« Qui pouvait-il bien être ? »
Petite introduction à la lecture de Trakl
p. 319-327
Texte intégral
1Synthèse inouïe de tradition et de rupture, l’œuvre de Georg Trakl (1887- 1914) représente l’une des avancées extrêmes de la poésie de son temps. Etroitement liée à une situation historique dont elle porte les stigmates, elle échappe cependant à cette évidente détermination par l’originalité d’un langage qui concentre et ravive durablement les données contradictoires de l’évolution poétique : éveillant d’emblée le souvenir des « poètes maudits », elle impose, dans le décor des modes littéraires, la vérité péremptoire du drame existentiel sans éclaircir en rien le mystère de la transposition poétique du vécu ; loin des usages de la modernité, elle refuse l’auto-analyse, et c’est sous le signe ancien de la nécessité qu’elle transgresse les normes du discours ; nourrie de tradition, elle assimile les formules de ses modèles pour construire un lyrisme tendu vers la démonstration de sa propre impossibilité ; d’une virtuosité sans pareille dans l’exploitation des facultés combinatoires du langage, elle dramatise le paradoxe d’une fonction esthétique asservie aux suggestions de l’horreur indicible ; partagée entre l’oppression de la censure sociale et la volonté de communiquer, elle développe une forme d’obscurité codée dont la perfection esthétique a longtemps masqué le caractère subversif ; enfin, conjuguant les grandes obsessions spirituelles de l’humanité et la méditation d’un destin personnel déchirant, elle témoigne de la gravité essentielle d’une poésie qui assume, aux yeux de son auteur, le statut d’une « imparfaite expiation » (Aphorisme).
2Les lettres de Trakl nous laissent le témoignage d’une vie d’insupportable malaise, de souffrances physiques et morales, partagée entre le souci de son œuvre, les dérèglements « dionysiaques » et la désespérance du quotidien. La jeunesse de Trakl se déroule à Salzbourg jusqu’en 1908 : sa poésie en retiendra quelques impressions idylliques avant qu’elle lui apparaisse, plus tard, comme une « ville vermoulue, pleine d’églises et d’images de la mort »1. Elevé dans la religion protestante, le poète gardera du catholicisme ambiant une sensibilité baroque à la détresse humaine et les images consolatrices du sentimentalisme religieux. Son adolescence est plus que difficile : scolarité interrompue, expérience de la drogue, relations incestueuses ou ressenties comme telles avec sa jeune sœur Gretl. De 1905 à 1908, Trakl travaille comme stagiaire dans une pharmacie : ce métier, qui n’exige pas le baccalauréat, lui facilitera l’accès aux stupéfiants. Les débuts littéraires de Trakl ont un caractère purement local : deux pièces (Jour des morts [Totentag], Fata Morgana) représentées en 1906 puis détruites, quelques critiques au Salzburger Volksblatt qui sont déjà d’un lecteur averti. À Vienne (1908-1911/1912), où il accomplit en deux ans ses études de pharmacie puis effectue son service militaire, Trakl découvre l’avant-garde : il rencontre Kokoschka, Karl Kraus, espère beaucoup du critique Hermann Bahr, publie des poèmes dans des journaux de Salzbourg et de Vienne. Il compose le Recueil de 1909 (Sammlung 1909, publié en 1939 dans Aus goldenem Kelch) ; le recueil des Poésies [Gedichte] (Leipzig 1913) comprend beaucoup d’œuvres de la période viennoise. Les dernières années (Innsbruck 1912-1914) voient la dégradation de l’état psychique du poète et l’aggravation de son inaptitude à la vie. Le fait marquant de cette période a pourtant été le soutien indéfectible de Ludwig von Ficker, directeur de la revue Der Brenner. Dans le « cercle du Brenner », Trakl bénéficie en outre de la proximité amicale de personnalités nombreuses (Karl Kraus, Adolf Loos, Max von Esterle, Karl Röck, Theodor Däubler, etc...). L’une des dernières catastrophes de la vie de Trakl est l’avortement dramatique de Gretl à Berlin (il y rencontre à cette occasion Else Lasker-Schüler). Trakl s’engage au début de la guerre en qualité de pharmacien et participe à la bataille meurtrière de Grodek en Galicie (6-11 septembre) ; son état psychique motive un internement à l’hôpital militaire de Cracovie (7 octobre). Ludwig von Ficker a laissé de sa visite au poète (24/25 octobre) un récit sobre et poignant. Fin octobre, Trakl s’inquiète auprès de Kurt Wolff de la parution de Sébastien en Rêve [Sebastian im Traum] ; au soir du 3 novembre, il succombe à un excès de cocaïne.
