La médiatisation de la vie privée dans les Mémoires aristocratiques féminins
p. 97-108
Texte intégral
1Entre la Restauration et le Second Empire, trois générations de femmes issues de l’aristocratie française ont voulu porter témoignage, dans leurs écrits personnels, des événements qui avaient redéfini leurs espaces de vie, leur place dans le monde, et leurs rapports aux autres et à elles-mêmes. Les aînées, comme la marquise de La Tour du Pin avaient déjà atteint l’âge adulte en 1789, celles de la génération suivante, comme la comtesse de Boigne et la duchesse de Maillé, étaient enfants pendant la tourmente révolutionnaire, et les plus jeunes, comme Marie d’Agoult ou la comtesse Dash étaient nées dans les premières années du dix-neuvième siècle.
2En affirmant que seul le rapport personnel à l’histoire les intéressait1, ces mémorialistes ont toutes opté pour une certaine myopie narrative, un regard grossissant, détaillé mais particulièrement étroit sur leur époque et leur société, conscientes au demeurant d’en être les spectateurs privilégiés, placés, comme disait la duchesse de Maillé, « à la fenêtre du premier étage2 » ou « dans les coulisses », image que préférait sa parente, la comtesse de Boigne (II, 257). Celle-ci, très introduite dans les milieux de la nouvelle classe dirigeante sous Louis-Philippe, et fine analyste de la politique de son temps, préférait mettre en avant sa réputation d’écrivain et d’historien amateur, adoptant ainsi une posture de modestie très fréquente chez les femmes mémorialistes. Dans la préface de ses Mémoires, elle écrit, non sans quelque ironie, « je n’entrevois l’histoire que par le côté du commérage » (II, 193).
3S’appuyant sur une mémoire qu’elles disent « fortement diminuée3 » et une intelligence qu’elles trouvent « affaiblie » (Boigne, I, 10), sur une ignorance totale, selon elles, des règles de l’art d’écrire, et sur une imagination toujours prompte aux écarts et aux digressions, les mémorialistes nous présentent une œuvre morcelée, digressive, sans chronologie stable, que Mme de Boigne compare à un « ravaudage » (I, 11). Les Mémoires sont en ce sens une véritable mosaïque, un amalgame de différents genres littéraires dont celui, privilégié entre tous, de l’anecdote. La comtesse de Boigne en fait d’ailleurs la forme narrative de toute son œuvre, comme elle l’écrit à la première page de ses Mémoires : « Je ne veux vous raconter que les détails qui me reviendront à la mémoire [...] et seulement comme des anecdotes (I, 18)4 ». C’est par l’étude de cette forme brève, associée pendant le grand siècle aux « histoires secrètes », que j’ai choisi d’illustrer le sujet de la médiatisation de la vie privée dans quelques mémoires féminins du premier dix-neuvième siècle. Mais on ne peut rendre compte de la fonction de l’anecdote comme vecteur de « publicisation » de la vie privée sans définir son mode de transmission et les lieux de sa mise en récit dans les écrits des mémorialistes.
Du temps et de l’espace
4Rappelons tout d’abord que la grande majorité des textes autobiographiques féminins de la noblesse postrévolutionnaire a connu une publication posthume5, de par la volonté même des auteurs. Les mémorialistes suivaient en cela le principe du différé prescrit par Saint-Simon qui suggérait de « laisser couler plus d’une génération ou deux » afin de mettre l’auteur « à l’abri »6. L’abondante littérature du for privé fut donc longtemps domiciliée dans les papiers personnels des auteurs, transmise exclusivement dans le contexte d’un espace familial pendant plusieurs générations. L’intention des mémorialistes était de restreindre leur lectorat à leurs descendants ou à leurs ayants-droits afin de donner l’apparence d’une écriture d’ordre aussi privé que la correspondance intime. Il est pourtant évident que les auteurs avaient pris les mesures nécessaires pour que leurs écrits leur survivent de façon durable et « publique », suivant en cela des modèles déjà établis. Anne Coudreuse, à propos des Mémoires de Marmontel qui datent de la fin du siècle précédent, rappelle par exemple que « ses Mémoires ne sont pas un texte à usage unique, et encore moins à usage interne. Il sait qu’il atteindra un autre public, qui lira par-dessus l’épaule des premiers destinataires7 ». Cette image d’une lecture par-dessus l’épaule reste tout à fait pertinente pour le corpus de mémoires qui nous occupent, car elle implique la mise en scène, à l’intérieur même des textes, d’un acte indiscret, de la part d’un lecteur non autorisé, venant investir et dans ce sens « médiatiser » l’espace privé et intime des écritures du moi.
