Georg Trakl est-il un poète moderne ?
p. 389-404
Texte intégral
1Si la modernité de l’œuvre de Trakl ne fait aucun doute, sa position reste singulière dans cet ensemble mouvant de phénomènes complexes que constitue la « poésie moderne » ; sa réception en témoigne et montre que les options de l’interprétation ne sont pas sans incidence sur la perception de ses traits spécifiques.
2Le premier problème théorique de la modernité est celui de l’autonomie de la langue, c’est-à-dire de la déconnexion de la langue et du sens. Il est apparu dans la recherche sur Trakl avec la popularisation des thèmes de la modernité par le livre de Hugo Friedrich, Die Struktur der modernen Lyrik, et s’est fixé principalement sur les phénomènes de l’obscurité et de la désorganisation du discours – en s’appuyant notamment sur la richesse de l’intertextualité trakléenne, plus précisément sur la distribution apparemment aléatoire des emprunts. Dans un premier temps, on présentera donc la problématique poétologique de la modernité telle qu’elle s’est appliquée à Trakl. Ensuite, pour éclairer cet ensemble, les assertions poétologiques de Trakl seront examinées à la lumière de la description qu’a donnée Gottfried Benn des conditions et des objectifs de la poésie expressionniste : il s’agira de montrer que la poésie de Trakl maintient le lien expressif entre l’« âme » et la « langue » et répond en cela à la définition première du lyrisme. Enfin, il sera question de l’intertextualité qui, loin de « déconstruire » le texte de Trakl, y exerce une fonction structurante en l’inscrivant dans une tradition qu’il réfute et détruit, mais qui reste l’horizon inaccessible de l’univers poétique : dans ce contexte, on évoquera le maintien de la fonction orphique et de la fonction élégiaque comme un exemple de la tension extrême que subit le lyrisme de Trakl entre l’attachement impossible à la tradition – c’est-à-dire à l’expression subjective et à l’interrogation sur le sens – et les facteurs de crise propres à la modernité.
3De cette démonstration devrait ressortir l’originalité paradoxale d’une poésie qui reste lyrique malgré la désintégration de la langue, et qui atteint sa plus grande expressivité au moment où elle est le plus près de son point de rupture.
I
4La perception de la modernité est conditionnée par son obscurité, phénomène que l’étude générale de Hugo Friedrich sur la « poésie moderne » a permis de décrire plus techniquement et qui s’est depuis lors imposé comme un obstacle aux lectures herméneutiques qui s’étaient développées jusqu’aux années cinquante (dont la plus remarquable est celle d’Eduard Lachmann).
5Un exemple : dans une conférence prononcée en 1958, et qui fait écho au livre de Friedrich, Carl Otto Conrady cite le poème de Trakl Der Wanderer comme relevant de cette modernité que caractérise « die Zusammenhanglosigkeit [der] Aussage », « die fremde Willkür der Bilder » – un type de poésie « die in Rätseln und Dunkelheiten spricht, Absurdes und Alogisches in künstlerische Sprache hebt und den Leser […] verstört »1. Cette émancipation de la langue poétique, qui se libère de la fonction discursive et communicative, Friedrich en remarque les prémices dans la poésie romantique et en constate l’accomplissement dans l’œuvre de Mallarmé ; il la décrit par une formule devenue célèbre : « das […] Dichten von der Sprache her, der Griff nach dem im Wort selber liegenden Impuls »2. « Dichten von der Sprache her » : l’écriture procède de la langue au lieu de se servir d’elle pour transmettre un contenu ; elle obéit aux impulsions des mots au lieu de se servir d’eux pour construire le discours. C’est là qu’interviennent les qualités sensibles de la langue (« le physique du discours », selon Valéry), mais aussi les fonctions connotatives, les paronomases, les associations d’images et de sonorités – tous ces facteurs qui assurent la continuité de la parole indépendamment de sa structuration logique ou en dépit de sa désorganisation discursive. De tels phénomènes ont été largement étudiés dans l’œuvre de Trakl3. Cette forme de cohérence est qualifiée, selon les auteurs, de « musicale » (Doppler) ou de « lyrique » (Bolli). Un exemple récent montrera les conséquences possibles (et extrêmes) d’une lecture de ce type : « Die klanglichen Verfahren Assonanz, Alliteration und freier Rhythmus verleihen„ Verwandlung des Bösen“durchgängig eine„ lyrische“Dichte, sie halten den Text zusammen vor aller Semantik »4.
6Cette dernière phrase, qui souligne le caractère secondaire de la sémantique dans la continuité du texte, reconnaît l’autorité de la langue sur le texte, plus précisément des constituants physiques et sensibles (donc des signifiants) au détriment des signifiés. Un tel raisonnement nous rapproche de la notion de « Sprachimmanenz » induite par la formule de Friedrich « Dichten von der Sprache her », et qui est un fil conducteur des analyses de la modernité : la poésie crée des univers immanents à la langue (« sprachimmanente Welten »), et à ce titre détachés du monde empirique. Ainsi, Manfred Engel met en relation ces « univers » avec les « paysages intérieurs » du symbolisme :
Im französischen Symbolismus wird die Sprachimmanenz nur in besonders avancierten Texten realisiert, etwa in den späten Gedichten Rimbauds oder Mallarmés; im deutschen Expressionismus finden sich solche Sprachwelten beispielsweise in den „absoluten Metaphern“ Traklscher oder in den „absoluten Worten“ Bennscher Gedichte. Damit ist eine erste Stufe „konkreter“, da referenzloser Dichtung erreicht.5
7Dans les années soixante, le groupe de recherche « Poetik und Hermeneutik » a donné, sous le titre Immanente Ästhetik – Ästhetische Reflexion un élan décisif à ce type d’élucidation de la poésie. Ainsi, Hans Blumenberg pose la question suivante : « Weshalb eigentlich ist [der] Wirklichkeitsbezug der Sprache so störend und worin besteht die„ neue Realität“, die in der Dichtung die Sprache selber gewinnt ? »6. Karlheinz Stierle applique la même question au « style obscur » (« dunkler Stil ») de Nerval, Mallarmé et Rimbaud. Wolfgang Preisendanz la pose à propos de Trakl, dans une étude où il nie l’implication subjective des images et restreint leur fonction au seul cadre du poème ; il propose en outre de remplacer la notion de « métaphore absolue » (d’ailleurs impropre pour Trakl) par celle de « Verdinglichung », suggérant par là que la tension entre signifiant et signifié est abolie au sein de l’image trakléenne, cette dernière se trouvant élevée par la langue au rang d’objet7. De telles analyses ont durablement influencé les études trakléennes. Ainsi, dans sa préface au recueil des Interpretationen, H.-G. Kemper constate que « la dominante formelle de la poésie de Trakl » et « la haute valeur sémantique des phénomènes sonores » mis en lumière par les analyses structuralistes, ont encouragé les approches post-structuralistes axées sur l’autonomie du signifiant et de la « texture » poétique8. Nous en avons un exemple dans ce volume avec l’étude de Moritz Baßler, mais aussi plus récemment encore avec le livre de Hartmut Cellbrot, qui propose la notion de « dichterisches Feld » pour dépasser l’opposition entre analyse structurale et approche herméneutique, et présente le poème comme « ein offenes Sprachgeschehen sich überlagernder Sinnhorizonte »9.