3Lire cette « biographie d’une vie invivable » (Franz Fühmann), c’est aussi tenter de comprendre une poésie qui l’absorbe et la transforme d’une manière dont l’histoire littéraire offre peu d’exemples. La question de Rilke, sans cesse reprise depuis lors, « qui pouvait-il bien être ? »2, domine en effet la réception indépendamment des techniques d’analyse : le sentiment d’exclusion qu’éprouve le lecteur s’accompagne d’une égale participation aux drames intérieurs que cette poésie semble mettre en scène. Tout cependant n’est pas inexplicable dans cette œuvre, dont bien des thèmes renvoient aux conditions mêmes de sa genèse. La situation historique générale est celle du déclin de l’Empire austro-hongrois, caractérisé par l’aggravation de la question sociale et du problème des nationalités. Mais l’industrialisation et ses conséquences, extension du paupérisme et de la civilisation urbaine, sont des phénomènes européens, qui fournissent à l’expressionnisme un fonds commun d’images de la condition humaine ; l’originalité de Trakl est de soumettre ces évocations concrètes à un coefficient d’abstraction qui dépasse la critique sociale et universalise le malheur représenté (« le malheur du monde hante l’après-midi » dit le poème Spleen [Trübsinn]3). L’expressivité s’en trouve accrue, de même que le champ des significations. Quant aux paramètres les plus personnels (crise religieuse, crise morale, déstructuration de la personnalité), ils trouvent leur place dans un ensemble de préalables4 qui caractérisent le climat intellectuel et spirituel de ce temps : la crise générale de la connaissance englobe la pensée rationnelle, les valeurs idéalistes et l’existence de Dieu. Elle s’étend à toute forme d’organisation de la société (haine de l’histoire, de la « civilisation », refus du progrès, conscience du déclin), à la perception du réel, et trouve son expression artistique la plus commune dans un « subjectivisme » qui brise la cohérence empirique de l’individu et favorise toutes les formes de défi existentiel (ivresse, folie, tentations de la mort). De tout cela se dégage un modèle d’« aliénation »5 qui décrit un amalgame spécifique de comportement social et de fiction poétique.
4Le cas de Trakl, cependant, ne peut se réduire à ce schéma. L’inceste (« Blutschuld »), expérience vécue ou obsession fantasmatique6, lui donne une gravité singulière ; cette transgression fatale est la source d’un sentiment de culpabilité insurmontable, qui se nourrit de la conscience d’un péché à jamais impardonnable. Ainsi, la thématique de l’expiation, l’évocation désespérée des consolations divines, le recours aux images pieuses, tantôt exaltées, tantôt bafouées, ne sont pas de simples accessoires métaphoriques ; ils témoignent au contraire d’un attachement douloureux à l’« ordre ancien », qui distingue la révolte de Trakl de celle de ses contemporains. De même, le modèle théorique de la « dissociation du moi », s’il trouve une évidente confirmation dans l’organisation pathologique de la personnalité de Trakl, ne peut rendre compte d’une modalité essentielle du thème poétique et existentiel de la « folie » (« Wahnsinn ») : l’idée de malédiction. Cette obsession de la sanction religieuse la plus élémentaire s’accompagne, dans la poésie et les quelques réflexions autobiographiques de Trakl, d’une volonté de sublimation esthétique qui apparaît comme la seule légitimation possible d’une existence condamnée.