5En retardant ainsi la parution de leurs écrits, malgré le risque que pouvait présenter un tel ajournement (comme la perte du manuscrit, la censure, les suppressions), les mémorialistes surent profiter de l’indépendance critique que leur procurait cette mise « à l’abri ». Elles étaient convaincues que leurs anecdotes ne prendraient que plus de valeur, que l’éclairage intime qu’elles donnaient de personnages depuis longtemps disparus de la scène publique n’en serait que plus convaincant aux yeux des générations futures, et que leurs révélations, volontairement conservées dans le secret, prendraient l’accent de la sincérité, voire de l’authenticité en basculant tardivement dans le domaine public. Il est clair enfin que l’écriture de la vie intime n’aurait pas été si féconde, pour la plupart des mémorialistes, sans cette période de dormance qui donne tant d’aisance à leur plume. Dans ce libre regard en miroir, elles brossent leurs autoportraits à divers âges de la vie, notent leurs transformations physiques et psychiques, les traces du vieillissement, de la maladie, la marque des événements personnels, et font état des pratiques du corps comme le bain de mer, les soins, l’accouchement et l’allaitement, tout ce paysage de la corporéité constituant ce que Georges Gusdorf appelle la « présence de soi à soi8 » dans laquelle s’enracine l’écriture personnelle.
6L’espace privé que médiatise l’anecdote reste malgré tout assez imprécis dans les écrits des mémorialistes. On y discerne mal les lieux de la domesticité, par exemple, et il existe toujours une forte mixité dans le domaine du privé, entre les pratiques du monde et les activités familiales et personnelles. En ce sens, les mémorialistes restent attachées à la sociabilité d’Ancien Régime où, ainsi que le note l’historienne Dena Goodman « most women, like most men, functioned within a private realm that had a public face9 ». Il existe en effet, dans l’entourage des mémorialistes, surtout si elles fréquentent la Cour ou les milieux mondains, une vie privée protocolaire qui permet de représenter un espace public à l’intérieur même du domaine privé. C’est le cas des résidences dans lesquelles on ouvre les salons à une nombreuse assemblée, et des maisons nobiliaires, comme le château de la duchesse de Maillé à Lormois, ou l’hôtel de Castellane à Paris, où sont établis des théâtres de société.
7Notons que parallèlement à ces domiciles privés à usage public, certains édifices publics, comme les palais des souverains, pouvaient être ramenés à une destination purement privée. C’est le cas du domaine royal de Fontainebleau où Mme de Boigne, en visite, se croit, confie-t-elle, « dans une maison de campagne, chez un particulier » (II, 473). Mme de Maillé fait elle aussi l’expérience de cette domesticité bourgeoise des appartements royaux lors d’une visite au château de Rosny où la convie la duchesse de Berry et qu’elle décrit dans ses Mémoires10 (248). On voit combien, dans la représentation des lieux d’habitation, les distinctions entre le public et le privé, le social et le domestique, le personnel et l’intime restent approximatives et instables.