8De telles lectures ont trouvé des arguments de choix dans l’ampleur peu commune des phénomènes d’intertextualité dans l’œuvre de Trakl : on a souvent conclu à l’atomisation et à la distribution aléatoire des emprunts, avec pour corollaire la déconnexion du sens, comme si la littérature des autres avait fourni à Trakl un répertoire d’éléments constitutifs indifférenciés. Le terme de « Steinbruch » utilisé par le précurseur de ces études, Reinhold Grimm10, pour qualifier ce type d’exploitation, se retrouve sous la plume de Moritz Baßler, qui suppose une resémantisation des éléments ainsi extraits d’autres ensembles. Cependant, certaines études comparées ont montré un autre mode de fonctionnement de la pratique intertextuelle11. Il en ressort que Trakl procède à l’exploitation stylistique et thématique cohérente d’un potentiel poétique où la tradition compte pour une bonne part, et que cette façon de faire contredit largement l’hypothèse d’une émancipation purement aléatoire des phénomènes de langue.
9La thèse de l’autonomie (ou de l’« autonomisation ») des signifiants et de la constitution d’un univers immanent à la langue sans relation référentielle au monde empirique, affecte aussi la fonction lyrique proprement dite, c’est-à-dire la relation entre l’âme et la langue ou encore, selon le modèle qui nous est familier depuis le romantisme, « la relation de sincérité […] entre l’écrit et le vécu ». Cette relation, la « vraisemblance lyrique » selon un critique rimbaldien12, est ce qui nous permet traditionnellement d’entendre la poésie comme un chant de l’âme, d’être sensibles à une expressivité dont nous percevons intuitivement et affectivement qu’elle procède du moi, des profondeurs de la subjectivité. La conception d’une langue autonome qui développe son propre potentiel indépendamment de toute intention significative, ne peut s’accommoder de la fonction lyrique ainsi comprise : Paul Valéry, qui radicalise les positions de son maître Mallarmé, estime que le travail formel, l’« artifice » de l’écriture, doit rendre la langue « étrangère à notre âme », à l’instar d’une « matière résistante »13. C’est la conséquence radicale d’une conception de la poésie qui admet « la force propre de la parole » et « la Toute-Puissance de l’Ensemble des Mots »14. Aucun interprète n’est, semble-t-il, allé jusque-là dans la lecture de Trakl, même si Wolfgang Preisendanz, par exemple, conteste tout mouvement lyrique dans un poème comme Landschaft15. Il reste que la désorganisation syntaxique et sémantique du texte, comprise comme manifestation de l’autonomie ou de l’émancipation de la langue peut justifier la thèse de la déconnexion de la langue et de l’instance expressive : ainsi, Hartmut Cellbrot estime qu’il est impossible de relier la figure (« das Sprachbild ») au sujet qui en est la source (« das wahrnehmende Ich »), et donc de reconstituer une relation sujet-objet16 – ce qui implique, de facto, la disparition des conditions du lyrisme.
10Les analyses qui suivent ainsi le fil de la modernité radicale dans la poésie de Trakl mettent judicieusement en lumière des phénomènes de discontinuité, qui sont un caractère indéniable de cette œuvre et en constituent la difficulté principale. Elles ont parfois tendance, néanmoins, à conclure à la non-référentialité là où la parole poétique est simplement non-discursive, et où d’autres constituants de la langue, mais aussi des déterminations extérieures, suppléent à l’insuffisance discursive pour maintenir la fonction expressive en dépit de la faiblesse avérée de l’instrument linguistique. Par cette ambivalence, la poésie de Trakl – si profondément originale soit-elle – s’inscrit pleinement dans les conditions spirituelles et techniques qui ont déterminé l’émergence du lyrisme expressionniste. Pour expliquer cette situation particulière – qui est aussi la situation particulière de la poésie expressionniste dans son ensemble à l’égard de la modernité – on peut se référer à la description éclairante qu’a donnée Gottfried Benn de la « décennie expressionniste », de la situation spirituelle et existentielle de ces poètes, et des moyens qu’ils ont inventés pour y faire face. Cette description sera mise en parallèle avec les quelques réflexions poétologiques qu’a laissées Georg Trakl.
II
11Les Probleme der Lyrik ont propagé en Allemagne les thèmes de la modernité, et la théorie poétique de Benn, qui est au fond la synthèse de sa propre évolution, intègre ses débuts expressionnistes et se présente comme la résolution d’une crise initiale en tous points identique à la situation expressionniste. Benn fait donc le lien (d’une façon d’ailleurs discutable) entre l’expressionnisme et la modernité européenne sous l’égide, notamment, de Mallarmé et Valéry. Sa « profession de foi expressionniste » (« Bekenntnis zum Expressionismus »), parue en 1933, est largement reprise dans l’introduction qu’il rédige en 1955 pour l’anthologie Lyrik des expressionistischen Jahrzehnts. Benn se considérait comme l’un des premiers expressionnistes17 ; il a été un acteur lucide et un théoricien pertinent de ce courant, les grands thèmes de ses analyses se retrouvent, le plus souvent sans mention d’origine, chez les historiens de l’expressionnisme.