5L’innovation esthétique de Trakl intègre la tradition. Alors que les manifestes d’avant-garde rejettent tout « lyrisme », il en fait la composante majeure de sa poésie : la rupture des conventions, le bouleversement de l’écriture restent constitutifs d’un « langage de l’âme » où melos et dissonances thématisent une situation subjective nouvelle, inconnue de la poésie sentimentale. La continuité lyrique est notamment assurée par la technique de l’emprunt. Quantitativement sans précédent, qualitativement magistrale, celle-ci ne ressemble en rien à l’usage connu, subversif ou déférent, de la citation ; elle produit au contraire une assimilation parfaite, expressive et thématique, des éléments rapportés. Parmi les poètes, Hölderlin, Novalis et Rimbaud semblent avoir joué le plus grand rôle. Outre certaines particularités du discours, Hölderlin (« le frère sacré » du poème Hélian) fournit à Trakl les thèmes de la méditation élégiaque (réflexion sur les âges de l’humanité, sur l’État et l’avenir de l’Occident), et le modèle d’une poésie vouée au sacré et vécue comme un destin. Dans l’œuvre de Novalis (« l’étranger saint », À Novalis [An Novalis]), Trakl trouve principalement une représentation orphique du poète et du monde, et une phénoménologie de la vision qui déstabilise le réel en conjuguant abstraction et sensualité ; la spéculation novalisienne sur l’« indicible » d’une « sphère supérieure [...] entre l’être et le non-être » l’a certainement fasciné. Les apparitions trakléennes (Elis, Hélian, l’étranger) figurent cette utopie commune d’une existence spirituelle, que le contexte de l’œuvre réfute irrémédiablement. Quant à Rimbaud, il ne représente pas seulement l’exemple du révolté et du « poète maudit » : l’étude des emprunts à la traduction de Karl Klammer7 démontre une exploitation thématique cohérente, une adaptation des techniques de l’hallucination et une assimilation méthodique des formules euphoniques de la tradition ; c’est aux restes nostalgiques de la « vieillerie poétique » (Rimbaud), magistralement restitués par le traducteur, que Trakl s’est paradoxalement montré le plus sensible. Ces influences, auxquelles il faudrait ajouter d’autres noms, ne valent certes que par leur conjonction productive ; mais ce sont les voix de Hölderlin, Novalis et Rimbaud qui s’intègrent le plus parfaitement à la polyphonie originale du texte de Trakl. Quant au « cercle du Brenner », il fournit à la poésie de Trakl un « contexte » (Alfred Doppler) intellectuel où s’exprime, marquée par l’ascendant de Karl Kraus, une opposition foncière, religieuse et éthique, aux phénomènes modernes de l’aliénation. Les penseurs du Brenner actualisent ainsi les influences plus générales de Nietzsche ou Dostoïewsky : Carl Dallago, par l’analyse de la composante sociale du malheur et l’exaltation des parias, inspire sans doute la vision de personnages rédempteurs au sein de la réalité sordide (Sonia, Les Maudits [Die Verfluchten]) ; Karl Borromäus Heinrich (Christianisme et sexualité [Christentum und Sexualität]) réfléchit à la faute générique (« la faute de l’engendré » dans le poème Anif) et radicalise le péché originel : les images de la malédiction se nourrissent de ces idées auxquelles les discussions sur Otto Weininger ne sont pas non plus étrangères. L’utopie de l’« isolement » (« Abgeschiedenheit ») ressuscite l’idéal érémi tique qu’elle transpose au-delà de la mort : Trakl rend ainsi hommage à Heinrich en lui dédiant son Chant du trépassé [Gesang des Abgeschiedenen]. Mais si explicites que soient les références, les conjurations utopiques de la poésie trakléenne amalgament toutes les sources, dans un élan sans cesse brisé où dominent le ton élégiaque de Hölderlin et la transfiguration novalisienne (Chant occidental [Abendländisches Lied]).