8À l’intérieur des espaces de vie, le lieu le plus imprécis, car il n’est jamais représenté, est bien celui du cabinet d’écriture. La duchesse de Maillé en parlera une seule fois, dans une remarque sur le difficile équilibre entre le travail de la plume et les obligations d'une femme du monde : « La fantaisie d’écrire des Mémoires vient ordinairement à ceux dont la vie est entremêlée de solitude et de monde, qui passent quelquefois de leur salon à leur cabinet » (100). Impossible à circonscrire, peu évoqué alors que le salon est surreprésenté dans les Mémoires, le cabinet d’écriture est souvent réduit à la mention de « cahiers » (Boigne, II, 253), ou de « pages » (Maillé, 3), espace mobile dont le cabinet portatif de Mme de Staël est l’image la plus éloquente. C’est, écrit la comtesse de Boigne, « une petite écritoire de maroquin vert, qu’elle mettait sur ses genoux et qu’elle promenait de chambre en chambre » (I, 249). Le cabinet transportable se prête à une écriture rapide, spontanée, « sur le vif », à l’image de l’anecdote.
L’anecdote et la rumeur
9Récit de ce que Mme de Boigne appelle les « petites circonstances » de l’histoire (1,272), l’anecdote « saisit » les situations et les hommes en les isolant dans un moment de faiblesse ou plus rarement de grandeur, notant les échecs, les revers, les actions peu flatteuses, ou au contraire les marques d’un talent ignoré, pour faire valoir une sorte de vérité du dedans qui vient bouleverser la version publique et historique des événements et des personnalités11. Le caractère d’exemplarité des anecdotes donne aux mémorialistes le sentiment qu’elles ont un pouvoir de rectification, voire de légitimation sur l’histoire.
10L’anecdote est donc une « révélation de dessous de cartes », pour reprendre une expression de la comtesse de Boigne (II, 9), qui met en lumière un fait caché, obscur, « curieux », dans la vie privée des autres. Mais le caractère inédit du secret qu’elle dévoile est tout à fait relatif, car la provenance de l’anecdote est très souvent le potin de salon. On peut même parler d’un véritable ressassement de certaines anecdotes dans les mémoires, d’où l’intérêt d’une lecture multiple, dans un corpus de textes en miroir. Je prendrai comme illustration de ce caractère répétitif de l’anecdote le petit scandale que causa la naissance du roi de Rome, fils de Napoléon, en 1811. C’est une anecdote qui est reprise par un très grand nombre de mémorialistes, et qu’on peut donc analyser dans un faisceau de regards croisés. La lecture des variantes nous permet de suivre le mécanisme de transposition de cette anecdote. De plus, elle semble avoir éveillé l’intérêt des mémorialistes par sa disposition dans un lieu charnière entre le privé et le public, où l’histoire s’efface devant le personnel et où le personnel devient affaire d’Etat. Cette naissance fut consignée dans ses Mémoires par la reine Hortense, belle-sœur et belle-fille de Napoléon, sous la forme d’un récit intimiste, véritable mise en scène de la domesticité heureuse de la famille impériale12. Mais cette anecdote de propagande bonapartiste est contredite par les autres mémorialistes pour qui il s’agit d’une supercherie ainsi décrite par la duchesse de Maillé dans ses Souvenirs : « On répandit le bruit que cet enfant était d’une autre mère et qu’on l’avait mis à la place de celui de l’impératrice, mort-né » (385).
11Mme de Chastenay, mémorialiste contemporaine de Mme de Boigne, construit sa version de l’anecdote sur le thème de la postérité chimérique car, selon elle, tout dans la famille impériale est jeu de théâtre et d’illusion13. Elle voit dans l’imposture présumée une étape décisive dans l’effondrement progressif de l’Empire. La version de la marquise de La Tour du Pin, qui dit avoir assisté à la présentation du nouveau-né, accrédite la thèse de la substitution : « J’eus le temps de le bien voir, écrit la mémorialiste, et la conviction m’est toujours restée que cet enfant-là n’était pas né le matin (405) ». L’histoire est aussi reprise dans ses Mémoires par la comtesse de Boigne, dans une optique inverse, car il ne s’agit pour elle que d’une rumeur propagée par le parti Ultra auquel elle se repentait d’avoir appartenu : « nous inventâmes une fable sur la naissance de cet enfant qu’on voulut croire supposé », écrit-elle (I, 282).
