Heidegger, lecteur de Trakl
p. 405-430
Texte intégral
I
1L’interprétation heideggerienne des œuvres poétiques est marquée par le conflit qui l’oppose à la « philologie », et c’est pour Trakl, semble-t-il, que les problèmes s’exacerbent et que les distorsions du schéma de lecture se font plus évidentes. Si, en effet, Heidegger donne une description plausible, voire éclairante, de la problématique hölderlinienne, qu’il adopte lui-même en partie, l’application de ce modèle au lyrisme de Trakl malmène l’identité de l’œuvre poétique et méconnaît les modalités de sa constitution. Quant au rapport de Heidegger à Rilke, il est presque de l’ordre de l’imitation, et n’entrave guère la lecture du poète. Ce qui fait problème, en revanche, c’est la transposition du système de la « poésie de l’être » au lyrisme de Trakl, en fonction d’une contamination rilkéenne qui engendre de fâcheux amalgames dans la compréhension générale de la poésie moderne.
2Les observations qui suivent sont d’un lecteur de poésie, et ne sauraient se prévaloir d’une compétence philosophique particulière ; c’est donc dans cette optique qu’elles s’efforceront de rendre compte au mieux du travail de Heidegger sur le texte de Trakl, avant de procéder à l’examen critique de ses résultats.
3L’état du problème est dominé par l’étude essentielle de William Rey, Heidegger - Trakl. Ein-stimmiges Zwiegespräch1, à la fois polémique et technique, qui élucide la pensée de Heidegger et son application à Trakl et qui, pour l’interprétation de l’œuvre poétique, défend des points de vue novateurs tels celui de la polysémie ou encore celui de la négativité. L’article de Walter Falk, Heidegger und Trakl2, est moins systématique et plus général mais se fixe un autre objectif. S’il rejoint grosso modo William Rey sur la critique de l’interprétation heideggerienne de Trakl, il se propose avant tout d’expliquer le cheminement de la pensée du philosophe vers la poésie, estimant qu’il est déterminé par l’évolution du statut du logos vis-à-vis de l’être : la réhabilitation progressive de la parole dans la pensée de Heidegger serait rendue possible par l’étude de la poésie, qui surmonterait l’aporie de Sein und Zeit en faisant apparaître le « dire poétique » comme une manifestation de l’être. Trakl fournirait à Heidegger l’ultime clé de cette relation : le « silence » comme incarnation du « dire poétique »3.
4Dans le domaine français, la question est restée tributaire du livre de Jean-Michel Palmier, Situation de Georg Trakl4, réédité pour le centième anniversaire de la naissance du poète et précédée d’une lettre du philosophe à l’auteur : « votre étude est, à ma connaissance, la première qui ait compris le sens de ma réflexion » (p. 9). La clé de cette juste lecture est dans la notion de « Verfall » : « vous interprétez de manière ontologique, dans la direction exacte, le Verfallen » (p. 10). Ainsi, Trakl et Heidegger se rencontrent-ils, selon Palmier, sur cette idée que « ce qui est déchu l’est en un sens purement ontologique et aucunement moral » (p. 314). La ligne de force de la lecture heideggerienne est donc celle-ci : « la déchéance de l’homme occidental est presque l’unique thème de la poésie de Trakl. [...] C’est parce que l’essence est atteinte dans sa vérité originelle que l’homme est décomposé et déchu » (p. 315). Cette hypothèse est jugée intangible : « nous tenons l’interprétation de Heidegger, lorsqu’elle s’efforce de révéler le site de Trakl, pour absolument vraie » (p. 463).
5Quels qu’aient été les mérites de Jean-Michel Palmier, qui fut un vulgarisateur habile de la pensée et de la littérature allemandes, on ne peut dire que son livre aide à comprendre Heidegger et Trakl. L’exposé de l’interprétation heideggerienne est une paraphrase emphatique assortie de quelques objections ; quant à l’étude du lyrisme de Trakl, elle s’épuise sans méthode dans une glose de style néo-heideggerien, reprenant inlassablement les mêmes textes toujours cités en français et ainsi privés de leur qualité poétique première. Dans un bilan polémique, Gérald Stieg5 a souligné les manquements de ce livre à la rigueur élémentaire, pour ce qui est notamment des données factuelles, et bien que n’abordant pas les questions de fond, il fait bien apparaître ce qui, dans un tel travail, était de nature à discréditer globalement la lecture heideggerienne de Trakl.
6Celle-ci repose par ailleurs sur des préalables contraires à la méthode philologique dont il faut néanmoins s’accommoder pour suivre en toute sérénité la démonstration du philosophe. Le premier est l’usage, envers les textes, d’une « violence » nécessaire à l’extorsion du sens : « Um freilich dem, was die Worte sagen, dasjenige abzuringen, was sie sagen wollen, muβ jede Interpretation notwendig Gewalt brauchen »6. Cette idée reparaît dans Wozu Dichter ?, où la recherche du non-dit (« das Ungesprochene zu erfahren ») est posée en principe de l’approche de la poésie par la pensée, suivant « la voie de l’histoire de l’être » :
Gelangen wir auf diese Bahn [i.e. die Bahn der Geschichte des Seins], dann bringt sie das Denken in eine seinsgeschichtliche Zwiesprache mit dem Dichten. Sie gilt der literarhistorischen Forschung unvermeidlich als ein unwissenschaftliches Vergewaltigen dessen, was jene für Tatsachen hält.7
7La philosophie du reste n’approuve pas non plus ce dialogue, qu’elle voit comme « ein Abweg der Ratlosigkeit in die Schwärmerei »8. L’autre préalable est le refus de l’historique au profit de l’« historial ». Jean-Michel Palmier l’expose avec toute l’intransigeance du disciple :
La poésie de Trakl n’est pas historique, elle est historiale. [...] Toutes [les interprétations] qui ont été tentées recèlent une certaine vérité en tant que la voix qui s’adresse à nous est celle d’un homme vivant dans l’histoire, mais aucune ne peut saisir l’originel qui advient en sa poésie et qui, loin de se limiter au destin d’une génération ou d’un homme en particulier, atteint l’historial lui-même, c’est-à-dire ce qui ne cesse de nous concerner en tant qu’homme, avant toute histoire.9
8La lecture de Trakl s’inscrit dans la démarche générale du penseur. La critique de la philosophie occidentale à laquelle procède Heidegger est, comme l’explique Alain Boutot, une « quête de l’impensé » qui tente de « faire surgir ce qui, dans le dire [des penseurs grecs non-métaphysiques] est resté inexprimé », et cherche donc à « faire advenir le destin non encore advenu de la pensée occidentale, qui lui était promis avant qu’elle ne sombre dans la métaphysique avec Platon »10. C’est là que, dans l’esprit de Heidegger, l’impensé de la philosophie occidentale correspond au non-formulé de la poésie de Trakl : l’image omniprésente du déclin nous révèle le passage de la métaphysique à la pensée de l’être, par laquelle l’humanité retrouvera le destin qui lui était originellement promis. C’est pourquoi, selon J.-M. Palmier paraphrasant le philosophe,
Heidegger nous demande de reconnaître en Trakl le poète du destin de l’occident non encore dévoilé, de son essence encore inadvenue, en tant que cet occident, surgi de la pensée grecque, a donné son visage à toute la terre.11
9Le ressort de cette démonstration est le renversement utopique du déclin, la conversion de « Untergang » en « Übergang », et l’un des supports en est le poème Verklärter Herbst, dont la dernière strophe décrit l’une des modalités du déclin :
Es ist der Liebe milde Zeit.
Im Kahn den blauen Fluβ hinunter
Wie schön sich Bild an Bildchen reiht –
Das geht in Ruh und Schweigen unter.12
10Cette descente vers un état de « repos et de silence » est un déclin positif qui métamorphose l’homme et le réconcilie avec son essence, permettant l’essor d’une humanité nouvelle13. Telle est la vision heideggerienne du sens caché de l’œuvre de Trakl14. Par quels moyens, par quel cheminement elle se construit au contact des textes, c’est ce qu’on se propose d’étudier à présent.
II
11Le premier texte de Heidegger sur Trakl, Die Sprache (1950)15, a pour objet non le poète, mais la langue ; son intérêt est qu’il commente un poème pris comme tel dans son unité, et non un pot-pourri d’énoncés fragmentaires refondus en un dialogue de la poésie et de la pensée. Nous en retirerons quatre informations principales sur la conception heideggerienne de la langue poétique.
12Il s’agit en premier lieu de découvrir l’essence de la langue, c’est-à-dire de se transporter là où elle se manifeste : « Die Sprache erörtern heiβt nicht so sehr sie, sondern uns an den Ort ihres Wesens bringen : Versammlung in das Ereignis » (p. 12). Cette essence est définie par l’axiome « die Sprache spricht » (p. 20), lequel exclut l’individu : « Der Sprache nachdenken verlangt somit, daβ wir auf das Sprechen der Sprache eingehen, um bei der Sprache, d.h. in ihrem Sprechen, nicht in unserem, den Aufenthalt zu nehmen » (p. 12). Ce séjour où advient « das Wesen der Sprache », c’est le poème : « rein Gesprochenes ist das Gedicht » (p. 16), « le parlé à l’état pur »16.
