’Albertine s’élabore.
27Mais cette vie commune n’est envisageable que si Proust a achevé son roman. Or, très vite, une fois retombée l’ivresse d’un nouveau départ, Proust comprend qu’il ne fait que commencer une autre partie de son roman. La jeune fille mystérieuse passe de la vie réelle dans le livre : ce basculement se fait probablement à Cabourg, car, contre toute attente, Proust quitte précipitamment Paris le 14 août 1909, alors qu'il écrit deux jours plus tôt qu’il est trop malade pour partir. Il reste sur la côte normande « indisposé », dans le Grand Hôtel, jusqu’à la fin du mois de septembre, désireux même, ce que la direction de l’hôtel lui refuse, d’occuper seul l’hôtel désert jusqu’à l’hiver. Toute la partie « Balbec » d'À la recherche est sortie de cette fin d’été 1909, à Cabourg. Remarquons qu’Albertine apparaît sur la plage de la côte normande, et que c’est bien avec elle qu’il veut « avoir son roman ». L’idée farfelue d’une vie avec la jeune fille mystérieuse est vite abandonnée, la nouvelle partie du roman que Proust envisage désormais passe en priorité. Il n’est pas impossible que Proust ait envisagé de remettre à plus tard un éventuel mariage, de même que Swann finit par épouser Odette.
28Enfin, la liaison secrète que Proust a entretenue avec la jeune fille mystérieuse part d’un sentiment où l’écrivain n’a plus à donner le change vis-à-vis de ses parents. On se souvient que du temps des traductions de Ruskin, la famille a nourri l’espoir d’une liaison de Proust avec Marie Nordlinger, la cousine de Reynaldo Hahn. Toutefois, à l’époque, Proust, amoureux de Reynaldo, puis de Lucien Daudet, n’avait aucune relation féminine en tête. Aujourd’hui, en 1909, il semble encore vouloir prétendre à une vie différente de celle de ses orientations de jeunesse, prouvant par là à quel point peut-être il regrette ses égarements. Ceux-ci lui avaient permis de nouer des amitiés avec des fils de famille, et de partager une forme de « coterie » commune. Proust sait qu’à l’heure de la maturité, l’homosexualité se fait plus grave, le portrait de l’homosexuel vieillissant est terrifiant dans À la recherche.
29Plusieurs hypothèses peuvent être envisagées : jusqu’à la guerre, Proust, à l’insu de ses amis, a mené une vie secrète. La jeune fille, si elle n’a pu être inventée de toutes pièces, est sans doute en partie imaginaire. En ce sens, le roman est beaucoup plus autobiographique qu’il n’y paraît, et le Narrateur plus proche de Proust. N’oublions pas que le baron de Charlus a été marié, qu’il demeure fidèle à sa femme morte. Proust a aimé les femmes, peut-être une jeune fille en particulier, il se serait rêvé une vie sentimentale, tout entière transposée dans le roman. Il joue encore, en 1909, à faire de sa vie son roman.
30Jamais Proust n’a séjourné aussi longtemps à Cabourg qu’en cette année 1909. Pourquoi part-il soudain sur la côte normande, alors que, deux ou trois jours plus tôt (vers le 12 août), il écrit à son ami Max Dervaux : « Et dans l’état si précaire où je suis je crois que mon devoir est de l’avancer [le travail en cours] le plus possible avant un départ que mon médecin déclare forcé. Mais qui ne sera sans doute pas Cabourg car je ne vois pas la possibilité d’avoir terminé ma première partie avant le 1er septembre ».
31Très malade tout le long de l’année, Proust pense que l’air de Cabourg seul lui fait du bien. Victime de crises particulièrement violentes en ce début du mois d’août parisien, le « médecin » (mais voit-il vraiment un médecin ?) lui conseille peut-être l’air de la mer. Or, Proust n’a jamais écouté de médecin, et il n’aurait pas quitté son travail pour cette raison. Peut-être en vérité a-t-il en effet terminé la « première partie » de son travail (ce qui correspond en gros aux grandes lignes de Du côté de chez Swann et du Temps retrouvé), ce qui explique qu’il écrit peu après à Alfred Vallette, le directeur du Mercure de France (juste avant son départ) pour lui demander de publier son livre (« Je voudrais que cet ouvrage parût vers Janvier ou Février »). La seconde grande partie, que Proust désigne, toujours dans la même lettre à Alfred Vallette, comme « la longue causerie sur Sainte-Beuve », et qui en vérité correspond aux pages du Temps retrouvé, pourrait paraître plus tard. Proust s’interrompt donc entre le premier volume qu’il pense achevé, et remet à son retour la mise au point du second volume.