12Enfin, Mme de Maillé, dans ses Souvenirs, reprend l’épisode en l’incorporant à un groupement d’anecdotes portant sur le sujet général de la substitution d’enfants destinés à la couronne (parmi lesquels elle place Louis-Philippe, monarque illégitime). Elle oppose la naissance « prouvée » et publique du duc de Bordeaux, fils de la duchesse de Berry et authentique héritier du trône (383) à celle « falsifiée » du fils de Napoléon dont elle dit : « jamais histoire de substitution d’enfants ne parut si plausible » (385).
13Au centre de cette anecdote est d’abord la question préoccupante de l’authenticité du secret. Et cette histoire est l’occasion pour les auteurs d’une réflexion sur la validité de leurs révélations. Dès l’anecdote en place, elle est immédiatement démentie comme produit de l’imagination et de la médisance : inutile, dit la comtesse de Boigne, de rabaisser Napoléon, un homme qui a grandi les autres, en accréditant la rumeur (I, 283). Mme de Maillé, après avoir accumulé les preuves de la mystification bonapartiste, déclare soudain : « Cependant, je n’y crois pas ». Mme de La Tour du Pin elle aussi se rétracte, affirmant qu’il s’agit là d’un « mystère bien inutile à éclaircir » (405). Et Mme de Boigne de moraliser : « Je n’en finirais pas si je voulais raconter tous les on-dit sur l’Empereur » (I, 283). Le discours anecdotique argumente ainsi en faveur du complot, en même temps qu’il travaille à le désavouer. Cette contradiction s’explique en partie par le processus de maturation du souvenir : le lecteur doit tenir compte du temps écoulé depuis l’arrivée de cette rumeur sur la place publique, de sa lente distorsion dans la mémoire des narratrices, et du travail de recomposition de l’anecdote.
14Il est aussi fréquent que les mémorialistes contestent ou rejettent la provenance de leurs anecdotes, comme c’est le cas ici pour Mme de Boigne. Elles entourent souvent leurs récits d’un appareil paratextuel important qui vise soit à valider, soit à mettre en doute l’authenticité de leurs sources par souci, dit Mme de Boigne, de « la plus scrupuleuse exactitude » (II 37). D’où la pratique de l’anecdote partielle et des récits fragmentaires. C’est justement leur aspect lacunaire et discontinu, mais aussi, comme dans cette anecdote, leur manque de consistance, qui leur donne, aux yeux des mémorialistes, cet effet de vérité intime, d’oralité, et de « vécu », et leur permet d’asseoir leur crédibilité.
15Cette anecdote de substitution présumée laisse cependant le lecteur perplexe. Pourquoi a-t-elle si fortement marqué un aussi grand nombre de mémorialistes ? Il y a bien sûr la portée politique et idéologique de la rumeur d’imposture, exploitée par les mémorialistes. Mais cette anecdote possède aussi les éléments d’un drame de la vie privée qui, bien des années après la mort de Napoléon et de son fils, vient hanter la mémoire des narratrices. La naissance « cachée », difficile, douloureuse, l’usage des fers pendant la délivrance, la peur d’un enfant mort-né, l’indifférence « post-partum » de l’impératrice envers son nouveau-né, sont autant de petits indices, minutieusement notés par les mémorialistes, qui fabriquent, à partir d’une anecdote de salon, le récit d’une détresse maternelle, ravivant, par « contamination », des souvenirs d’ordre privé (accouchements, perte d’enfants), auxquels elles font de rapides allusions au détour de la page.