13En second lieu, ce texte réfute systématiquement la conception traditionnelle de la langue. Ainsi, cette langue que le poème révèle dans son essence n’est-elle pas expression, c’est-à-dire extériorisation d’une intériorité, sentiment ou vision du monde, « der vollzogene Ausdruck innerer Gemütsbewegungen und der sie leitenden Weltansicht » (p. 19). Elle n’est pas davantage activité humaine, au sens où nous disons « der Mensch spricht » ; au contraire, elle est première par rapport à l’homme : « Die Sprache erwirkt und er-gibt erst den Menschen » (p. 14). De là vient l’indifférence envers l’auteur du poème : « Daβ [Trakl] der Dichter ist, bleibt unwichtig. [...] Das Groβgeglückte [eines Gedichts] besteht sogar mit darin, daβ es Person und Namen des Dichters verleugnen kann » (p. 17-18). C’est donc la langue qui parle et qui constitue l’œuvre ; ainsi Heidegger demande-t-il à Palmier : « n’est-ce pas plutôt l’œuvre qui rend possible une interprétation de la biographie qui emprunterait le bon chemin ? »17 Enfin, elle n’est pas représentation du réel ou de l’imaginaire, « Darstellen des Wirklichen und Unwirklichen » (p. 14) : considérer la langue comme représentation, c’est en effet donner la priorité à l’image et au symbole, se tourner vers des sciences telles que l’anthropologie, la sociologie, la psycho-pathologie, la théologie et la poétique, et s’éloigner ainsi de l’essence, de la détermination ontologique de la parole. Boutot résume ainsi ce raisonnement :
Il nous fait passer d’une interprétation de la parole comme [...] phénomène linguistique à une autre interprétation de la parole comme essence de l’être lui-même. L’être parle, ou plutôt est parole, ce qui ne veut pas dire [...] qu’il profèrerait des sons, [...] mais qu’il est, en tant qu’être le Dict18 originaire, c’est-à-dire le mouvement à la faveur duquel toute chose se montre en ce qu’elle est.19
14Ce mouvement s’accomplit par l’acte de nomination, troisième trait distinctif de la langue, que Heidegger démontre à l’aide du poème Ein Winterabend. « Im Nennen sind die genannten Dinge in ihr Dingen gerufen » (p. 22), c’est-à-dire dans leur essence, en ce qu’elles sont.
Dingend entfalten sie Welt. [...] Die Dinge tragen, indem sie dingen, Welt aus. Unsere alte Sprache nennt das Austragen: bern, bären, daher die Wörter gebären und Gebärde. (p. 22)
15La nomination est le geste par lequel la parole engendre le monde. Ainsi le poème, qui se présente comme une idylle hivernale, n’est-il pas simple description, contrairement aux apparences, il est appel : « Das Nennen ruft. Das Rufen bringt sein Gerufenes näher » (p. 21) ; nommer, c’est « convoquer dans la présence », « faire paraître une chose [...] dans son être même »20.
16Le poème Ein Winterabend réalise trois nominations successives. La première strophe convoque les choses : « Die erste Strophe spricht, indem sie die Dinge kommen heiβt » (p. 22). La seconde convoque le monde compris comme « Geviert », c’est-à-dire le « quadriparti », « jeu de miroir au sein duquel la terre, le ciel, les divins et les mortels renvoient les uns aux autres »21 ; les mortels sont représentés par « mancher auf der Wanderschaft... auf dunklen Pfaden », voyageurs en route vers la mort où se concentre l’être22 ; l’« arbre de grâce » unit le ciel et la terre, son fruit émane du divin23. Ainsi la deuxième strophe convoque-t-elle le cadre du monde, « das Geviert » : « Im golden blühenden Baum walten Erde und Himmel, die Göttlichen und die Sterblichen. Ihr einiges Geviert ist die Welt » (p. 23). En identifiant cette structure dans le poème de Trakl, Heidegger l’assimile à la parole poétique de Hölderlin où se manifeste, par Dionysos et le fruit de la vigne, la relation essentielle du ciel et de la terre, « das wesenhafte Zueinander von Erde und Himmel als der Stätte des Brautfestes für Menschen und Götter »24. L’« arbre de grâce » chez Trakl et le fruit de la vigne chez Hölderlin ont aux yeux de Heidegger la même fonction. L’unité de la première et de la deuxième strophes se réalise par le double mouvement de convocation des choses et du monde : « Das Sprechen der beiden ersten Strophen spricht, indem es Dinge zur Welt und Welt zu den Dingen kommen heiβt » (p. 24).
17La troisième strophe est le lieu de cette rencontre, notamment les deux derniers vers : « Die groβgenannten Dinge leuchten in der Einfalt ihres Dingens. Brot und Wein sind die Früchte des Himmels und der Erde, von den Göttlichen den Sterblichen geschenkt » (p. 28). Pour que les choses engendrent le monde et que le monde accepte les choses, il faut cependant que soit franchi ce qui les sépare, « die Schwelle », selon Heidegger « der Unter-Schied ». Le seuil est interprété comme le lien stable et sûr entre le dedans et le dehors, par lequel s’accomplit l’entre-deux, « das Zwischen ». C’est en ce sens que Heidegger comprend le verbe « versteinern » : « Der Austrag des Zwischen braucht das Ausdauernde und in solchem Sinne Harte. Die Schwelle ist als der Austrag des Zwischen hart, weil Schmerz sie versteinerte » (p. 26-27). La douleur est donc en quelque sorte le ciment qui durcit le seuil, permet le passage, assure l’intimité du monde et des choses : « Die dritte Strophe ruft Welt und Dinge in die Mitte ihrer Innigkeit. Die Fuge ihres Zueinanders ist der Schmerz » (p. 28). Il n’y a là ni psychologie, ni émotion, ni sentimentalité, mais avènement du monde et des choses à eux-mêmes, nomination de l’être.
18Le commentaire du poème apporte enfin une quatrième information sur la nature de la langue : l’unité ontologique de la parole et du silence. « Die Sprache spricht als das Geläut der Stille » (p. 30) : le don divin qui resplendit sur la table rappelle l’angélus de la première strophe, « lang die Abendglocke läutet », et c’est ce verbe que Heidegger reprend avec sa connotation sacrée. La convocation poétique s’accomplit et s’abolit dans le silence :
das gesammelte Heiβen, das Geheiβ, als welches der Unterschied Welt und Dinge ruft, ist das Geläut der Stille. Die Sprache spricht, indem das Geheiβ des Unter-Schiedes Welt und Dinge in die Einfalt ihrer Innigkeit ruft. (p. 30)
19C’est aussi pourquoi l’avènement de l’humanité nouvelle passe par l’enfoncement dans un état de « Ruh und Schweigen ». La formule poétique du silence, « Geläut der Stille », traduit l’assimilation de l’être et de la parole comprise comme le logos héraclitéen :
L’être est langage, il est le langage originaire, c’est-à-dire l’avènement silencieux à la faveur duquel toute chose apparaît dans sa vérité, c’est-à-dire ad-vient à elle-même (er-eignet). L’homme ne parle qu’en tant qu’il écoute ou entend ce dire primordial.25
20Heidegger décrit ainsi cette relation : « Der Mensch spricht, insofern er der Sprache entspricht. Das Entsprechen ist Hören. Es hört, indem es dem Geheiβ der Stille gehört » (p. 33). Ce silence, c’est ce que ne disent pas expressément les mots du poème. C’est pourquoi la première exigence du dialogue de la pensée et de la poésie est d’écouter pour percevoir ce « dire » primordial que renferment les mots. Ainsi Heidegger réaffirme-t-il, dans sa lettre à Palmier, la primauté de « l’écoute de la parole poétique »26.
21La parole étant première, l’homme doit s’accoutumer à la vivre comme un espace qui l’entoure, non comme un objet qu’il étudie ou un instrument qu’il maîtrise :
Nichts liegt daran, eine neue Ansicht über die Sprache vorzutragen. Alles beruht darin, das Wohnen im Sprechen der Sprache zu lernen. (p. 32-33)
22Nous reconnaissons ici les éléments sémantiques de la maxime heideggerienne « die Sprache ist das Haus des Seins ». Il est donné au poète de « répondre » ainsi au langage, et le poème ainsi « parlé » est en ce sens « rein Gesprochenes ». Le dialogue de la pensée et de la poésie nous révèle le sens implicite de la vision trakléenne : « ein wohlbestelltes Haus » où resplendit le pur mystère du pain et du vin, l’avènement de l’être dans la parole.