12Ce qui distingue avant toute chose l’expressionnisme, et qui en fait la singularité au sein de la modernité poétique, c’est le maintien de la priorité du « vécu » (« Erlebnis ») comme condition et partie intégrante de la création poétique. Quelques exemples : Yvan Goll, dans la préface de son premier recueil, Films, écrit : « [Expressionismus] verleugnet jene Kunst-Gattungen des l’art pour l’art, denn er ist weniger eine Kunstform als eine Erlebnisform »18. Et rétrospectivement, dans le bilan intitulé Der Expressionismus stirbt, il confirme « […] daß der ganze Expressionismus […] nicht einer künstlerischeren Form, sondern einer Gesinnung Name war »19. Donc : un état d’esprit, une modalité de l’expérience avant d’être une recherche esthétique. C’est le vécu inouï qui conditionne la forme poétique. Ludwig Rubiner, cité par Goll, déclare : « L’homme pour l’homme, statt der früheren L’art pour l’art »20. « L’art pour l’art » est ici compris, comme c’est l’habitude en Allemagne, non pas au sens technique précis qu’on lui a donné à l’origine en France, mais comme quintessence de l’autonomie du langage et de l’esthétique. De la même façon, Kasimir Edschmid se démarque clairement de la tendance dominante de la modernité lorsqu’il définit l’expressionnisme en ces termes : « Kein Programm des Stils. Eine Frage der Seele. Ein Ding der Menschheit »21. L’âme redevient donc la source de l’expression poétique. De la même façon Stefan Zweig, dans la théorie du « nouveau pathos » (« Das neue Pathos ») qu’il développe dans sa monographie sur Verhaeren, mais aussi dès sa préface à l’édition allemande de Rimbaud, se réfère aux conceptions poétologiques de Hamann et Herder et à la pratique des rhapsodes antiques. Ce n’est donc pas non plus un hasard si Benn rapproche l’expressionnisme du « Sturm und Drang »22.
13La question capitale de l’homme dans une situation générale de crise est à la fois subjective et existentielle, personnelle et générale, et sous cette forme spécifique, elle est propre à la génération expressionniste : « Wer fragte denn sonst noch eigentlich nach dem Menschen ? » demande Benn23. Elle se résout poétiquement par le retour sur soi et par l’expression de cette réalité intérieure. Le poète retourne en lui-même :
Der Geist hatte keine Wirklichkeit. Er wandte sich seiner innern Wirklichkeit zu, seinem Sein, seiner Biologie, seinem Aufbau, seinen Durchkreuzungen physiologischer und psychologischer Art, seiner Schöpfung, seinem Leuchten.24
14« [Le poète] cherche son âme », avait dit Rimbaud25 ; mais ce qui était alors une entreprise de progrès pour le bien de la connaissance et de l’humanité, est devenu une fatalité existentielle. Quant à l’expression, elle procède de deux attitudes qui rendent compte de ces conditions nouvelles : « Alle Gedichte dieses Buches entquellen der Klage um die Menschheit, der Sehnsucht nach der Menschheit », constate Kurt Pinthus dans la préface de Menschheitsdämmerung26. « Klage » et « Sehnsucht » : nous reconnaissons là aussi les deux mouvements profonds de l’œuvre de Trakl, ceux qui s’imposent dans la dynamique élégiaque en dépit de toute destruction : la plainte, et l’aspiration utopique, dans sa forme la plus désespérée.
15Les liens inextricables qui unissent le lyrisme de Trakl à son vécu personnel et à son analyse de l’état de l’humanité sont suffisamment connus ; ils inscrivent la création du poète dans la problématique historique de l’expressionnisme. Les stratégies d’autocensure ou d’effacement de la référence autobiographique mises en lumière par Hans Esselborn et Iris Denneler, tout en perturbant la discursivité, ne changent rien à cette situation expressive fondamentale qui isole l’expressionnisme de cette tendance radicale de la modernité, pour laquelle l’enjeu prioritaire est d’ordre esthétique, et fondé sur le refus de la fonctionnalité du langage.
16L’âme, la subjectivité ou le « moi » qui s’expriment là sont éminemment problématiques, c’est un fait bien connu, et les phénomènes de « Entichung » ou de « dissoziierte Wahrnehmung » qu’ont analysés Vietta et Kemper sont attestés aussi bien au niveau de l’écriture individuelle qu’en tant que tendances générales de la littérature de ce temps. Benn les a incarnés dans le personnage du médecin Rönne, qu’il caractérise ainsi :
[…] da entstand Rönne, der Arzt, der Flagellant der Einzeldinge, […], der keine Wirklichkeit ertragen konnte, aber auch keine mehr erfassen, der nur das rhythmische Sichöffnen und Sichverschließen des Ichs und der Persönlichkeit kannte, das fortwährend Gebrochene des inneren Seins […].27
17Les « lettres poétologiques » de Trakl – mutatis mutandis – ne disent pas autre chose. Ainsi la deuxième lettre de juillet 1910 à Buschbeck : « ich bin derzeit von allzuviel (was für ein infernalisches Chaos von Rhythmen und Bildern) bedrängt, als daß ich für anderes Zeit hätte, als dies […] zu gestalten […] »28. Ces images décrivent la pression douloureuse de la matière subjective, le chaos intérieur, l’éclatement du moi, ce que l’expressionnisme identifie en général comme le tourment de la « vision ». On peut dire sans extrapoler que c’est ce que Benn appelle la « substance anthropologique » de la poésie29 – cette matière subjective inouïe que le poète découvre dans son âme. On peut mettre en arrière-plan de ces textes de Trakl les « lettres du voyant » de Rimbaud, mais plutôt par contraste et non comme explication, en prenant bien garde de ne pas identifier les projets : Rimbaud, quarante ans auparavant, soupçonne les richesses inouïes des profondeurs de l’âme, ignorées justement par la « poésie subjective […] horriblement fadasse »30 : « Il s’agit de faire l’âme monstrueuse »31, écrit-il, le terme provocant visant, plus que la morale, l’inouï, l’inconnu total accessible par la seule transgression. On voit bien qu’une telle âme, pour Trakl, n’est plus un objet d’exploration dynamique et la source d’un projet poétique novateur, mais un tourment existentiel dont le seul exutoire est de l’ordre de l’expression poétique, « Ausdruckszwang » pourrait-on dire avec Benn32.