« Une histoire un peu leste »
16On ne peut parler de la médiatisation de la vie privée dans les mémoires féminins sans aborder le thème de la sexualité. Ici encore, l’anecdote se donne à lire à différents niveaux d’interprétation. Souvent voilés de sous-entendus, les récits de la vie intime s’accompagnent de traits d’esprit, de jeux de mots et de plaisanteries, atténuant, par le recours au comique, leur nature jugée indécente ou scandaleuse. Ainsi Mme de Maillé s’amuse, dans ses Souvenirs, des histoires cocasses ramassées dans les salons, comme celle du duc de Fitz-James offrant des prostituées à ses fils pour leurs étrennes (196). L’anecdote à connotation scandaleuse est d’autant mieux admise qu’elle se place, à distance ironique, dans un espace narratif où l’effacement du moi est maximal, car il s’agit presque toujours d’un discours rapporté. Puisque l’anecdote permet de « voiler son langage avec la parole d’autrui14 », la narratrice peut se détacher, se placer en retrait, se désolidariser de son sujet pour exposer ce que Frédéric Charbonneau appelle, à propos de Saint Simon, les « nudités peintes à la loupe15 ».
17Il est donc très rare que la narratrice se place elle-même au cœur de ce type d’intrigue. Mme de Boigne, anecdotière émérite, s’y risquera en racontant ce qu’elle appelle « une histoire un peu leste » (I, 407). Il s’agit d’un court récit en diptyque à propos de la princesse de Talleyrand, aventurière rangée que le ministre de Napoléon avait épousée en 1802, et que Mme de Boigne qualifie de « courtisane devenue grande dame » (I, 407). La première partie de l’anecdote est rapportée à la narratrice par son oncle Édouard Dillon, surnommé à la Cour le beau Dillon : il s’agit d’un souper intime auquel celui-ci avait été convié, avant la révolution, par la future Mme de Talleyrand qui s’était présentée à lui vêtue uniquement de sa longue chevelure. « Le souper s’acheva dans ce costume primitif » conclut la comtesse, laissant entendre un plaisant dénouement (I, 408). Le second volet de cette anecdote a lieu vingt-sept ans plus tard, et met en scène une autre visite chez la princesse de Talleyrand, mais cette fois Mme de Boigne accompagne l’oncle Dillon. Au cours de cette réception, raconte la mémorialiste, la femme du diplomate la complimenta sur son abondante chevelure, et s’adressa ainsi à l’oncle : « Monsieur Dillon, vous aimez les beaux cheveux ! (I, 408) »
18L’anecdote se construit sur la correspondance des registres, associant ce qui appartient au privé (le rendez-vous galant) et ce qui relève de l’espace public (la réception mondaine) : le cabinet particulier est ainsi remplacé par le salon, la nudité par la tenue élégante, le répertoire de la sexualité par celui de la civilité. C’est aussi un glissement sémantique qui joue sur la connotation érotique de la chevelure, celle tombante de la courtisane en chasse, et celle retenue par la coiffure de la mémorialiste. En insistant sur l’hilarité qu’elle partage avec l’oncle Dillon et leur connivence au demeurant assez trouble, la grande dame peut, sur le mode humoristique, se substituer à la prostituée qui avait, des années plus tôt, su éveiller le désir d’un grand connaisseur en libertinage. Jouant sur l’ambiguïté et la connexité, cette anecdote offre deux niveaux de lecture, car l’aspect de la vie privée qu’elle médiatise est peut-être moins le passé compromettant de Mme de Talleyrand que les désirs inavoués de la mémorialiste. Ainsi, l’anecdote fonctionne comme une sorte de lapsus narratif qui ouvre, comme par inadvertance, des lieux secrets qui ne sont pas toujours ceux que l’on ciblait.