23L’étude de ce commentaire appelle d’ores et déjà quelques observations qui s’apparentent à un constat de carence. Des éléments sémantiques primordiaux paraissent négligés, en premier lieu toute l’imagerie chrétienne et l’ambiguïté de son utilisation : l’eucharistie, l’agapê, l’angélus, l’atmosphère de Noël... Ne sont pas non plus prises en considération l’impersonnalité du tableau, la solitude et l’unicité du personnage, l’expression énigmatique de la douleur et son intensité, l’alternance dynamique/statique qui caractérise chaque strophe et fait que chacune se termine sur une vision parfaitement immobile, enfin l’extrême ambiguïté du message final, qui laisse totalement inexprimée l’éventualité du salut. Outre cette réduction sémantique, le commentaire s’abstient de toute observation sur la qualité poétique du poème, sur ce qui attesterait son statut de « rein Gesprochenes » ; tout au plus Heidegger en souligne-t-il l’évidence en termes convenus :
... die [...] herausgehobenen Verse bekunden auch eine besondere Schönheit der gebrauchten Bilder. Diese Schönheit erhöht den Reiz des Gedichtes und bekräftigt die ästhetische Vollendung des Kunstgebildes. (p. 18)
24Mais rien ne vient suggérer que ce qui apparaît au penseur comme soumission du poète à la sollicitation du langage (« der Zuspruch der Sprache »), pourrait être aussi le résultat d’un travail technique sur le langage, d’une « fabrication poétique ». Enfin, le commentaire n’évoque rien de ce qui fait l’identité du poème dans une œuvre, a fortiori dans l’histoire de l’expression poétique27 : rien sur la détermination contextuelle ni sur l’inscription dans la tradition lyrique, rien sur le rôle de la sentimentalité chrétienne, aucune interrogation sur la fonction de ces références si contraires à la tonalité profonde de l’œuvre de Trakl. Pour Heidegger en effet, rien de tout cela ne définit le poème, qui s’affirme simplement comme témoignage irréfutable de l’avènement de l’être par la parole poétique. Résultat de l’acte de parole, il est « das Gesprochene », illustrant la maxime que Heidegger martèle en conclusion, dans un mouvement rhétorique théâtral qui annonce la citation du poème : « Der Mensch spricht nur, indem er der Sprache entspricht. Die Sprache spricht. Ihr Sprechen spricht für uns im Gesprochenen [...] » (p. 33). Ce registre est de toute évidence étranger à la « philologie », comme le note justement Beda Allemann :
[es ist in der Tat] ein Miβverständnis, die“ Erläuterungen” philolologisch zu beurteilen, um sie dann folgerichtig als unwissenschaftlich abzulehnen.28
III
25Le deuxième texte de Heidegger sur Trakl, Die Sprache im Gedicht. Eine Erörterung von Georg Trakls Gedicht (1953)29, clarifie, dans une sorte d’avant-propos méthodologique, le concept de « Erörterung » et l’objet auquel il s’applique, « das Gedicht ». Celui-ci n’est pas le poème au sens commun30, c’est l’unité qui rassemble le tout des différents poèmes, dont chacun procède mais qui n’est contenu dans aucun d’eux isolément. C’est « das dichtende Sagen » dans sa totalité et dans sa continuité ininterrompues : « Jeder groβe Dichter dichtet nur aus einem einzigen Gedicht » (p. 37).
26Le propre de ce dict est de n’être pas explicitement formulé : « Das Gedicht eines Dichters bleibt ungesprochen » (p. 37). Tel sera donc l’enjeu de l’interprétation : « Die eigentliche Auslegung muβ jenes zeigen, was nicht mehr in Worten da steht und doch gesagt ist »31. Ce travail prend, dans le commentaire de Trakl, le nom de « Erörterung ». « Erörtern », c’est, sur la foi d’un raisonnement étymologique, « den Ort feststellen », établir le lieu32, situer. Le sens de « Ort » est également suggéré par l’étymologie :
Ursprünglich bedeutet der Name“ Ort” die Spitze des Speers. In ihr läuft alles zusammen. Der Ort versammelt zu sich ins Höchste und Äuβerste. [...] Der Ort, das Versammelnde, holt zu sich ein, [...] so, daβ er das Versammelte durchscheint und durchleuchtet und dadurch erst in sein Wesen entläβt. (p. 37)
27Ce lieu dont procède toute parole du poète ne peut être découvert qu’en remontant la parole comme on remonte un fleuve jusqu’à sa source, en partant des poèmes (« Dichtungen ») pour aller du « Gesprochenes » au « Ungesprochenes » :
Weil das einzige Gedicht im Ungesprochenen verbleibt, können wir seinen Ort nur auf die Weise erörtern, daβ wir versuchen, vom Gesprochenen einzelner Dichtungen her in den Ort zu weisen. (p. 38)
28Ces notions clés du commentaire, « Ort », « versammeln », « zu sich herholen », « in den Ort weisen », ne sont pas à proprement parler des concepts théoriques ou des instruments d’analyse ; ils décrivent des processus qui se déroulent tels quels dans le poème, sans aucune transposition métaphorique, et que l’interprétation s’applique à révéler. Ainsi, avant de dire quel est ce lieu, l’interprète recherchera dans le poème, qui est en mouvement vers ce lieu, quelle est la nature, quelles sont les conditions de ce mouvement, et quelles personnes il entraîne avec lui. Le commentaire s’appuie donc sur les « mots » du poème, pour les réinvestir dans un discours paraphrastique qui intègre, de façon plus ou moins discrète, souvent insinuante, la suggestion heideggerienne du sens : « Doch wohin geleitet der Abend das dunkle Wandern der blauen Seele ? Dorthin, wo alles zusammengekommen, geborgen und für einen Anfang verwahrt ist » (p. 52). Dans cet exemple, les termes « zusammengekommen », « geborgen », « Anfang » sont des ajouts heideggeriens fondus dans la reformulation du texte de Trakl. Un tel procédé supprime toute distance identifiable entre le texte et le commentaire, le « dialogue » n’est pas alternance mais accompagnement, ou plutôt réécriture par laquelle l’interprétation se développe sur une substance de nature paraphrastique.
29Nous suivrons donc la progression du commentaire jusqu’au « site » dont procède la parole du poète. Le cheminement de Heidegger s’accomplit en trois phases d’inégale longueur, qui constituent les trois parties de l’essai : la première met en évidence le mouvement qui mène au « site » poétique de Trakl ; la deuxième décrit le « site » et les modalités du renversement « utopique »33 du déclin ; la troisième s’interroge sur « die Ortschaft des Ortes », la localisation du « site », et termine le commentaire par la revalorisation de l’« occident ».
30La première partie s’attache donc au mouvement et à ses protagonistes. L’énoncé de départ est le début d’un vers de l’avant-dernière strophe de Frühling der Seele : « Es ist die Seele ein Fremdes auf Erden »34. Heidegger ignore délibérément la référence biblique pour se concentrer sur l’étymologie : « [...]„ fremd“, althochdeutsch„ fram“, bedeutet eigentlich : anderswohin vorwärts, unterwegs nach..., dem Voraufbehaltenen entgegen. Das Fremde wandert voraus » (p. 41). L’artifice étymologique permet d’introduire dans l’énoncé une dynamique qui en est totalement absente : « Die Seele sucht die Erde erst, flieht sie nicht. Wohin ihr Wandern bisher noch nicht gelangen konnte, ist gerade die Erde » (p. 41). Ainsi le lieu où l’âme se sent étrangère devient-il, par ce renversement, celui que l’âme recherche pour s’accomplir dans son essence, qui est « Fremdsein », ou mieux : « Vorauswandern ». De cette lecture initiale, qui est aux yeux du philologue un énorme contresens, découle l’ensemble de l’interprétation, dont l’idée directrice est formulée d’emblée comme une évidence :
Die Seele sucht die Erde erst, flieht sie nicht. Wandernd die Erde zu suchen, daβ sie auf ihr dichterisch bauen und wohnen und so erst die Erde als die Erde retten könne, erfüllt das Wesen der Seele. (p. 41)
31Nous reconnaissons dans cet axiome la formule de Hölderlin que Heidegger commentera un an plus tard, « dichterisch wohnet der Mensch »35, ainsi que ses implications thématiques : la fonction rédemptrice de la poésie, la manifestation de cette délivrance par la parole, la localisation purement terrestre et « occidentale » de ce processus. Tel est donc le préalable de l’interprétation auquel la démonstration reviendra au terme de la lecture, refermant ainsi le cercle herméneutique. On mesure ici à quel point Jean-Michel Palmier se trompe lorsqu’il affirme que Trakl prend avec ce commentaire un statut particulier, différent de celui des autres poètes36 : son « poème » est le même que celui de Hölderlin ; dans l’histoire de l’être, les deux poètes se voient attribuer une fonction équivalente, restaurer l’« habitation terrestre » par la poésie.
32La démonstration procède alors par association, selon une ligne sinueuse qui aboutit à la citation intégrale du poème Geistliche Dämmerung ; elle réunit divers ensembles de motifs et de thèmes qui seront dissociés pour la commodité de l’exposé. On peut en dénombrer cinq. Le premier est l’identification du mouvement comme « Untergang » : l’attribut de l’âme, « fremd », étant attesté dans un vers de Sebastian im Traum (« da... die Drossel ein Fremdes in den Untergang rief »)37, la destination de l’âme sera donc « der Untergang ». Ultérieurement, « Untergang » est assimilé à « Tod » : « „ Der Tod“meint dichterisch jenen„ Untergang“, in den„ ein Fremdes“gerufen ist. » (p. 46). Cette mort se distingue des images de pourriture si fréquentes dans la poésie de Trakl, ce que Heidegger explique à partir d’un extrait de Siebengesang des Todes, « O des Menschen verweste Gestalt...»38 ; la mort de l’étranger, la mort qui sauve, le préserve de la putréfaction : « Sein Tod ist nicht die Verwesung, sondern das Verlassen der verwesten Gestalt des Menschen » (p. 46). La sémantique du mouvement introduite dans la définition de l’âme soutient ici la démonstration ; en effet, la mort statique de la putréfaction est caractérisée par le « calme plat de l’âme », « Windesstille der Seele »39, ce que Heidegger élucide ainsi : « die Seele dieser Menschengestalt steht nicht im Wind des Heiligen. Sie ist deshalb ohne Fahrt » (p. 47).
33La deuxième nécessité du commentaire est d’identifier le personnage qui accomplit ce mouvement : « das Fremde », attribut de l’âme, reparaît alors sous les traits du « Fremdling ». L’âme s’efface donc du commentaire au profit de son attribut arbitrairement personnifié. Ce relais sera nécessaire pour intégrer l’humanité au mouvement de « Vorauswandern » par lequel chacun suivra l’appel de son être, « den Ruf auf den Weg in sein Eigenes » (p. 41).