32Le départ pour Cabourg montre à quel point, malgré les apparences, Proust, qui se décrit comme mourant, possède en lui une énergie inégalée : son corps quasi paralysé cohabite avec une agitation extrême de son esprit. Il veut quitter Paris pour s’affranchir du joug de son travail en cours, comme s’il voulait tourner une page, sans doute aussi pour fuir une histoire de cœur (celle de la jeune fille avec qui il avait pensé s’enfuir ?) devenue trop pesante, et que l’écrivain sait être vouée à un échec. Ou alors, plus improbable, il espère rejoindre la jeune fille à Cabourg.
33Dans les milliers de pages d'À la Recherche, les lieux sont extrêmement restreints : Combray (souvenirs d'Auteuil ou d’Illiers), Doncières (Orléans, rappel de l’année de volontariat dans l’armée), Paris, Venise, et Balbec (subtil mélange des souvenirs des grands hôtels d’Évian, de Trouville, de Cabourg). Comme le roman aurait été étouffant s’il n’y avait pas eu cette fenêtre sur la mer qui s’ouvre à partir de la seconde partie d’À l'ombre des jeunes filles en fleurs ! Tout Balbec s’élabore dans l’imagination de Proust en cet été 1909, c’est alors que l’écrivain prend conscience que loin d’être achevé, il lui faut encore agrandir son roman. Le mystère de la jeune fille trouve sa place en partie dans l’étrange histoire d’amour et de jalousie du Narrateur et d’Albertine, cet être de fuite. C’est le chaînon manquant qui lui permet d’agrandir son œuvre et d’écrire le volume qui lui apporte enfin la notoriété en 1919, avec le prix Goncourt.
34Plus encore que la création du personnage de Charlus, c’est la présence de la grand-mère, à Balbec, qui rend si émouvante la lecture des pages d'À l’ombre des jeunes filles en fleurs, puis celle de Du côté de Guermantes. En effet, la grand-mère, figure dédoublée de la mère, se sait condamnée à Balbec, et le séjour est le dernier de celui du petit-fils et de sa grand-mère. La remarque que Proust adresse, à peine arrivé à Cabourg, en 1909, à Robert Dreyfus, sur « cette forme de bonheur que j’aurais le plus aimée », corrobore l’idée qu’il vient, cet été là, chercher le souvenir de ce séjour à Évian, au début du mois de septembre 1905, où sa mère tombe gravement malade.
35Voilà sans doute pourquoi Proust s’enferme dans le Grand Hôtel de Cabourg, désireux de ne plus voir personne, et il se contente d’errer de sa chambre au casino. C’est l’ombre de sa mère qu’il traque, et c’est seulement au cours de cet été 1909, qu’il peut faire entrer dans son roman le récit de la mort de sa propre mère. Il écrit là la profondeur de toute douleur humaine ressentie après la disparition d'un être cher, quand il ne reste que les regrets de n’avoir pas compris l’importance des derniers moments.
36L’année s’achève sur le même brouillard qui sévit à Paris que celui de janvier, emmurant Proust dans une sorte de mort artificielle. Il écrit pourtant le 31 décembre à son ami Max Daireaux : « Le roman auquel je me suis enfin mis. » Ce roman, Proust le croit terminé. Mais le propre personnage qu’il s’est créé lui réserve bien des surprises : de maître, il en est devenu l’esclave. De 1909 à 1922, Proust doit vivre désormais aux côtés de son double, prisonnier d’un pacte étrange où la fin du livre ne pourra que coïncider avec la fin de la vie.
Notes de bas de page
1 La Nouvelle Revue Française, Hommage à Marcel Proust, 1er janvier 1923, Robert Proust, « Marcel Proust intime », p. 24.
2 Correspondance de Marcel Proust, Paris, Plon, t. II, p. 340, lettre datée du vendredi 22 septembre 1899, 1 h du matin, p. 340.
3 Idem, p. 341.
4 Rabelais, Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, La Vie treshorrificque du grand Gargantua, « Prologue de l’auteur », p. 5.
5 Correspondance..., op. cit., idem.
Auteur
Maître de conférences habilité à diriger des recherches en Littérature Comparée, Université de Strasbourg 2.
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