19Cette histoire à propos de la princesse de Talleyrand appartient à un large corpus d’anecdotes sur la vie intime des grands et des notabilités, qu’il s’agisse des nombreuses plaisanteries sur l’impuissance de Louis XVIII, la double vie du duc de Berry, les amants de sa veuve, etc. La comtesse Dash est la grande spécialiste de ces histoires galantes, et elle remplit les six volumes de ses Mémoires16 d’anecdotes qui semblent inspirées à la fois par la littérature sentimentale et les romans féminins licencieux du début du siècle. Chez elle, l’anecdote appartient au monde des bals masqués et des châteaux en ruine où les femmes sont victimes de rapts, de séquestration et d’abus en tous genres.
Violence de l’anecdote
20Ces historiettes très répétitives ne paraissent pas d’un grand intérêt, et leurs révélations ne dévoilent que de l’ombre, puisqu’il s’agit principalement de personnages portant le masque de l’anonymat, ce qui a fait dire à l’historien Jean Tulard, peut-être avec raison, que les anecdotes de la comtesse Dash sont apocryphes. Elles permettent cependant d’analyser comment l’anecdote, art du subreptice, peut introduire, dans le carcan du récit d’accueil, une thématique d’opposition, de sape et de transgression. Par ses petites histoires de la vie privée, la comtesse Dash propose une réinterprétation du thème de la femme victime qui déjoue les attentes de lecture. Ni soumis ni vulnérables, ses personnages féminins s’affirment et s’autonomisent par leur résistance à la domination masculine. Un exemple assez typique de cette maîtrise de l’autorité, et du retournement des rapports de force est l’histoire de l’enlèvement d'une jeune femme (que la comtesse dit avoir connue), par l’un de ses admirateurs qui la retient prisonnière dans un lieu secret (IV, 81). La jeune femme s’est d’ailleurs prêtée à cette situation de contrainte qui la met à l’entière disposition de son agresseur, car elle peut faire usage de son libre arbitre pour se soumettre ou se refuser à lui. Dans une autre anecdote, dont l’origine est un fait divers tiré de la presse à scandale, la mémorialiste raconte une agression sexuelle à caractère punitif perpétrée par un jeune militaire et quatre de ses amis sur une jeune fille jugée trop coquette qui, nous rassure la narratrice, était tout à fait consentante (III, 64).
21Dans ces anecdotes assez peu vraisemblables, les victimes sont pleinement responsabilisées, car elles exercent un pouvoir de décision. La comtesse Dash ne cherche pas à dénoncer la violence masculine mais à la détourner de sa réalité délétère, afin de l’incorporer à l’expression d’une sexualité féminine revendiquée : le viol devient ainsi une expérience ludique, l’agression est neutralisée, et l’anecdote entre dans la fiction. La comtesse Dash peut d’ailleurs affirmer, dans le même paragraphe : « j’ignorais ce qui s’était passé », et « je puis certifier l’avoir vu de mes yeux » (III, 64). Elle n’a aucune conscience de se contredire, parce que la véracité, ou plutôt la « véridiction » se situe dans un imaginaire qui lui appartient de plein droit. Malgré son caractère rumoral et donc a-personnel, malgré la distanciation narrative que lui garantit l’usage du discours rapporté, l’anecdote parvient à médiatiser ce qui, en réalité, appartient au domaine du moi intime, voire parfois – comme dans les scènes de violence sexuelle maîtrisée – à celui du fantasme.
22La violence reste un thème fédérateur de l’anecdote dans ce corpus de mémoires qui accumulent les histoires d’assassinat (comme celui du duc de Berry), de morts suspectes (comme celle du duc de Bourbon), et de suicides (comme celui d’Octave de Ségur). On trouve même cette thématique de la violence dans la longue série des anecdotes matrimoniales. L’institution du mariage fait l’objet d’une mise en récit particulièrement détaillée dans les mémoires féminins, et nombreuses sont les histoires qui soulignent l’aspect coercitif et vénal des stratégies matrimoniales (surtout lorsque Napoléon s’en mêle17). Les anecdotes conjugales sont souvent des histoires dramatisées à l’extrême de contrainte, de sévices et d’abus, assez peu en rapport avec le vécu des mémorialistes, car les moins chanceuses eurent toujours un espace d’indépendance qui leur permit de faire face, comme ce fut le cas de Mme de Boigne et plus tard de Marie d’Agoult, à de situations matrimoniales pour le moins désastreuses. La comtesse de Boigne reste pourtant très marquée par un mariage malheureux, et elle aborde ouvertement, dans ses Mémoires, la question de la violence conjugale dont elle fut victime.