34Un troisième complexe thématique exploré par les sinuosités du commentaire est le « crépuscule ». Celui-ci est présent dans le vers qui comprend l’énoncé initial :
Es ist die Seele ein Fremdes auf Erden. Geistlich dämmert
Bläue über dem verhauenen Wald [...]40
35Y figurent également les autres éléments de cette constellation sémantique, « Bläue » et « geistlich ». Le crépuscule est élucidé comme le lieu et le temps du mouvement. Le temps du jour est assimilé à celui de la vie, sur la base des deux derniers vers de Sommersneige :
Gedächte ein blaues Wild seines Pfads,
Des Wohllauts seiner geistlichen Jahre !41
36 L’adjectif commun « geistlich », ainsi que le terme « Pfad », permettent de conclure que le voyage crépusculaire se déroule dans le temps de la vie.
37Un autre ensemble thématique est centré sur la qualité du crépuscule. Il se constitue à partir de l’association « Nacht »/ « Dunkel »/ « Bläue », que Heidegger élabore en rapprochant différentes occurrences de chacun des termes. Il définit le bleu non sans exactitude comme la clarté de la nuit : « Die ins Dunkel geborgene Helle ist die Bläue » (p. 44). Sur cette base, il explique par l’étymologie la synesthésie de l’harmonie sonore et de la lumière : « Hell, d.h. hallend, ist ursprünglich der Ton, der aus dem bergenden die Stille ruft und also sich lichtet » (p. 44). Ainsi dans ce vers de Kindheit : « Und in heiliger Bläue läuten leuchtende Schritte fort »42. La tradition littéraire permet certes d’élucider plus facilement de telles images : la sémantique et les motifs sont ceux de la nuit romantique ; la musicalisation extrême du monde relève quant à elle de la vision orphique. Mais pour Heidegger, le bleu n’est pas issu de la symbolique romantique, il est un lieu sacré qui rassemble : « Das Blau ist kein Bild für den Sinn des Heiligen. Die Bläue selber ist ob ihrer versammelnden, in der Verhüllung erst scheinenden Tiefe, das Heilige » (p. 44).
38Enfin, le cinquième et dernier ensemble de motifs et de thèmes permet d’introduire la communauté des hommes à la suite de l’étranger, et de mettre ainsi en lumière l’implication générale de l’humanité dans le mouvement du déclin. L’association s’appuie sur l’adjectif « blau » et la comparaison des séquences « blaues Tier » et « blaues Wild ». Constatant une métamorphose de l’animal dans Nachtlied43, Heidegger conclut à une différence ontologique entre « Tier » et « Wild », chacun représentant un degré différent de manifestation de l’être :
Das blaue Wild ist ein Tier, dessen Tierheit vermutlich nicht im Tierischen, sondern in jenem schauenden Gedenken beruht, nach dem der Dichter ruft. (p. 45)
39Cette différence manifeste par analogie deux degrés de l’existence humaine :
Der Name „blaues Wild“ nennt Sterbliche, die des Fremdlings gedenken und mit ihm das Einheimische des Menschenwesens erwandern möchten. (p. 46)
40Ce sont ces mortels que l’on rencontre par exemple dans Ein Winterabend, « mancher auf der Wanderschaft... ». Leur but est de s’enfoncer dans le « crépuscule spirituel » ; la citation intégrale du poème Geistliche Dämmerung est l’aboutissement de la démonstration :
Die wenigen jetzt genannten Strophen und Verse weisen in die geistliche Dämmerung, führen auf den Pfad des Fremdlings, zeigen Art und Fahrt derer, die, seiner gedenkend, ihm in den Untergang folgen. (p. 49)
41Comment alors définir ceux qui suivent l’étranger ? Heidegger trouve dans l’avant-dernière strophe de Herbstseele44 le principe de la discrimination :
Die Wanderer, die dem Fremdling folgen, sehen sich alsbald geschieden „von Lieben“, die für sie „Andere“ sind. Die Anderen, das ist der Schlag der verwesten Gestalt des Menschen. (p. 49)
42De « verwest », Heidegger passe à « verflucht » ; ainsi, ce que l’on perçoit ordinairement chez Trakl comme une information sur l’état général de l’humanité, « verweste Gestalt », « verfluchtes Geschlecht », devient-il, pour Heidegger, un état partiel, négatif et statique, dont l’étranger se sépare – et avec lui ses disciples – pour suivre le mouvement du déclin rédempteur et anticiper (« das Voraus-Wandern ») le rétablissement de l’être : « Wohin ist ein Fremdes gerufen ? In den Untergang. Er ist das Sichverlieren in die geistliche Dämmerung der Bläue » (p. 51). Ce principe de séparation fonde la dynamique du voyage de l’étranger, il justifie son nouveau nom : « der Abgeschiedene »45. Le « dire » des poèmes se concentre sur cette figure, dont le chant les rassemble tous :
Weil die Dichtungen dieses Dichters in das Lied des Abgeschiedenen versammelt sind, nennen wir den Ort seines Gedichts die“ Abgeschiedenheit”. (p. 52)
43La première partie du commentaire ayant identifié le « site », la seconde se consacre alors à suivre le personnage dans ses différents avatars et à décrire son chemin : « Wer ist der Abgeschiedene ? Welches ist die Landschaft seiner Pfade ? » (p. 52). Contrairement à ce que pourraient suggérer les premiers résultats, Heidegger ne s’attache pas au poème Gesang des Abgeschiedenen, mais continue de procéder par dislocation et recomposition du texte de Trakl, selon une méthode associative et analogique. La démonstration se fait ici en trois temps.
44Le premier est constitué par l’inventaire des avatars du personnage du « dis-cédé » : « der Abgeschiedene », « der Gestorbene », « der Wahnsinnige » sont posés comme équivalents ; l’identification ultime s’arrête sur « Elis », ce qui permet d’explorer le champ thématique de l’enfance qui relie la mort aux origines. En effet, Elis, « der Frühverstorbene », devient, par l’effet de la dynamisation heideggerienne, « der in die Frühe verstorbene Fremdling », celui par qui la mort a rejoint le temps des origines (p. 55). Nous retrouvons ici la mort-passage, « das Tor » du poème Ein Winterabend : « Der Abgeschiedene ist nicht der Abgestorbene im Sinne des Abgelebten. Im Gegenteil. Der Abgestorbene schaut in die Bläue der geistlichen Nacht voraus » (p. 55). Il est « der Ungeborene », que Heidegger oppose à « das verwesende Geschlecht » (p. 57). Elis se trouve ainsi soustrait au temps quantitatif : « Diese Frühe verwahrt das immer noch verhüllte ursprüngliche Wesen der Zeit » (p. 57). Le retour d’Elis en deçà de la « race décomposée » est un retour au temps originaire, au temps de l’être : « die Versammlung des Wesenden » (p. 57). Le personnage d’Elis, figure synthétique de l’enfance, de l’harmonie et de l’unité, permet donc à Heidegger de renverser la thématique du déclin, de refuser l’analogie « Untergang »/ « Verfall » (p. 57), en s’appuyant sur l’interprétation positive de l’un des poèmes les plus sombres de Trakl, Klage. Il en va de même pour Grodek (p. 65), où Heidegger voit dans « les descendants non engendrés » (« die ungeborenen Enkel ») la génération à venir issue de la révélation nouvelle de l’origine (« die Frühe des Ungeborenen », p. 65), et dans la « puissante douleur » (« ein gewaltiger Schmerz ») l’annonce prémonitoire de cette génération nouvelle. Cette lecture, qui ignore les souffrances terribles de la guerre, procède d’une compréhension « utopique » de l’état de « Abgeschiedenheit » ; de ce retour à la proximité originelle de l’être devrait sortir une humanité nouvelle, prête à vivre dans l’intimité de l’être, alors que l’ancienne (« das verfluchte Geschlecht ») s’en était écartée sous l’empire de la métaphysique :
Das Versammelnde der Abgeschiedenheit spart das Ungeborene über das Abgelebte hinweg in ein kommendes Auferstehen des Menschenschlages aus der Frühe. (p. 67)46
45La deuxième étape de la démonstration, dans cette deuxième partie de l’élucidation, est de mettre en évidence les composantes de l’état de « Abgeschiedenheit ». On y reconnaît, selon Heidegger, l’empreinte de l’esprit, dont procèdent à la fois le bien et le mal, et l’accomplissement de la douleur. Cet amalgame, qui renverse quelques-unes des valeurs les plus négatives de la poésie de Trakl, le mal et la douleur, a été vivement critiqué par la plupart des commentateurs, dont Jean-Michel Palmier.