6L’œuvre de la maturité échappe à toute lecture rationnelle. Le caractère principal du texte est en effet la discontinuité : il ne se constitue pas selon le mode discursif, dominé qu’il est par le brouillage syntaxique, l’usage arbitraire des catégories grammaticales, le non-respect de l’enchaînement logique ; il fait appel à d’autres fonctions du langage que l’association signifiant-signifié, son expressivité est souvent « non verbale » ; enfin, il refuse l’adéquation descriptive à la réalité empirique. Or, de nombreux facteurs d’unification compensent les accidents du texte : l’intensité des phénomènes visuels (l’image est souvent événementielle, polysémique, reflet ambigu du réel et de l’âme) ; la tonalité lyrique fondamentale (elle repose aussi bien sur les qualités physiques de la langue – sonorités, rythme, euphonie – que sur une sémantique de la subjectivité indépendante de la présence explicite du « je ») ; les cadres référentiels où s’inscrit cette poésie : explications du monde (mythe, religion, « Kulturkritik »), tradition et modèles littéraires, paramètres personnels de l’expression ; enfin, les « stratégies de persuasion » (Iris Denneler8), procédés d’écriture qui canalisent l’indétermination sémantique et suppléent aux insuffisances discursives (récurrences de toutes sortes, formalisation, appel à l’adhésion affective du lecteur).
7On a longtemps donné de l’obscurité trakléenne une interprétation esthétique et immanente, dans la ligne de la modernité post-mallarméenne : la langue poétique crée une réalité obéissant à ses règles propres. Mais depuis lors, la dimension psycho-sociale du langage a été prise en considération : l’infraction linguistique répercute une infraction sociale, l’écriture de Trakl est ainsi la réponse subjective à une situation de contrainte sociale (Adrien Finck9, Hans Esselborn10). Il apparaît alors que l’esthétique de rupture révèle une intention expressive et que la constitution particulière du texte manifeste une volonté de communiquer qui dépasse la censure individuelle et sociale (Denneler). La notion d’hermétisme perd ainsi de sa pertinence. Il reste que l’attrait de l’indicible, allié à la difficulté de communiquer, nourrit, dans la poésie de Trakl, un syndrome permanent de crise du langage, dont les formes et l’acuité évoluent : le problème est d’abord explicitement thématisé, puis les motifs du silence et de la parole impuissante s’intègrent à la texture des poèmes pour devenir à leur tour des éléments perturbateurs de la communication poétique. Mais l’omniprésence de l’indicible ne scelle pas l’échec de la poésie, dont la capacité expressive, au contraire, s’accroît à mesure que s’aggrave la confrontation du sujet avec l’inexprimable : seuls les moyens discursifs s’amenuisent et font la preuve de leur impuissance.
8L’œuvre de jeunesse comporte des essais dramatiques : ont été conservés La Mort de Don Juan [Don Juans Tod] 1906/1908 et Barbe-Bleue. Pièce pour marionnettes [Blaubart. Ein Puppenspiel] 1910, « théâtre du crime sadique » (Finck) influencé par le satanisme décadent. On y trouve aussi quelques pièces en prose où se mêlent nostalgie néo-romantique, vitalisme, provocation blasphématoire et lassitude décadente (Pays du rêve [Traumland] ; Barrabas, Maria Magdalena ; Abandon [Verlassenheit] – 1906). La poésie de cette période (Recueil de 1909) est de forme traditionnelle, tributaire des modes (néo-romantisme, décadence, Jugendstil). Les réminiscences y sont fortes (Rimbaud, Baudelaire, Hofmannsthal, Nietzsche), mais certains traits annoncent l’évolution ultérieure : attitude visionnaire, coloration psychique des images, traitement du matériau biographique, qualité des impressions sensorielles. Le pôle subjectif est très marqué par le mouvement général de confession lyrique, mais il est aussi problématisé : l’expression mélodieuse est souvent contredite par le contenu (faute, malaise, difficulté de la parole) et l’identité subjective tend vers l’inconsistance, preuve sans doute de la difficulté qu’éprouve le moi à s’exprimer dans les formes de la convention lyrique.