23L’anecdote matrimoniale est le plus souvent le récit d’une mésalliance. Chez la comtesse de Boigne, les histoires d’unions ratées pour incompatibilité sociale prennent une valeur édifiante car, dit la mémorialiste, « on ne brave pas impunément les lois et les usages imposés par la société aux différentes classes qui la composent » (I, 174). Parfois burlesques, les récits de mariages « hors caste », ou « hors normes » peuvent tomber dans la chronique criminelle, comme l’histoire de la jeune amie de Mme de Boigne, Mary Kinsley, en fuite avec le duc de Fitzgerald qui fut tué en toute impunité par le clan de la jeune femme (I, 162). Mme de Maillé présente même, dans ses Souvenirs, un cas de torture (dans l’aristocratie polonaise, précise-t-elle) lorsqu’une une nouvelle mariée jugée trop roturière est secrètement assassinée par sa belle-famille (291).
Retour à l’envoyeur
24Toutes ces anecdotes de maltraitance domestique reflètent bien entendu une dérive vers l’imaginaire, mais transposent aussi des préoccupations réelles chez les femmes mémorialistes, hantées par ce qu’elles appellent le « préjugé de naissance », et expriment une vision profondément pessimiste de la place de la femme dans la société postrévolutionnaire. L’anecdote matrimoniale et conjugale, contrairement aux histoires galantes, n’aborde pas la question des relations sexuelles, et seule Marie d’Agout a osé parler, dans ses propres mémoires, des désastreuses conséquences du mariage pour le développement de la sexualité et de l’affectivité féminines18. Cependant, et malgré des prises de position très conservatrices et conformes à l’idéologie dominante, les mémorialistes sont toutes sensibles à la question de la passivité forcée des femmes dans la conjugalité, de leur dévouement à une institution matrimoniale et familiale de plus en plus répressive qui leur est profondément contraire, et elles sont conscientes de leur incapacité à faire face aux interdits mutilants et aux prescriptions aliénantes qui pèsent sur leur vie privée. L’anecdote est en ce sens la forme la plus complète d’une libération par l’écriture de l’intime. C’est ici un véritable paradoxe de l’anecdote, qui médiatise le moi privé à travers le discours en apparence le plus impersonnel, le plus anonymé des mémoires.
25Y a-t-il enfin une raison, une cohérence interne dans ces séries d’anecdotes apparemment cancanières et futiles qui semblent imposer à l’ensemble des mémoires une vision par le petit bout de la lorgnette ? Pour les mémorialistes, cette mise en lumière de la vie privée a une vertu compensatrice, elle impose un équilibrage à la mémoire collective, met dans la balance, comme le dit Mme de Boigne à propos de Talleyrand, les « torts de l’homme privé » et les « services de l’homme d’État » (I, 271). Mais au final, ce qui retient autant l’attention que le récit anecdotique est le discours sur l’anecdote, lorsque la mémorialiste « anecdotise » sa propre démarche narrative, nous conduisant, dans un intime effeuillage, vers l’intériorité de son espace d’écriture. La profonde cohérence des anecdotes sur la vie privée se trouve, il me semble, dans ce « retour à l’envoyeur », terme que j’emprunte à Georges Gusdorf, lorsque la mémorialiste examine ce qu’est, sous sa plume, l’écriture de la divulgation. Si l’anecdote s’entoure d’un lourd paratexte qui met en question la transmission et la transposition du vécu, qui interroge son authenticité historique, la provenance de ses révélations, la fiabilité de la mémoire, c’est bien qu’elle provoque, au-delà des effets de style et des précautions rhétoriques, une véritable réflexion sur l’écriture du for privé, ses modalités d’expression et ses espaces de liberté.