46Le terme « geistlich » désigne la qualité permière de l’état de « Abgeschiedenheit ». Contrairement aux apparences, il n’a rien de religieux, mais se confond avec « geistig » et renvoie au domaine de l’esprit. Pour justifier cette interprétation de l’usage trakléen, Heidegger prête au poète une position de principe anti-métaphysique et anti-dualiste :
Warum vermeidet er das Wort „geistig“? Weil das „Geistige“ den Gegensatz zum Stofflichen nennt. [...] Die Abgeschiedenheit ist geistlich, vom Geist bestimmt, aber gleichwohl nicht „geistig“ im metaphysischen Sinne. (p. 59)47
47Heidegger décrit alors l’action de l’esprit dans le processus qui mène au-delà de la mort, vers le renouveau de l’humanité. Il est le principe dynamique de l’âme : « Der Geist jagt die Seele in das Unterwegs, wo sich ein Vorauswandern begibt. Der Geist versetzt in das Fremde » (p. 60)48. L’esprit prend la forme de la douleur : « Der Geist [...] ist als Schmerz das Beseelende. [...] Alles, was lebt, ist schmerzlich » (p. 62). Une telle spiritualisation de la douleur ignore purement et simplement sa dimension empirique pour en faire le vecteur de la révélation de l’être ; pour Heidegger en effet, l’exclusion délibérée de toute émotion est la condition première de l’approche ontologique : « Jedem Meinen, das den Schmerz von der Empfindung her vorstellt, [bleibt] sein Wesen verschlossen »49. Enfin l’esprit, qui représente l’essence de l’« Abgeschiedenheit »50, exclut tout dualisme, dont l’antagonisme du bien et du mal : « In der Abgeschiedenheit ist der Geist des Bösen weder vernichtet und verneint, noch losgelassen und bejaht. Das Böse ist verwandelt » (p. 67). Ce qui conduit à nier la relation du mal au monde sensible : « Das Böse und seine Bosheit ist nicht das Sinnliche, Stoffliche » (p. 60). Cela revient à effacer la polarité foncière de la poésie de Trakl, pour qui le mal est justement lié à la vie organique et instinctuelle, à l’état de « Kreatürlichkeit ». Sur ce point également, William Rey développe une contre-argumentation qui fait bien apparaître que le système de lecture heideggerien néglige ou édulcore des aspects essentiels de la thématique de Trakl.
48Le troisième temps de la deuxième partie de l’essai sur Die Sprache im Gedicht est expressément consacré à la poésie et répond à deux questions : « Hat die Abgeschiedenheit überhaupt und aus sich einen Bezug zum Dichten ? » Et si oui : « [...] wie soll die Abgeschiedenheit ein dichtendes Sagen zu sich als seinem Ort einholen und von dort bestimmen ? » (p. 67). L’enjeu est donc bien d’établir que Trakl réalise l’axiome hölderlinien, « dichterisch wohnet der Mensch ».
49Il est facile de démontrer la relation entre l’harmonie et le cheminement de l’étranger ; Heidegger a déjà utilisé la conclusion de Sommersneige en ce sens (p. 68) :
Gedächte ein blaues Wild seines Pfads,
Des Wohllauts seiner geistlichen Jahre !51
50Ici, le propos peut s’appuyer sur la thématique orphique omniprésente dans l’utopie trakléenne, et l’annexer implicitement sans risque de contresens. La présence du chant dans les épisodes de transfiguration permet des paraphrases synthétiques qui rendent effectivement compte de la fonction de la poésie, sans toutefois l’expliquer. Ainsi : « [das Sagen des Fremdlings] ist das singende Wandern den Fluβ hinunter, das Folgen in den Untergang zur Bläue der Nacht, die der Geist des Frühverstorbenen beseelt » (p. 69) ; ou encore : « Die Abgeschiedenheit ist der Ort des Gedichtes, weil der Wohllaut der tönend-leuchtenden Schritte des Fremdlings das dunkle Wandern der ihm Folgenden in das lauschende Singen entflammt » (p. 70). La poésie (« Dichten ») est donc le chant de ceux qui, à l’instar de l’étranger, du jeune mort, descendent vers l’état d’« isolement » (« Abgeschiedenheit »).
51Sur cette base, Heidegger pose alors la question : « Was heiβt Dichten ? ». La réponse correspond à ce que nous avons appris précédemment : « Dichten heiβt : nach-sagen, nämlich den zugesprochenen Wohllaut des Geistes der Abgeschiedenheit » (p. 70). Nous y reconnaissons la formule de « Zuspruch der Sprache » : tout élément de création individuelle se trouve éliminé, la poésie est réponse, réaction à la sollicitation de la langue comme manifestation de l’être ; ici, elle correspond à l’harmonie spirituelle par laquelle l’être se révèle dans l’état d’« isolement ». Cela signifie pour le philologue que l’euphonie trakléenne, qu’il interprète traditionnellement comme métaphore expressive d’une harmonie idéale, n’a pas du tout, aux yeux de Heidegger, cette valeur symbolique : elle est réponse à la voix de l’être telle que l’a perçue le poète, et en cela seulement elle en est l’expression. C’est pourquoi la parole est progressive ; elle est « en chemin » tout comme l’étranger qui, dans sa descente vers l’« isolement », entraîne l’humanité à venir vers les sources de son être :
Die Sprache des Gedichtes, das seinen Ort in der Abgeschiedenheit hat, entspricht der Heimkehr des ungeborenen Menschengeschlechtes in den ruhigen Anbeginn seines stilleren Wesens. (p. 74)
52Ces réflexions sur la poésie se terminent par des considérations paradoxales sur la « polysémie » de Trakl. Heidegger invoque des cas simples d’ambivalence (grün, weiβ, silbern, gold...) pour formuler une mise en garde : « Allein dieses Mehrdeutige des dichterischen Sagens flattert nicht ins unbestimmte Vieldeutige auseinander » (p. 75). Si rien n’est aléatoire, c’est que l’apparente diversité du sens procède d’une unité non formulée : « Der mehrdeutige Ton des Traklschen Gedichtes kommt aus einer Versammlung, d.h. aus einem Einklang, der, für sich gemeint, stets unsäglich bleibt » (ibid.). On se rappelle ici que cet indicible sera dévoilé par le dialogue de la poésie avec la pensée, laquelle révèlera la poésie dans son inflexible univocité :
Die einzigartige Strenge der wesenhaft mehrdeutigen Sprache Trakls ist in einem höheren Sinne so eindeutig, daβ sie auch aller technischen Exaktheit des bloβ wissenschaftlich-eindeutigen Begriffes unendlich überlegen bleibt. (ibid.)
53La troisième partie du commentaire est la plus brève. Elle a pour objet de localiser le site poétique de Trakl : « Die Ortschaft des Ortes, der Trakls Gedicht in sich versammelt, ist das verborgene Wesen der Abgeschiedenheit und heiβt : Abendland » (p. 77). L’association qui mène à ce résultat est simple : le soir est le lieu et le temps du crépuscule spirituel, c’est un motif constant de la poésie de Trakl. En outre, un vers de Herbstseele semble définir explicitement le soir comme un « tournant du sens » : « Abend wechselt Sinn und Bild »52. Heidegger en conclut : « Das Land, in das der Frühverstorbene untergeht, ist das Land dieses Abends » (ibid.). Cet occident n’est pas celui du déclin d’aujourd’hui, comme on pourrait le croire, mais l’occident antérieur à l’âge métaphysique et chrétien :
Dieses Abendland ist älter, nämlich früher und darum versprechender als das platonisch-christliche und gar als das europäisch vorgestellte. Denn die Abgeschiedenheit ist „Anbeginn“ eines steigenden Weltjahres, nicht Abgrund des Verfalls. (ibid.)
54La migration de l’âme peut donc être totalement élucidée : « Die Seele wandert auf das Land des Abends zu, das vom Geist der Abgeschiedenheit durchwaltet und, ihm gemäβ, “geistlich” ist » (p. 81). Cet occident-là, source du renouveau de l’humanité, est le « non-formulé » du « dict » de Trakl : « Eine Erörterung seines Gedichtes zeigt Georg Trakl als den Dichter des noch verborgenen Abend-Landes » (ibid.).
55C’est ainsi que Heidegger associe Trakl à son entreprise de refondation de la pensée humaine, au terme d’une ultime démonstration que les philologues jugent comme la quintessence des aberrations de sa méthode : l’interprétation du poème Abendländisches Lied réduit à son premier vers et à la première séquence de l’avant-dernier53 ; « Ein Geschlecht » est l’humanité nouvelle. Voilà, selon Heidegger, la certitude de ce « chant de l’âme » qu’est la poésie de Trakl, de cette vision totalement étrangère à l’histoire, « das klare Wissen des„ Wahnsinnigen ‟, der Anderes sieht und sinnt als die Berichterstatter des Aktuellen, die sich in der Historie des Gegenwärtigen erschöpfen » (p. 80).
IV
56Les considérations générales qui vont suivre en guise de conclusion sont certes tributaires de la lecture philologique conventionnelle et, à ce titre, sans doute irrecevables dans l’optique heideggerienne. Mais elles devraient permettre, justement par contraste, de mieux évaluer ce que Heidegger apporte à la compréhension de Trakl et ce qu’il a laissé dans l’ombre.
57Sur le fond, la lecture heideggerienne n’est pas totalement invraisemblable ou aberrante, car elle est issue de l’analyse du projet poétique de Hölderlin. Dans la mesure où des catégories thématiques telles que « Fehl Gottes », « Weltnacht », « Dichter in dürftiger Zeit »... constituent effectivement des problématiques trakléennes, elles peuvent s’intégrer à une description en grande partie calquée sur le modèle hölderlinien. La magie du verbe heideggerien n’a pas non plus été sans effet sur les commentateurs. Ainsi, un interprète peu suspect de manquer aux règles de la philologie écrivait récemment, dans un commentaire de Winterabend qui par ailleurs ne se réclame pas de la pensée de Heidegger : « Nur im Haus des Gedichts leuchtet das Sein selig auf »54. Ainsi encore, il est possible, sans nulle référence à Heidegger, d’analyser le silence comme « Grenzphänomen und Existenzial »55.