18On pourrait très bien utiliser, avec les précautions nécessaires, cette formule de « l’âme monstrueuse » pour qualifier l’extension inouïe de la subjectivité dont témoigne la poésie de Trakl – une extension de l’« Erlebnis » au-delà des limites de la poésie subjective conventionnelle, ainsi que l’a montré Hans Esselborn33. On pourrait dire aussi que cette extension du « vécu », dans l’histoire de la poésie, est préfigurée par Rimbaud (certes avec de tout autres préalables et de tout autres implications) et qu’elle est – pratiquement pour les mêmes raisons – totalement étrangère à la « désubjectivation » de la poésie prônée par la modernité radicale dans la ligne de Mallarmé pour qui, rappelons-le, la parole poétique procède d’une instance abstraite qui est le centre théorique de l’explication poétique du monde. Si nous utilisons encore la grille de lecture fournie par Benn pour expliquer le traitement poétique de la subjectivité, nous voyons que la « substance anthropologique » doit être convertie en cette « substance lyrique » dont les Probleme der Lyrik nous disent que tout poème a pour but de la manifester34. C’est la tâche cruciale de la mise en forme, la question essentielle qu’ont dû affronter les poètes de l’expressionnisme :
Wie ist Gestaltung möglich? Gestaltung, das war kein artistischer Begriff, sondern hieß: was für ein Rätsel, was für ein Geheimnis, daß der Mensch Kunst macht, daß er der Kunst bedürftig ist, was für ein einziges Erlebnis innerhalb des europäischen Nihilismus!35
19Il y a là deux aspects : la nécessité, et le problème technique de l’expression.
20À la question technique, Trakl répond par sa « nouvelle manière », dans la première lettre poétologique à Buschbeck : « die heiß errungene Manier meiner Arbeiten », « meine bildhafte Manier, die in vier Strophenzeilen vier einzelne Bildteile zu einem Eindruck zusammenschmiedet »36. La forme qui répond au contenu chaotique est d’une rigidité quasi géométrique ; c’est le « Zeilenstil » dont la rigueur inflexible, comme on l’a montré, a pour effet de désorganiser le discours : Kemper parle de « Destruktivkraft des Reihungsstils »37, tout en y voyant aussi une force d’innovation. Mais au-delà de la stricte définition technique du style énumératif et de son application somme toute restreinte dans l’œuvre de Trakl, la description empirique que donne le poète implique la question de l’« incohérence » – de la discontinuité du discours compensée par la continuité d’autres facteurs expressifs, qui transmettent la charge émotionnelle de cette poésie et aident le lecteur à franchir les lacunes de l’intelligibilité.
21C’est tout le problème de l’expression : « aber : expressiv – was ist nun das ? » demande Benn, qui répond en expliquant le début du poème de Goethe An Schwager Kronos, qu’il juge expressionniste :
„Entzahnte Kiefer schnattern und das schlotternde Gebein, Trunkener vom letzten Strahl“ und so weiter, hier ist eine inhaltliche Beziehung zwischen den einzelnen Versen überhaupt nicht mehr da, sondern nur noch eine ausdruckhafte; nicht ein Thema wird geschlossen vorgeführt, sondern innere Erregungen, magische Verbindungszwänge rein transzendenter Art stellen den Zusammenhang her.38
22Appliqué à Trakl, cela voudrait dire simplement : la cohérence des images est de l’ordre de l’expression, de la manifestation de l’intériorité (« innere Erregungen »)39. De ce point de vue, les images qu’un esprit rationnel ressent comme incohérentes ou non référentielles ne sont ni des « métaphores absolues », ni des « visions immanentes à la langue »40, elles sont l’expression nécessaire d’un désastre intérieur, elles témoignent de l’adaptation du lyrisme à une situation où la souffrance existentielle indicible exige cependant d’être dite. C’est ce que thématise le vers fameux d’Unterwegs, poème halluciné à la manière de Rimbaud : « Unsäglich ist das alles, o Gott, daß man erschüttert ins Knie bricht ».
23La « nouvelle manière » de Trakl, le style énumératif, est une désorganisation du discours par la forme comprise dans toute sa rigueur, une fragmentation mécanique, qui cependant regroupe des « morceaux d’images » pour les « fondre en une seule impression ». Il est évident que si le découpage systématique en unités égales empêche le chant, le déroulement mélodieux de la parole, donc le lyrisme au sens plein, il fait tout de même converger les images vers une subjectivité latente et problématique, et souligne donc leur expressivité. Le principe fondamental du lyrisme, le lien entre l’âme et le langage, reste préservé. Par la suite, l’abandon de la segmentation des énoncés au profit de la fluidité continue de la parole, permet un nouvel épanouissement de toutes les qualités musicales et sensibles du lyrisme. Mais quoi qu’il en soit, comme le « Zeilenstil », cette forme plus harmonieuse se développe aussi au détriment de la discursivité – qu’elle compense par la fonction expressive, c’est-à-dire la manifestation du lien entre l’« âme » et la « langue ».
24 L’importance croissante du mot dans l’expression trakléenne relève aussi de cette problématique de la discontinuité discursive amorcée par le style énumératif, et qui s’amplifie sous d’autres formes par la suite. Il semble qu’elle peut également s’expliquer par ce même principe de continuité lyrique que Benn appelle « ausdruckhafte Beziehung », une relation d’ordre expressif. Dans l’étude de Verwandlung des Bösen déjà évoquée, Moritz Baßler, développant la thèse du « Steinbruch », estime, pour sa part, que les mots isolés, dissociés de la chaîne syntaxique, et reliés entre eux par association (selon des procédés non discursifs), « se chargent d’énergie connotative » mais ne peuvent plus structurer le sens41. Il recourt à l’image classique du kaléidoscope pour suggérer cette composition aléatoire qui produit une « texture » et non une « structure » : la texture permet certes la lecture, mais s’oppose à l’approche herméneutique, c’est-à-dire à la reconstitution intuitive de la totalité du sens. Baßler s’appuie sur la description que donne Nietzsche de la décadence « littéraire » :
Das Wort wird souverän und springt aus dem Satz hinaus, der Satz greift über und verdunkelt den Sinn der Seite, […] jedesmal Anarchie der Atome, Disgregation des Willens […]. Das Leben […] in die kleinsten Gebilde zurückgedrängt, der Rest arm an Leben.42
25Cependant, si séduisante soit-elle, cette citation de Nietzsche prend une autre dimension si on la confronte à la pratique expressionniste du « mot ». Nietzsche déplore ici la détérioration du discours, de ce pouvoir qu’a la phrase, par son organisation logique, de véhiculer le sens. Il ne déplore pas, toutefois, la perte du sens ou sa déstructuration, mais le repli de la vie, c’est-à-dire du sens, dans cette unité minimale de la langue qu’est le mot. Le mot refuge du sens : cela correspond à l’écriture expressionniste, au mot « substantif » de Benn, à la surcharge substantielle et pas seulement connotative dont l’écriture l’affecte. Dans cette optique, on pourrait aussi interpréter le poids des substantifs dans le lyrisme trakléen de la dernière période comme un autre mode de structuration du sens, comme la tentative de charger de sens une expression lyrique de plus en plus difficile. Dire que la « rectilignité expressive » (Kittang) qui garantit la lecture herméneutique est encore assurée serait excessif. Mais la ligne demeure, malgré les pointillés – et c’est une ligne thématique, pas un simple enchaînement de connotations.