9La deuxième phase de la poésie de Trakl (fin 1909 – automne 1912) correspond aux indications poétologiques succinctes que fournissent trois lettres à Erhard Buschbeck. Les deux premières (fin juillet 1910) établissent les données de l’écriture nouvelle : une discipline formelle rigoureuse (« la manière ardemment conquise »11) qui produit une composition paratactique (« ma manière imagée consistant à fondre, dans quatre vers d’une strophe, quatre images partielles en une impression unique »12) destinée à contenir l’effervescence de la matière subjective (« un infernal chaos de rythmes et d’images »13). La troisième lettre (automne 1911, sur le poème Lamentations [Klagelied]) exprime une exigence d’impersonnalité et de « vérité », liée à une « forme universelle » par laquelle le poète « [se] soumet sans conditions à ce qu’il faut représenter »14. Il en résulte une apparence d’objectivité : la parataxe et la rigueur formelle imposent au flot des visions une segmentation régulière tandis que l’effacement du « je » suggère la neutralité de la restitution. Cependant, l’image apparaît comme l’objectivation des forces qui animent le chaos de l’intériorité : la poésie représente un monde où les repères empiriques et sémantiques de l’existence humaine sont abolis, et son impersonnalité formelle est un signe nouveau de l’ébranlement subjectif. La tension entre la forme et le contenu caractérise la nouvelle manière de Trakl (Trois regards dans une opale [Drei Blicke in einen Opal], Rêve du mal [Traum des Bösen]) ; par ailleurs, l’attachement à la forme du « Lied » et aux valeurs d’harmonie du lyrisme conventionnel persiste et rappelle, au sein des Poésies, l’esprit du recueil de 1909 (La belle ville [Die schöne Stadt]), mais dans un contrepoint voué à l’échec.
10La troisième phase (fin 1911 – début 1914) comprend un grand nombre de poèmes du volume des Poésies (1913) et le recueil Sebastian im Traum, publié en 1915. Psaume [Psalm] (septembre 1912) en marque le début, Helian (janvier 1913), qui conclut les Poésies, en donne la confirmation. Les variantes se multiplient, les vers libres apparaissent, les formes régulières se maintiennent partiellement. Le découpage rythmique nouveau annule les restrictions de l’arbitraire formel et permet d’organiser le poème en épisodes scéniques ou en séquences visuelles plus développées. Le recours occasionnel au vers de l’élégie ou du « ; » à l’intérieur de constructions irrégulières produit, en écho à la tradition, des effets rythmiques et sémantiques particuliers (À l’enfant Elis [An den Knaben Elis]). Par ailleurs, les formes rigoureuses persistent pour créer un contraste dissonant avec les thèmes de la problématique expressionniste (Melancholie). La fonction structurante est principalement assurée par un réseau serré de correspondances sonores où l’euphonie garde un rôle prépondérant à côté de schémas incantatoires imités de la poésie archaïque.
11C’est dans cette partie de l’œuvre que se multiplient les personnages : Elis, Hélian, Kaspar Hauser, l’étranger, le solitaire, la sœur... D’une complexité inépuisable, ils suggèrent de façon convergente une forme d’existence où dominent l’expérience de l’harmonie et la fatalité de la souffrance et de la mort. Porteurs d’une forte tension utopique, ils prennent souvent, dans la phénoménologie des poèmes, l’allure d’apparitions. Les figures principales d’Elis et d’Hélian amalgament, entre autres sources, une composante romantique (exaltation de l’enfance et des origines, méditation sur les âges de l’humanité, vision orphique, mythe de la métamorphose) et une composante chrétienne (mythe de la Passion assimilé à la fonction rédemptrice de la poésie, rejoignant l’orphisme). La grande élégie Helian met en scène le « frère sacré » (« der heilige Bruder ») dans un syncrétisme total des représentations utopiques, inexorablement réfutées par la dynamique d’une descente aux enfers. La diction harmonieuse et le parti pris de transfiguration esthétique de l’horreur relèvent d’une technique opposée à la forme expressionniste du « cri ». Tous les personnages sont d’une grande polyvalence. Supports thématiques complexes, ils représentent aussi les virtualités multiples d’un moi non défini ; facteurs d’obscurcissement et de fragmentation de l’identité, ils s’inscrivent ainsi dans la problématique expressionniste générale de la « dissociation du moi »15.