58Ces convergences ponctuelles, dont on pourrait multiplier les exemples, montrent certes l’adaptabilité du discours de Heidegger sur Trakl et sur les œuvres poétiques en général, mais éclairent surtout une situation fondamentale de l’interprétation de la poésie moderne : face à la nécessité d’identifier l’« obscur » ou l’« indicible » autour duquel celle-ci se constitue, l’une des solutions les plus immédiates que révèle l’histoire du lyrisme est en effet de s’interroger sur l’« être ». Ce n’est certes pas Heidegger qui a introduit cette notion dans la conception et la lecture de la poésie. On en trouve la source chez Nietzsche : « das„ Ich“des Lyrikers tönt aus dem Abgrunde des Seins »56 ; elle s’impose magnifiquement dans l’œuvre de Rilke, nourrit l’entreprise anti-idéaliste de Benn57, triomphe chez Oskar Loerke et son disciple Wilhelm Lehmann, fascine aussi Paul Celan, par l’entremise cette fois de Heidegger sans doute. On pourrait citer d’autres exemples : Stefan George, dont Benn écrit : « die Sprache [...] war plötzlich nicht mehr Abbild und Ausdruck des Lebens, [...] sie war eine metaphorische Überspannung des Seins...»58, ou encore Hofmannsthal, partagé entre la métaphysique et l’ontologie59. Par ailleurs, il est curieux de constater que, dans l’évolution de la pratique et de l’interprétation poétiques modernes nées de l’impulsion symboliste, la qualification de l’indicible s’oriente irrésistiblement vers cette notion de l’être. Ce qui était chez Mallarmé le « centre de suspens vibratoire », périphrase de l’inconsistance et du néant, subit un alourdissement ontologique considérable pour devenir « das Sein ». Or l’intégration de Trakl dans ce schéma de la « poésie de l’être » est plus que problématique.
59Pour Heidegger, il n’est pas invraisemblable de supposer que la lecture « ontologique » de Trakl résulte d’une contamination du modèle rilkéen. Heidegger trouve en effet auprès de Rilke une poésie qui est, dans son principe et en dépit de tous les déchirements, délivrance et célébration de l’être ; le mouvement « rédempteur » qu’il croit identifier chez Trakl est tributaire de cette conception. Or l’extrapolation du schéma rilkéen se heurte à la constitution même du texte de Trakl, dans lequel tout ce qui relève de la restauration poétique de l’unité est de l’ordre de la citation et s’inscrit ipso facto dans une démarche élégiaque systématiquement appliquée, et réfutée de même, comme un moyen illusoire de conjurer le néant. Rilke et Heidegger partagent en outre une même volonté de « déconstruire » la subjectivité pour permettre une ouverture à l’« être-là » conçue comme reconquête du sens60 ; la poésie de Trakl échappe à ce modèle car il s’y produit une destruction pure et simple du sujet, entraîné par l’effondrement de l’idéalisme auquel il ne peut justement opposer que les vieux rêves idéalistes devenus inopérants. Si l’œuvre de Rilke peut apparaître comme une tentative de restauration post-nietzschéenne, celle de Trakl s’enferme au contraire radicalement dans le constat de l’anéantissement. Enfin, la poésie de Rilke offrait à Heidegger l’exemple d’une approche antimétaphysique du monde et l’a sans doute encouragé à effacer hâtivement le dualisme qui structure l’œuvre de Trakl. L’opposition du bien et du mal y est en effet l’expression obsédante d’une préoccupation religieuse, qui trahit la survivance tenace d’une métaphysique essentiellement réduite à l’idée d’un châtiment transcendant. Or, en déchristianisant l’obsession du salut pour en faire une modalité de l’accession à l’être61, Heidegger nie la composante métaphysique de l’angoisse trakléenne, qu’il reconvertit en une dynamique « historiale », et transforme ainsi une poésie qui manifeste le déclin sans issue de la métaphysique en un épisode de la reconquête de l’être. De plus, la récupération ontologique de l’eschatologie chrétienne permet à l’interprétation de maintenir, de façon paradoxale et parallèlement à l’élimination du souci métaphysique, l’hypothèse d’un escapisme utopique totalement contraire à l’orientation fondamentale de l’œuvre de Trakl62.
60La méthode de Heidegger n’est pas sans défaut. Les reproches qui lui sont traditionnellement adressés n’ont d’ailleurs pas manqué dans cette étude : atomisation des textes, mépris du poème comme entité significative et fonctionnelle, définition extensive de l’œuvre, ignorance délibérée des conditions de production, assimilation de la poésie à la pensée. Il sera sans doute utile d’ajouter à ce constat l’idée que la méthode de lecture heideggerienne est liée à une conception très restrictive de la poésie, qui a de fortes incidences sur l’interprétation et procède d’une triple méconnaissance : méconnaissance de la nature esthétique de la poésie, de la dynamique spécifique du discours poétique de Trakl, et enfin des effets de l’intertextualité.
61Sur le premier point, on ne saurait reprocher à Heidegger d’ignorer ce qu’il refuse par principe : l’esthétique va pour lui de pair avec le déclin de l’art, elle est condamnable parce que dépendante de l’effet produit sur la sensibilité et l’affectivité63. De plus, l’art et la poésie étant mise en œuvre de la vérité, ils ne sauraient se soumettre à la littérature. Ainsi l’essai... dichterisch wohnet der Mensch... commence-t-il par une longue diatribe contre cette subordination de « Dichtung » à « Literatur »64. Et pourtant, la compréhension immédiate et intuitive de la poésie reste, pour Heidegger, tributaire de la convention. Ses propres jugements esthétiques en témoignent, comme par exemple son appréciation sommaire et banale de la beauté du poème Ein Winterabend. Ses œuvres poétiques également : à cet égard, il peut être intéressant de les lire non d’un point de vue normatif, mais comme l’expression d’une esthétique non théorisée.
Abendgang auf der Reichenau
Seewärts fliesst ein silbern Leuchten
zu fernen dunkeln Ufern fort
und in der Sommermüden, [sic] abendfeuchten
Gärten sinkt wie ein verhalten Liebeswort
die Nacht.
Und zwischen mondenweissen Giebeln
verfängt noch ein letzter Vogelruf
von [sic] alten Turmdach her
und was der lichte Sommertag mich schuf
ruht früchteschwer –
aus Ewigkeiten
ein [sic] sinnjenseitige Fracht –
mir in der grauen Wüste
einer grossen Einfalt.65
62Ce poème se caractérise par un usage assez libre de la rime, compensé par le recours systématique à l’allitération et à l’assonance ; par l’usage intensif de mots composés, qui accroît la charge affective et émotionnelle ; par un mouvement thématique qui utilise l’atmosphère (dans le sens de la « Stimmungslyrik ») comme vecteur de la méditation philosophique. Les particularités du lexique de même que la mise en œuvre de l’intention philosophique dénotent l’influence de Hölderlin ; Hälfte des Lebens est un filigrane bien visible de ce poème.
63Le deuxième exemple date de 1972 :
Sprache
Wann werden Wörter
wieder Wort ?
Wann weilt der Wind weisender Wende ?
Wenn die Worte, ferne Spende,
sagen –
nicht bedeuten durch bezeichnen –
wenn sie zeigend tragen
an den Ort
uralter Eignis
– Sterbliche eignend dem Brauch –
wohin Geläut der Stille ruft,
wo Früh-Gedachtes der Be-Stimmung
sich fügsam klar entgegenstuft.66
64On note ici, à l’autre extrémité de la vie de Heidegger, le même goût de l’allitération, dans un usage presque caricatural ; un lexique choisi, de nature conceptuelle, à forte densité signifiante ; une organisation rhétorique marquée par une forte cohérence discursive, dont la perception est légèrement perturbée, à des fins poétiques, par la distribution rythmique des membres de phrase. « Penser en poème »67 ne semble produire ici qu’une forme de « gereimte Weltanschauung »68, voire s’en tenir au modèle plus ancien de la « Gedankenlyrik » : le mouvement argumentatif de ce texte rappelle en effet clairement le poème de Novalis Wenn nicht mehr Zahlen und Figuren, où sont énumérées les conditions de la naissance du mot poétique nouveau.
65Il apparaît ainsi, en conclusion de ce bref examen, que Heidegger ne conçoit pas de poésie hors des normes stylistiques de la tradition lyrique, qu’il maintient la discursivité, fonctionnalise l’expression poétique en la mettant au service de l’idée, et ignore l’innovation poétique de son temps. La nouvelle « Sprachpflege » si nécessaire à la pensée nouvelle ne se fait sentir qu’au plan lexical, et reste tributaire de l’imitation de Hölderlin ; quant aux autres moyens proprement poétiques, ils se cantonnent dans une épigonalité proche de la parodie involontaire.