26Nous arrivons ainsi au problème fondamental sous-jacent à toutes ces considérations, celui de l’« impersonnalité » formulé dans la lettre de l’automne 1911 à Buschbeck, à propos de la nouvelle version du poème Klagelied : « nun unpersönlich, und zum Bersten voll von Bewegung und Gesichten ». C’est encore le même paradoxe entre le caractère violemment subjectif du contenu et la neutralité de la forme, ou plutôt du style ; Trakl qualifie cette synthèse de « universelle Form und Art », qu’il oppose à « [die] begrenzt persönlich[e] des ersten Entwurfes » (ce qui est à première vue l’opposition traditionnelle entre le particulier et le général). Enfin, le poète explique ce que lui coûte cette impersonnalité : « [es wird mir niemals leicht fallen], mich bedingungslos dem Darzustellenden unterzuordnen und ich werde mich immer und immer wieder berichtigen müssen, um der Wahrheit zu geben, was der Wahrheit ist »43.
27Une chose est certaine, dans cette lettre qui prête à beaucoup d’interrogations : le souci d’impersonnalité n’empêche pas qu’on perçoive la présence latente et la manifestation d’une instance subjective, si endommagée soit-elle. Beaucoup de commentateurs l’ont montré, qu’on ne peut citer ici44. On comprend aussi sans peine que Trakl accorde à la mise en forme et au travail stylistique le pouvoir de dépasser la communication privée pour accéder à une sorte de validité générale du message poétique, pour en faire une sorte d’information sur l’état de l’homme et du monde – on sait bien qu’il accordait aussi à sa poésie une valeur de diagnostic. L’attitude d’impersonnalité vise en quelque sorte à neutraliser l’intervention du sujet parlant, l’instance de médiation personnelle entre la « vision » (intérieure) et son expression poétique, dans un souci de plus grande adéquation, de plus grande « vérité » – c’est ce que suggère l’effort de soumission du poète : « mich dem Darzustellenden unterzuordnen ».
28Pour bien se figurer ce qu’est spécifiquement cette impersonnalité trakléenne, on peut la comparer à ce phénomène de la modernité qui lui semble apparenté : la « dépersonnalisation » accomplie par Mallarmé45. Paul Hoffmann fait ce rapprochement :
Die Tendenz der Entichung, die Befreiung des Gedichts von subjektiven Gegebenheiten und Intentionen in einem Prozeß zunehmender Abstraktion und Objektivierung, beherrscht die Lyrik seit Mallarmé. […] Auch Trakl mißt seinen dichterischen Fortschritt am Kriterium der Unpersönlichkeit. […] Trakls Ringen um das vollkommene Gedicht, Unpersönlichkeit und Abstraktion als Kriterien der Vollkommenheit, bilden Affinitäten zu Mallarmé.46
29Si le constat général est incontestable, son application à Trakl l’est beaucoup moins. On peut en effet objecter que l’impersonnalité, selon Trakl, n’a pas pour but de faire du moi une entité abstraite, de provoquer, comme le voulait Mallarmé, sa « disparition élocutoire », c’est-à-dire son silence. Elle est au contraire un moyen de canaliser l’explosion intérieure et de la manifester par la poésie. On pourrait encore, par contraste, penser à cette impassibilité prêtée à Flaubert et tant admirée par les auteurs de la modernité allemande jusqu’à Benn, qui est aussi une abstraction visant à se détourner de la matière et à sacraliser le style. Mais l’impersonnalité de Trakl n’est pas un absolu qui annule la matière, ce qui serait justement le contraire du lyrisme ; c’est l’adaptation du style à la matière subjective, un vecteur paradoxal, un moyen d’expression – de la même manière que Rimbaud affirmait que la forme devait dépendre du contenu : « si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue […] »47. Mutatis mutandis, le problème de Trakl est encore de trouver une langue, même si ce n’est plus un projet mais une fatale nécessité.
30 Quant à la « vérité » à laquelle le poète veut se soumettre, elle n’est certainement plus métaphysique. La formule de Nietzsche, « Nihilismus als psychologischer Zustand »48, décrit bien la situation de Trakl, celle d’un homme désormais privé des valeurs métaphysiques et universelles. « Rendre à la vérité ce qui est à la vérité » pourrait être, dans ces conditions, rechercher l’adéquation la plus grande, la plus honnête possible, entre les événements inouïs, chaotiques et brutaux du monde intérieur, et la forme poétique qui est leur manifestation visible. « Das Darzustellende », sous l’angle de la vérité, c’est un impératif éthique et poétique qui exprime l’obéissance à une sorte d’absolu subjectif – un absolu qui n’a rien de transcendant, mais dont l’universalité, dans ce qu’elle a de « zeitbedingt », pourrait être également suggérée par certaines images de Nietzsche : « Das„ Ich“des Lyrikers tönt aus dem Abgrunde des Seins »49, ou de Benn : « das […] Gebrochene des inneren Seins »50…, formules certes vagues, mais qui nous donnent une idée poétique de ce tragique existentiel qu’a dû affronter Trakl et qui génère cet impérieux besoin d’expression.