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Bibliographie
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Gusdorf Georges, Les Écritures du moi, Paris, Odile Jacob, 1991.
Notes de bas de page
1 « Les personnages historiques ne sont de mon domaine que par leur rapport personnel avec moi », écrit la comtesse de Boigne dans ses Mémoires, Paris, Mercure de France, 1999, vol. I, p. 272.
2 Duchesse de Maillé, Souvenirs des deux Restaurations, Paris, Librairie académique Perrin, 1984, p. 1.
3 Mémoires de la marquise de La Tour du Pin, Paris, Mercure de France, 1989, p. 37.
4 La comtesse s’adresse à son neveu, Rainulphe d’Osmond, dédicataire de ses Mémoires.
5 Il y eut bien entendu des exceptions, dont les Mémoires de la duchesse d’Abrantès, publiés entre 1831 et 1834, véritable « best-seller » de l’époque, et les Mémoires de la comtesse Merlin, publiés à compte d’auteur en 1836.
6 Mémoires complets et authentiques du duc de Saint-Simon sur le siècle de Louis XIV et la Régence, Paris, L. Hachette, 1856-1858, vol. I, p. LIX.
7 Anne Coudreuse, « Ecriture de soi et prose d’idées : l'exemple des Mémoires de Jean-François Marmontel », paru dans Cahiers de Narratologie, no 14, mis en ligne le 29 février 2008, URL : http://revel.unice.fr/cnarra/index.html?id=625.
8 Georges Gusdorf, Les Ecritures du moi, Paris, Éditions Odile Jacob, p. 124.
9 Dena Goodman, « Public Sphere and Private Life : Toward a Synthesis of Current Historiographical Approaches to the Old Regime », History and Theory, vol. 31, 1, 1992, p. 19.
10 Mémoires de la duchesse de Maillé, Paris, Librairie académique Perrin, 1989. Ces Mémoires forment la suite des Souvenirs des deux Restaurations.
11 Chateaubriand relève cette qualité de l’anecdote : « ces petits traits, tout misérables qu’ils puissent paraître, peignent le caractère mieux que les grandes actions, qui ne sont [...] que des vertus de parade ». Cité par Fabienne Bercegol, « Poétique de l’anecdote », Chateaubriand mémorialiste, Jean-Claude Berchet et Philippe Berthier (éds.), Genève, Droz, 2000, p. 224.
12 Mémoires de la reine Hortense, Paris, Mercure de France, 2006, p. 250-52.
13 Mémoires de Madame de Chastenay, Paris, Librairie académique Perrin, 1987, p. 438.
14 Daniel Désormeaux, « Du bon usage de l’anecdote : le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse », Romanic Review, 89, 2, 1998, p. 237.
15 Frédéric Charbonneau, « L’écriture du singulier : Saint-Simon et quelques mémorialistes », Revue d'histoire littéraire de la France, 102, 2, 2002, p. 202.
16 Comtesse Dash, Mémoires des autres, six volumes, Paris, Librairie illustrée, sans date.
17 Voir par exemple l’anecdote à propos du mariage « forcé » de Fanny Dillon avec le général Bertrand, aide de camp de Napoléon. Cette histoire est rapportée par la marquise de la Tour du Pin (380), et la comtesse de Boigne (I, 264). La comtesse présente ce genre d’alliance comme une « inquisition de famille » qui contribua, selon elle, à l’impopularité de l’empereur (I, 280).
18 Voir Marie d’Agoult, Mémoires, souvenirs et journaux, Paris, Mercure de France, 1990, vol. 2, p. 66.
Auteur
Professor of French, University of Houston (Texas).
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