66On peut supposer que cette compréhension intuitive conventionnelle de la poésie, telle qu’elle ressort indirectement des productions de Heidegger, n’a pas été sans effet sur sa lecture des textes poétiques, et qu’elle a notamment occulté les facteurs d’innovation esthétique qui problématisent le lyrisme de Trakl, en particulier : une image foncièrement polysémique, une harmonie sonore pervertie et détournée de sa fonction, une discontinuité qui multiplie les accidents du texte comme autant de symptômes de l’effondrement du sens. Cette ignorance délibérée de la technicité particulière du discours poétique et de ses répercussions sur le sens explique le style du commentaire de Heidegger qui, au lieu d’analyser l’originalité des images, les amplifie sans cesse dans un méta-discours plus développé que le poème mais aussi peu explicite. L’élucidation du poétique apparaît ainsi comme une reformulation redondante, le « denkend begegnen » produit une repoétisation parasitaire dans laquelle le mode discursif de la pensée ne fait que décomposer et réagencer les éléments du texte. On peut lire, à titre d’exemple, le commentaire des strophes 3 et 4 de Geistliche Dämmerung :
Der Sternenhimmel ist im dichterischen Bild des nächtigen Weihers dargestellt. So meint es unser gewöhnliches Vorstellen. Aber der nächtliche Himmel ist in der Wahrheit seines Wesens dieser Weiher. Dagegen bleibt, was wir sonst die Nacht nennen, eher nur ein Bild, nämlich das verblaβte und entleerte Nachbild ihres Wesens. Oft kehrt im Gedicht des Dichters der Weiher wieder und der Weiherspiegel. Die bald schwarzen, bald blauen Wasser zeigen dem Menschen sein eigenes Antlitz, seinen Gegenblick. Im nächtigen Weiher des Sternenhimmels aber erscheint die dämmernde Bläue der geistlichen Nacht. Ihr Glanz ist kühl. (Die Sprache im Gedicht, p. 48)
67Ce méta-discours enveloppant et ornemental, s’il a encore le mérite du style heideggerien, se révèle catastrophique chez les imitateurs et les disciples du penseur, à plus forte raison quand il est transposé dans une autre langue et prend pour objet la poésie traduite, perdant ainsi la substance dont il se nourrit.
68L’ignorance de la spécificité technique de l’écriture poétique et de l’incidence de l’esthétique sur le sens facilite le rapprochement de la poésie et de la pensée, et en fin de compte l’assimilation de la poésie à la pensée. Elle a pour conséquence la méconnaissance de la dynamique propre au texte de Trakl.
69Heidegger utilise très souvent la métaphore du « chemin ». La langue n’est pas donnée d’avance, il faut l’atteindre au terme d’un cheminement, la parole elle-même est « unterwegs » ; c’est ce même mouvement qui constitue le sens du « dict » de Trakl : « [die Sprache der Dichtung Trakls] spricht, indem sie jenem Unterwegs entspricht, auf dem der Fremdling vorausgeht » (ibid., p. 73-74). Heidegger semble ici tenir compte de l’évolution poétologique : en effet, la notion de progressivité a remplacé celle de clôture dans la description du phénomène poétique moderne ; le discours se constitue progressivement pour trouver sa conclusion provisoire dans le poème, de même qu’il s’amplifie et se continue d’un poème à l’autre dans une œuvre qui n’est jamais achevée de l’intérieur, mais s’interrompt du fait des circonstances. Mais ce mouvement prend aux yeux de Heidegger un caractère téléologique imperturbable et irrésistible. Or l’observation du texte de Trakl montre qu’il fonctionne tout autrement : il progresse de façon heurtée, contradictoire, discontinue, selon une dialectique irrésolue d’affirmation et de rétractation ; le sens se constitue par le jeu aléatoire de valeurs sémantiques contraires, par la confrontation d’images dont la signification est sans cesse remise à l’épreuve du contexte. L’écriture de Trakl est un contrepoint, il n’y a pas de « Stimme » sans « Gegenstimme », mais un contrepoint perpétuel non axé sur sa résolution ; les arrêts ne sont que provisoires, repris et annulés par le poème suivant.
70Ni Grodek, ni Klage ne peuvent être lus sans hésitation comme des poèmes d’espoir. Même la notion d’« Offenheit » que Theo Buck applique à Grodek69 reste problématique si elle permet de renverser l’« utopie négative » en utopie positive. Nul, sans doute, ne connaît le dernier mot de Trakl, ce que Heidegger ne saurait admettre. Mais en faisant l’hypothèse inverse, il ignore les accidents du texte et leur relation indéfectible aux accidents du sens ; tout en refusant de définir la langue comme un système de signes, il fait de la poésie un système de signification implicite et univoque ; enfin, en ignorant le caractère problématique de l’écriture, il efface le désarroi qu’elle exprime, et le transforme en une pensée continue et construite, comme si la forme poétique n’était qu’un épiphénomène de l’avènement inexorable de l’être.
71La dernière objection méthodologique est liée à la précédente, et à l’hypothèse d’un sens univoque, sous-jacent aux aléas du texte : Heidegger ignore les effets complexes de l’intertextualité sur la nature des images poétiques. Sa conception de l’image est d’une simplicité toute philosophique ; dans... dichterisch wohnet der Mensch.., il la définit ainsi : « [das eigentliche Bild] [läβt] als Anblick das Unsichtbare sehen [...] und [bildet] es so in ein Fremdes ein [...] »70. C’est méconnaître que cette image a une histoire, qu’elle superpose et amalgame des contenus différents, qui eux-mêmes se transforment dans le nouveau contexte et engendrent une nouvelle dynamique du sens. Ainsi, que s’est-il passé entre le « Fremdling » de Novalis et l’« étranger » de Trakl, entre la nuit romantique et le « crépuscule spirituel », entre les « dieux antiques » de Hölderlin et le dieu énigmatique de Psalm ? La liste des questions est loin d’être close.
72Plus généralement, c’est la transposition de la problématique hölderlinienne à la poésie de Trakl qui est contestable, justement parce qu’elle ignore le texte : la présence de Hölderlin y est certes massive et indéniable, mais dans quel état reparaît-il chez Trakl ? Bernard Böschenstein a bien montré que Trakl convoque Hölderlin pour le révoquer, avec douleur et désespoir certes, mais en insistant sur son impuissance71. De plus cette référence, si décisive soit-elle, n’est qu’un des constituants de l’univers poétique et spirituel de Trakl : que dire, par exemple, du romantisme, de la révolte rimbaldienne, du catastrophisme nietzschéen, du pouvoir destructeur d’un christianisme moribond, etc...? Tout cela n’entre pas dans le texte de Trakl sous forme d’idées, mais constitue des images syncrétiques dont la signification ne résulte pas de l’addition pure et simple des thèmes ; c’est une transformation complexe qui s’opère lors de la migration d’une œuvre à l’autre, entre les époques, les univers spirituels, voire les contextes à l’intérieur même de l’œuvre de Trakl.
73Après ces objections sur la méthode, la toute dernière observation relative au traitement heideggerien de la poésie semblera peu « scientifique ». Elle ne résume pas les autres mais explique peut-être mieux que des réserves techniques le malaise qu’éprouvent certains lecteurs devant les commentaires de Heidegger : c’est la déperdition flagrante de la qualité humaine de la poésie. Non qu’il faille accuser le philosophe d’insensibilité, mais le principe même du commentaire, le « dialogue » de la pensée et de la poésie par lequel, à vrai dire, la première investit la seconde, ne fait aucune place à l’humanité. Un exemple évident en est la perception du dix-neuvième sonnet de la première partie des Sonnets à Orphée, dans Wozu Dichter ? Ses deux dernières strophes décrivent la condition humaine :
[...] Nicht sind die Leiden erkannt,
nicht ist die Liebe gelernt,
und was im Tod uns entfernt,
ist nicht entschleiert [...]
74L’absurdité de la souffrance, l’absence d’amour, l’échec face à la mort se traduisent ainsi dans le langage de la pensée : « Dürftig ist die Zeit, weil ihr die Unverborgenheit des Wesens von Schmerz, Tod und Liebe fehlt »72. Ni le sentiment saisissant de la condition humaine, ni l’expression dense et bouleversante que lui donne le traitement esthétique n’interviennent dans le « dialogue » ; Heidegger veut ignorer l’émotion, obstacle à la pensée. Le poème de Rilke, comme toute son œuvre, répond pourtant à une question simple et poignante : « Wenn wir im Lieben unzulänglich, im Entschlieβen unsicher und dem Tod gegenüber unfähig sind, wie ist es möglich, dazusein ? »73. La question de Trakl est du même ordre, bien que sans doute plus tragique :
In meiner Wirrnis und all’der Verzweiflung [...] weiβ ich nun gar nicht mehr, wie ich noch leben soll. [...] Sagen Sie mir, daβ ich die Kraft haben muβ noch zu leben und das Wahre zu tun. Sagen Sie mir, daβ ich nicht irre bin. Es ist steinernes Dunkel hereingebrochen.74
75 Sans céder au biographisme, on ne peut oublier que c’est cette réalité humaine primordiale qui s’exprime dans la poésie. Sans doute la problématique de l’être englobe-t-elle ces accidents de l’existence, sur lesquels elle refuse de s’arrêter. Mais le texte poétique, lui, en est imprégné, et l’on conçoit mal qu’il n’en ressorte rien dans son dialogue avec la pensée.
Notes de bas de page
1 In : DVjS, H 30 (1956), p. 89-136.
2 In : Literaturwissenschaftliches Jahrbuch 4 (1963), p. 191-204.
3 La formule « Geläut der Stille » se trouve effectivement dans le commentaire de Trakl, op. cit., p. 30.
4 Paris, Belfond, 1972. Cité d’après la 2e édition, 1987.
5 Une lettre de Heidegger à Jean-Michel Palmier (de 1972) justifie-t-elle la nouvelle édition de « Situation de Georg Trakl » (en 1987) ? In : Austriaca 13 (1987) n° 25, p. 175-177.
6 Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, cité d’après Rey, op. cit., p. 98.