III
31Après avoir essayé d’expliquer l’expressivité trakléenne en la replaçant dans son contexte poétologique – qui est spécifiquement celui de l’expressionnisme et non celui de la modernité au sens théorique général – on peut examiner la réalisation poétique de cette expressivité, c’est-à-dire la conjonction originale de l’expression et du lyrisme dans l’œuvre de Trakl. Dans le souci d’une vision contrastive de l’expressionnisme et de la modernité, il faut aussi rappeler que l’intertextualité, si dense dans cette œuvre, n’a pas un effet déstructurant, a fortiori destructeur, mais qu’au contraire, elle en constitue l’horizon spirituel. De cette façon, elle suscite et entretient jusqu’au bout le mouvement lyrique, qui est parfois porteur d’une utopie radieuse, et le plus souvent d’un désespoir radical. Ce mouvement lyrique, qui renforce l’attitude expressive, atteint sa réalisation la plus parfaite et la plus paradoxale lorsqu’il s’appuie sur la tradition orphique et élégiaque, qui conjugue ces deux fonctions primordiales que sont le chant et la plainte, « Gesang » et « Klage ».
32Bernhard Böschenstein a montré la présence conjointe de Rimbaud et Hölderlin dans Helian et à d’autres endroits de l’œuvre. Ce ne sont pas des réminiscences aléatoires mais des références structurantes de l’univers spirituel et poétique : réunir Hölderlin et Rimbaud pourrait être « un acte par lequel Trakl se situe poétologiquement »51. On complétera cette remarque et l’ensemble des observations de Bernhard Böschenstein par le fait que la dimension élégiaque est aussi très forte dans la poésie de Rimbaud – comme dans tout le XIXe siècle français, qui est nourri du sentiment de « l’exil des dieux » (Th. de Banville), de la vision d’un monde déserté par son principe spirituel.
33Il s’y ajoute la référence à Novalis, sous la forme décisive des attributs d’Orphée – un Orphée qui gardera, dans ses avatars ultérieurs, les caractères que lui donne le jeune Novalis dans le poème Orpheus, « der sanfte Orpheus, welcher die Leyer zuerst mit zärtlichen Tönen begabet »52. L’apparition de l’étranger dans le premier Hymne à la nuit est aussi une vision orphique qu’on serait presque tenté de lire comme une préfiguration des apparitions trakléennes : « … der herrliche Fremdling mit den sinnvollen Augen, dem schwebenden Gange, und den zartgeschlossenen, tonreichen Lippen »53. Cet étranger, dans l’œuvre de Trakl (« der heilige Fremdling »), anime les différentes versions du poème An Novalis ; l’attribut novalisien d’Orphée, l’adjectif « sanft », qualifie les acceptions spécifiquement trakléennes du chant, « die sanfte Klage der Amsel », « sanfter Gesang der Kindheit » dans Siebengesang des Todes, un poème où l’étranger invoque son étoile face à la mort. C’est sous le signe d’Orphée que s’accomplit la « passion » dans le poème éponyme. Quant aux poèmes consacrés à Elis, ils sont aussi imprégnés de l’imagerie novalisienne. Dans toutes ces occurrences, la présence de l’avatar novalisien d’Orphée est intense, porteuse des valeurs proprement poétiques du sacré, de l’éclat, du chant harmonieux – et de la mort. Cette référence anime et structure le chant dans le sens d’une thématique utopique, qu’elle confronte à la réalité du malheur irrémédiable.
34Cette double fonction, poétologique et thématique, de la référence orphique, est corroborée, dynamisée, intensifiée par la fonction élégiaque, à laquelle Trakl donne une application inouïe puisqu’il l’utilise à la fois pour exalter la tradition idéaliste et constater son naufrage dans un chant qui exprime le désespoir existentiel. Trakl reprend l’élégie dans la spécificité que lui a donnée Hölderlin, celle d’un genre qui permet de manifester l’émotion subjective sous la forme d’une méditation sur la défaillance du temps présent, mais tournée vers l’avènement futur de l’idéal. Cette conjonction de subjectivité et d’universalité pourrait bien être le modèle caché du projet poétique de Trakl. En tout état de cause, la référence à Hölderlin structure la poésie de Trakl. De cette manière, l’élégie lui imprime sa force lyrique – comme l’ont montré Hans Esselborn, puis Bernhard Böschenstein par de très minutieuses analyses.
35 Helian, la grande et impossible élégie trakléenne, met en scène deux échecs qui se déroulent sur deux plans différents, mais sont dramatiquement liés : celui d’une existence individuelle qui s’inscrit dans le présent, et celui d’une utopie poétique par laquelle Hölderlin pensait réconcilier les hommes et les dieux et concevait l’écriture comme une action salvatrice pour l’humanité. Le poète confronte sa propre existence et ce projet poétique à l’état de l’humanité, selon un diagnostic historique dans lequel l’échec du Christianisme s’exprime par d’innombrables variations sur la passion du Christ. Ainsi, partant d’un tableau de l’Arcadie bienheureuse, le poème développe une réfutation graduée mais impitoyable où les visions de réconciliation et de rédemption s’entrecroisent avec celles du malheur existentiel et de l’échec de la poésie, pour conduire au néant. L’atmosphère d’euphonie qui baigne la scène finale n’est pas un indice d’apaisement et de réconciliation, mais l’expression ambivalente de la tension élégiaque ; le traitement esthétique de l’horreur existentielle, nourri d’une tradition impuissante, combat le réflexe expressionniste du cri et fait de la parole poétique une sorte de rémission sans lendemain.
36Pour illustrer et comprendre cette inextricable implication de l’idéal dans la déréliction terrestre, on peut rappeler l’invocation du poète à la matière, dans L’Azur de Mallarmé : « Le ciel est mort. – Vers toi j’accours ! donne ô matière / L’oubli de l’Idéal cruel et du Péché / A ce martyr […] »54. La cruauté de l’idéal, qui est l’effet de son inexistence, et le péché, qui est l’effet de la croyance en Dieu, tels sont les éléments de la condition humaine qui vouent l’existence à la mort sans rémission ; ils forment, dans l’œuvre de Trakl, l’envers existentiel de la présence divine dans le monde, laquelle est sans cesse évoquée, sur le mode élégiaque, par des épiphanies poétiques lumineuses. Car, de l’idéal ou de Dieu, il ne reste rien que le geste qui l’invoque, la beauté des images, l’harmonie du chant. Mais ce déploiement d’esthétique ne fait du poème, comme le dit Trakl, qu’une « imparfaite expiation » (« eine unvollkommene Sühne ») – et ne suffit pas non plus pour que l’art devienne, comme l’aurait voulu Nietzsche, la seule justification de la vie55 ; en cela, Trakl n’est guère nietzschéen : le sens de sa poésie n’est pas dans l’esthétique, il est au-delà, comme le veut l’utopie, mais reste prisonnier de cet impossible dépassement. Ainsi, face à la détresse existentielle, la poésie de Trakl demeure fascinée par cet horizon chimérique qui lui inspire sa dynamique et les visions d’un salut toujours démenti. Les tout derniers poèmes le confirment de façon impressionnante : Klage débute par une vision allégorique de la mort d’Orphée dont la tête est ballottée par les flots de l’éternité, pour ne garder de son chant qu’« une voix sombre et plaintive » qui accompagne le naufrage de l’humanité dans l’indifférence du néant ; quant à Grodek, il conjure une dernière fois l’apocalypse guerrière par l’invocation élégiaque de l’esprit, impuissant face à la douleur de la mort et à la fin du monde.
37La situation poétologique de Trakl apparaît ici clairement : la solution « moderne », la voie post-nietzschéenne de la rupture radicale et de la métaphysique de l’art, lui est fermée ; de même que celle du sarcasme, de l’intellectualité et de ce refus du lyrisme que lui opposera, par exemple, le jeune Celan lorsqu’il répondra à Grodek par le poème Schöner Oktober56. Les moyens dont dispose Trakl sont ceux de la méditation élégiaque et de la confession subjective. Il les combine pour en faire une des formes les plus accomplies du lyrisme expressionniste.
38En résumé : la réfutation violente et douloureuse de l’idéal et de l’espoir d’une délivrance spirituelle – en quelque sorte la désolidarisation du lyrisme orphique et élégiaque de ses contenus traditionnels – ne dépouille pas le lyrisme de Trakl de son sens et de sa légitimité, pas plus qu’elle ne le dénature. Au contraire, elle renforce sa fonction expressive tout en attestant l’échec du projet spirituel dont il est porteur. Quant à la désorganisation du discours, elle n’est pas « moderne » par principe, a fortiori « déconstructive » comme la voit le post-structuralisme ; au contraire, elle suscite et accompagne le sursaut du lyrisme, produisant une tension insoutenable, sans exemple dans cette phase de l’évolution poétique générale.
Notes de bas de page
1 « Sind jene Verse, an die wir beim Wort modern denken, nicht gerade dadurch ausgezeichnet, daß sie […] uns schockieren durch die Zusammenhanglosigkeit ihrer Aussage, die fremde Willkür der Bilder ? […] Hugo Friedrich behält in seinem meisterhaften Buch über„ Die Struktur der modernen Lyrik“die Bezeichnung modern jener Lyrik vor, die in Rätseln und Dunkelheiten spricht, Absurdes und Alogisches in künstlerische Sprache hebt und den Leser […] verstört ». Karl Otto Conrady, Moderne Lyrik und die Tradition, in : GRM 41 (1960), p. 287 et 289.
2 « […] das für die Moderne so folgenreiche Dichten von der Sprache her, der Griff nach dem im Wort selber liegenden Impuls ». Hugo Friedrich, Die Struktur der modernen Lyrik, Reinbek, Rowohlt, 1956, p. 32.
3 Quelques noms seulement : Heinz Wetzel, Erich Bolli, H.-G. Kemper, Iris Denneler…
4 Moritz Baßler, « Wie Trakls„ Verwandlung des Bösen“gemacht ist », in : Interpretationen – Gedichte von Georg Trakl, hrsg. von H-G. Kemper, Stuttgart, Reclam, 1999, p. 125.
5 Manfred Engel, « Rilke als Autor der literarischen Moderne », in : Rilke-Handbuch, hrsg. von Manfred Engel, Stuttgart, Metzler, 2004, p. 525.
6 « Sprachsituation und immanente Poetik », in : Immanente Ästhetik - Ästhetische Reflexion. Lyrik als Paradigma der Moderne, hrsg. von Wolfgang Iser, München, Fink, 1966, p. 152.
7 Wolfgang Preisendanz, « Auflösung und Verdinglichung in den Gedichten Georg Trakls », ibid., p. 227-261.
8 « [die strukturalistischen Deutungsverfahren] verstärkten und differenzierten die Einsicht in die Formdominanz der Traklschen Poesie, in die hohe Semantizität auch der ästhetischen Phänomene, insbesondere der für seine Dichtung grundlegend wichtigen Lautstruktur, und von hier aus untersuchen neuerdings poststrukturalistische Ansätze die Autonomisierungstendenzen der Signifikantenkette und der poetischen„ Textur“ ». In : Interpretationen – Gedichte von Georg Trakl, op. cit., p. 8.
9 Hartmut Cellbrot, Trakls dichterisches Feld, Freiburg i. Br., Rombach Verlag, 2003, p. 11.
10 Georg Trakls Verhältnis zu Rimbaud. In memoriam Karl Klammer, in : Germanisch-Romanische Monatsschrift 9 (1959), p. 288-315.
11 Notamment Bernhard Böschenstein, « Hölderlin und Rimbaud. Simultane Rezeption als Quelle poetischer Innovation » in : Salzburger Trakl-Symposion, hrsg. von Walther Weiß & Hans Weichselbaum, Salzburg, Otto Müller Verlag, 1978, p. 9-27 ; Rémy Colombat, Rimbaud – Heym – Trakl. Essais de description comparée, 2 vol., Bern, Peter Lang, 1987.
12 « [la] relation de sincérité […] entre l’écrit et le vécu [est l’une des conditions de la] vraisemblance lyrique » ; « […] pour la sensibilité herméneutique contemporaine […], la complexité et la sinuosité textuelles ne représentent une valeur herméneutique et esthétique qu’à condition de se soumettre, en fin de compte, à l’unité rectiligne de l’expressivité ». Atle Kittang, Discours et Jeu. Essai d’analyse des textes de Rimbaud, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1975, p. 15 et 14.