7 In : Holzwege, Frankfurt a.M., Klostermann, 1950, p. 252.
8 Ibid. Rey parle ici de « Hermeneutik der Gewalttätigkeit », p. 99. Mais tous les philologues n’y sont pas opposés, ainsi Beda Allemann, qui défend l’idée « [... daβ] sich jede Möglichkeit wissenschaftlicher Berurteilung [verliert], in dem Maβ, als sich Heidegger in seine denkerische Sprache findet », et qu’il y a « un abîme » entre « science » et « pensée » (cité d’après Rey, op. cit., p. 91).
9 Palmier, op. cit., p. 462 & p. 464.
10 Alain Boutot, Heidegger, Paris, PUF [= Que sais-je ? 2480], 1989, p. 62 & p. 78.
11 Palmier, op. cit., p. 465. Heidegger dit : « Eine Erörterung seines Gedichts zeigt uns Georg Trakl als den Dichter des noch verborgenen Abend-Landes ». (Die Sprache im Gedicht. Eine Erörterung von Georg Trakls Gedicht, in : Unterwegs zur Sprache, Pfullingen, Neske, 1959, p. 35-82, ici p. 81).
12 Georg Trakl, Werke. Entwürfe. Briefe, hrsg. von Hans-Georg Kemper und Frank Rainer Max, Stuttgart, Reclam, 1984, p. 24.
13 Cf. Falk, op. cit., p. 200.
14 Une telle interprétation méconnaît d’ailleurs le processus poétique de mise en image, expressément évoqué au vers 3 de la strophe citée, et qui relativise non sans ironie l’ensemble du phénomène.
15 Dans : Unterwegs zur Sprache, op. cit., p. 11-33.
16 Boutot, op. cit., p. 119.
17 Palmier, op. cit., p. 9.
18 « die Sage », le dire de l’être, aussi traduit par « la dite ».
19 Op. cit., p. 120.
20 Ibid., p. 119.
21 Ibid., p. 54.
22 « Im Tod versammelt sich die höchste Verborgenheit des Seins », ibid., p. 23.
23 « Sein gediegenes Blühen birgt die unverdient zufallende Frucht : das rettend Heilige, das den Sterblichen hold ist », ibid.
24 Wozu Dichter ?, op. cit., p. 250.
25 Boutot, op. cit., p. 120-121.
26 Op. cit., p. 9.
27 Rappelons que, pour Heidegger, le poème en tant qu’entité n’existe pas ; « Gedicht » désigne le « dire » poétique dans son ensemble.
28 Hölderlin und Heidegger, cité d’après Rey, op. cit., p. 91. Ce qu’Allemann dit ici de Hölderlin vaut bien sûr pour Trakl.
29 In : Unterwegs zur Sprache, op. cit., p. 37-82.
30 Pour cela, Heidegger utilise à présent le terme « Dichtung », traduit par « le Dict » ou « la Dite » = « die Sage ».
31 Einführung in die Metaphysik, cité d’après Rey, op. cit., p. 94.
32 On traduit « le site ».
33 Heidegger n’emploie pas ce terme.
34 Werke, op. cit., p. 92.
35 Martin Heidegger : « ... dichterisch wohnet der Mensch... », in : Akzente 1 (1954), n° 1, p. 57-71.
36 Op. cit., p. 449.
37 Werke, op. cit., p. 61.
38 Ibid., p. 83, avant-dernière strophe.
39 Ibid.
40 Ibid., p. 92.
41 Ibid., p. 89.
42 Ibid., p. 53.
43 Ibid., p. 47.
44 Ibid., p. 71.
45 Ce dont la traduction par « le Dis-cédé » essaie de rendre compte.
46 La déshistorisation que l’on constate ici n’est pas sans effet sur la compréhension des textes. Ainsi, Rey critique vivement l’interprétation de Abendländisches Lied (p. 78), qui passe du premier vers à l’avant-dernier en ignorant tout le contenu du poème, qui est justement une transfiguration du passé historique (innocence première, temps des croisades, pacification chrétienne), c’est-à-dire l’exaltation même de cet âge que Heidegger récuse comme celui de l’oubli de l’être. Cf. Rey, op. cit., p. 131-132.
47 L’hypothèse du refus de la métaphysique est, avec le renversement de la négativité, l’un des aspects les plus problématiques de la lecture heideggerienne de Trakl.
48 Cette lecture s’appuie sur les associations « Geist »/ « Flamme » et « Seele »/ « Flamme », ainsi que sur l’étymologie : « denn gheis besagt : aufgebracht, entsetzt, auβer sich sein » (p. 60).
49 Cité d’après Rey, op. cit., p. 117. Rey s’élève contre ce qu’il estime être une édulcoration du thème de la douleur, et fait valoir les mêmes objections contre l’interprétation de la notion de « Schwermut ». Il montre que le raisonnement de Heidegger n’est possible que parce qu’il ignore délibérément les contextes, ce que facilite le recours systématique à la fragmentation des poèmes et aux citations tronquées. (Cf. p. 113 sq.).
50 « Die Abgeschiedenheit west als der lautere Geist » (p. 66).
51 Werke, op. cit., p. 89.
52 Werke, op. cit., p. 71.
53 « O der Seele nächtlicher Flügelschlag : [...] », « Ein Geschlecht ». Werke, ibid., p. 77-78.
54 Gerhard Kaiser, Brot und Wein : Epiphanie statt Kommunion, in : Interpretationen. Gedichte von Georg Trakl, hrsg. von Hans-Georg Kemper, Stuttgart, Reclam, 1999, p. 143-153, ici p. 149.
55 Hans-Georg Kemper, Georg Trakls Entwürfe. Aspekte zu ihrem Verständnis, Tübingen, Niemeyer, 1970, p. 189.
56 Die Geburt der Tragödie..., in : Werke, hrsg. von Karl Schlechta, München, Hanser, 1969, vol. I, p. 37.
57 « Wo ist denn ein Sein, auβer in meinen Bildern... », Altern als Problem für Künstler, in : Gesammelte Werke, hrsg. von Dieter Wellershoff, Stuttgart, Klett-Cotta, 1986, vol. I, p. 573.
58 Rede auf Stefan George, ibid., p. 466.
59 Tandis que Zur Philosophie des Metaphorischen rappelle les positions spiritualistes, les propos que tient Lord Chandos sur le mystère du langage annoncent ceux de Malte Laurids Brigge.
60 Heinz Wisser, Entretien avec Martin Heidegger [1969], in : Martin Heidegger, cahier dirigé par Michel Haar, Paris, Editions de l’Herne, 1983, p. 96-97.
61 Cf. Rey, op. cit., p. 133 : « [...] er macht sich die Sache zu leicht, indem er die christliche Heilsgewiβheit einfach ersetzt durch seine seinsgeschichtliche Verheiβung [...] ».
62 Un tel amalgame explique sans doute que Heidegger ait recueilli l’approbation à vrai dire surprenante d’interprètes chrétiens tels que Lachmann ou Focke.
63 Cf. Boutot, op. cit., p. 104 et 103.
64 Op. cit., p. 57.
65 Paru en 1917 dans Das Bodenseebuch, Constance ; cité d’après le Cahier de l’Herne (note 60), p. 119. La transcription paraît incertaine en plusieurs endroits. Si le vers 3 est juste, la virgule après le génitif est superflue ; cependant, la traduction proposée à la suite par Michel Haar (« Et dans les jardins las de l’été, humides au couchant... ») suppose un autre original que celui qui est reproduit.
66 Cité d’après le Cahier de l’Herne, ibid., p. 98.
67 « Dichtend denken », selon la formule de Heidegger dans sa lettre du 26 mai 1973 à Roger Munier, in : Cahier de l’Herne, ibid., p. 112.
68 Formule par laquelle Benn qualifie son poème Prolog (Valse triste) dans une lettre à Frank Maraun. Cité d’après : G.Benn, Gedichte in der Fassung der Erstdrucke, hrsg. von Bruno Hillebrand, Frankfurt a.M., Fischer, 1982, p. 626.
69 Theo Buck, Negative Utopie. Zu Georg Trakls Gedicht « Grodek », in : Frühling der Seele. Pariser Trakl-Symposion, hrsg. von Gerald Stieg und Rémy Colombat, Innsbruck, Haymon, 1995, p. 171-180.
70 Op. cit., p. 68.
71 Bernhard Böschenstein, Hölderlin und Rimbaud. Simultane Rezeption als Quelle poetischer Innovation im Werk Georg Trakls, in : Salzburger Trakl-Symposion, hrsg. von Walter Weiss und Hans Weichselbaum, Salzburg, 1978, p. 9-27.
72 Op. cit., p. 253.
73 Cité d’après Joachim Kaiser, Unbegreifliches Leiden und Kunstschönes, in : 1000 deutsche Gedichte und ihre Interpretationen, hrsg. von Marcel Reich-Ranicki, Frankfurt a.M., Insel, 1996, vol. 5, p. 381.
74 An Ludwig von Ficker, 11. XI.1913 & Ende November 1913, Werke, op. cit., p. 240 et 241.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Poison et antidote dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles
Sarah Voinier et Guillaume Winter (dir.)
2011
Les Protestants et la création artistique et littéraire
(Des Réformateurs aux Romantiques)
Alain Joblin et Jacques Sys (dir.)
2008
Écritures franco-allemandes de la Grande Guerre
Jean-Jacques Pollet et Anne-Marie Saint-Gille (dir.)
1996
Rémy Colombat. Les Avatars d’Orphée
Poésie allemande de la modernité
Jean-Marie Valentin et Frédérique Colombat
2017