13 « Les exigences d’une stricte prosodie sont l’artifice qui confère au langage naturel les qualités d’une matière résistante, étrangère à notre âme, et comme sourde à nos désirs ». Paul Valéry, Au Sujet d’Adonis. Œuvres I, Paris, Gallimard (= Bibliothèque de la Pléiade), 1957, p. 480.
14 « Rien de plus antique […] que cette croyance dans la force propre de la parole […] ». Paul Valéry, Je disais quelquefois à Stéphane Mallarmé, ibid., p. 649 ; « […] chez Hugo, chez Mallarmé […] paraît une sorte de tendance à former des discours non humains, et en quelque manière, absolus, – discours qui suggèrent je ne sais quel être indépendant de toute personne, – une divinité du langage, – qu’illumine la Toute-Puissance de l’Ensemble des Mots. C’est la faculté de parler qui parle ; et parlant, s’enivre ; et ivre, danse ». Paul Valéry, Rhumbs, Œuvres II, op. cit., p. 635.
15 Op. cit., p. 242-251.
16 Op. cit., p. 32 & 105.
17 « Meine Genossen waren Georg Heym, Franz Werfel, Georg Trakl, Else Lasker-Schüler, sie sind alle tot ». Gottfried Benn, Vortrag in Knokke, Gesammelte Werke, hrsg. von Dieter Wellershoff, Stuttgart, Klett-Cotta, 1966 [= GW], vol. I, p. 542.
18 Tristan Torsi [=Yvan Goll], Films [1914], Die Lyrik in vier Bänden, Berlin, Argon Verlag, 1996, vol. I, p. 9.
19 Iwan Goll, Der Expressionismus stirbt [1921], cité d’après : Expressionismus. Der Kampf um eine literarische Bewegung, hrsg. von Paul Raabe, Zürich, Arche, 1987, p. 180.
20 Ibid.
21 Cité par Goll, ibid.
22 « […] so wiederholte sich im Expressionismus […] Sturm und Drang. » Benn, Lyrik des expressionistischen Jahrzehnts, GW IV, op. cit., p. 380.
23 Ibid., p. 387.
24 Benn, Expressionismus, GW I, op. cit., p. 245.
25 « La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme […] ». Rimbaud à Paul Demeny, 15 mai 1871, Œuvres complètes, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard (= Bibliothèque de la Pléiade), 1972, p. 251.
26 Menschheitsdämmerung, hrsg. von Kurt Pinthus, [Vorwort 1919], Reinbek, Rowohlt, 1986, p. 25.
27 Benn, Lebensweg eines Intellektualisten, GW IV, op. cit., p. 30.
28 Georg Trakl, Werke. Entwürfe. Briefe, hrsg. von H.-G. Kemper, Stuttgart, Reclam, 1984, p. 221.
29 « anthropologische Substanz », in : Lebensweg eines Intellektualisten, GW IV, op. cit., p. 36.
30 Lettre du 13 mai 1871 à Georges Izambard, Œuvres complètes, op. cit., p. 248.
31 À Demeny, ibid., p. 251.
32 Lyrik des expressionistischen Jahrzehnts, GW IV, op. cit., p. 380.
33 Georg Trakl. Die Krise der Erlebenslyrik, Köln-Wien, Böhlau Verlag, 1981.
34 GW I, op. cit., p. 503.
35 Benn, Expressionismus, GW IV, op. cit., p. 247-248.
36 Lettre de juillet 1910 à Buschbeck, op. cit., p. 220.
37 Interpretationen, op. cit., p. 54.
38 Lyrik des expressionistischen Jahrzehnts, GW IV, op. cit., p. 378 & 383.
39 Nous pouvons laisser de côté les relations magiques et transcendantes, qui relèvent d’un autre aspect de la poétique de Benn, mais noter cependant que cette « transcendance » n’a rien d’idéaliste et se comprend plutôt comme une exploration anthropologique qui dépasse les limites conventionnelles du moi, et qui fonde l’expression.
40 « sprachimmanente Visionen ». Karlheinz Stierle, « Möglichkeiten des dunkeln Stils », in : Immanente Ästhetik…, op. cit., p. 190.
41 Op. cit., p 136.
42 Nietzsche, cité d’après Baßler, op. cit., p. 139.
43 Op. cit., p. 223-224.
44 Par exemple, parmi les premiers, Albert Berger, « Lyrisches Ich und Sprachform in Trakls Gedichten », in : Die Andere Welt : Aspekte der österreichischen Literatur des 19. und 20. Jahrhunderts, hrsg. von Kurt Bartsch e.a., Bern-München, Francke, 1979, p. 231-247.
45 « Entpersönlichung » selon Hugo Friedrich.
46 Paul Hoffmann, Symbolismus, München, Fink, 1987, p. 143.
47 Rimbaud à Demeny, op. cit., p. 252.
48 Hinfall der kosmologischen Werte, Nachlaß der achtziger Jahre, Werke III, hrsg. von Karl Schlechta, München, Hanser, 1969, p. 676.
49 Die Geburt der Tragödie, §5. Werke I, ibid., p. 37.
50 Lebensweg…, op. cit., p. 30.
51 « Sie [Rimbaud und Hölderlin] hier [in Helian] vereinigt zu haben, ist vielleicht auch ein Akt poetologischer Selbstsituierung ». Bernhard Böschenstein, « Arkadien und Golgatha », in : Interpretationen, op. cit., p. 89.
52 « Sieh drum wählt ich mir auch zu singen den sanfteren Orpheus / Welcher die Leyer zuerst mit zärtlichen Tönen begabet / Und mit harmonischen Liedern die Sitten der Hirten gebildet / Singend zum schrecklichen Orkus hinabstieg […] » Novalis, Orpheus, Werke in einem Band, hrsg. von H.-J. Mähl & R. Samuel, München, Hanser, 1981, p. 68.
53 Hymnen an die Nacht I, ibid., p. 149.
54 Mallarmé, L’Azur, in : Œuvres complètes, Paris, Gallimard (=Bibliothèque de la Pléiade), 1945, p. 38.
55 « denn nur als ästhetisches Phänomen ist das Dasein und die Welt ewig gerechtfertigt […] ». Die Geburt der Tragödie §5, op. cit., p. 40.
56 Cf. Barbara Wiedemann-Wolf, Antschel Paul – Paul Celan. Studien zum Frühwerk, Tübingen, De Gruyter, 1985, p. 72-74.
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