12La dernière phase de l’œuvre voit naître un style nouveau représenté par les poèmes publiés d’avril à novembre 1914 dans le Brenner. Peut-être inspiré des hymnes tardifs de Hölderlin, il se définit par une syntaxe heurtée (« harte Fügung », selon l’analyse de Norbert Hellingrath), un rythme brutal, une grande concentration de substantifs ; le caractère éruptif du discours engendre une violence de type expressionniste que la polysémie préserve cependant de l’emphase et du pathos ambiants (Le cœur [Das Herz], Le sommeil [Der Schlaf], L’orage [Das Gewitter]). Parallèlement, le style élégiaque subsiste dans les poèmes posthumes (Rêverie [Träumerei], Retour [Heimkehr], Déclin [Neige]) – ainsi que dans quelques publications du Brenner, comme Abandon à la nuit [Nachtergebung], où s’impose un souci de laconisme et d’intensité retenue. La thématique y reste conforme au modèle d’Hélian alors que le « lyrisme apocalyptique » (Finck) du Brenner fait appel à de nouvelles images (montagnes, orages, destruction et chaos) pour exprimer non seulement le sentiment général de fin du monde, mais la proximité réelle de la guerre et les derniers événements terribles de la vie de Trakl. Les derniers poèmes, écrits sous le coup d’une bataille meurtrière, combinent diction expressionniste et sublimation esthétique dans une ultime tentative de conjuration élégiaque qui hésite entre le pathos utopique (Grodek) et la désespérance la plus noire (Lamentation [Klage]). Les textes en prose de la maturité (Métamorphose du mal [Verwandlung des Bösen], Rêve et folie [Traum und Umnachtung]) dans Sébastien en rêve, puis Révélation et déclin [Offenbarung und Untergang] dans le Brenner, mai 1914) présentent sous forme de fiction (auto-) biographique des existences déchirées entre l’appel de la lumière et la fatalité de l’obscur. Les images et la problématique sont celles du lyrisme ; le tour narratif nuit à la densité de l’expression mais démontre a contrario que la confession reste la fonction sous-jacente d’une poésie qui s’efforce à l’impersonnalité. Un Fragment de drame [Dramenfragment] en deux versions (début 1914), usant de l’artifice du dialogue symboliste, annonce Révélation et déclin.
13La question de Rilke qui, de manière si peu conforme aux préjugés de la modernité, relie l’énigme du langage à celle de la personne du poète, trouve dans ce cahier d’Europe quelques prolongements spécifiques.
14Lionel Richard donne la parole au poète au terme d’une méditation qui évoque ses rencontres personnelles avec l’œuvre en même temps qu’elle esquisse son cheminement à travers le paysage éditorial français. Bernard Banoun propose ensuite, dans une traduction inédite, un choix essentiel de lettres de Trakl d’où ressort implicitement une sorte de poétique du malheur existentiel. Complétant ces textes, le récit qu’a donné Ludwig von Ficker des dernières heures du poète révèle avec une émouvante sobriété un peu de cet univers « hanté » par la souffrance et par la poésie. Combinant documentation et interprétation, le dossier que présente Gérald Stieg sur Trakl et Karl Kraus montre les retombées poétiques de la rencontre de deux personnalités si dissemblables.
15Les trois interprétations qui suivent s’attachent, dans des perspectives différentes, au phénomène le plus spécifique de l’écriture de Trakl : son irréductible labilité, source d’une inépuisable polysémie. La lecture que donne Bernard Böschenstein du poème Helian, qui est à tous égards le pivot de l’œuvre de Trakl, fait ressortir, dans l’entrelacement des motifs, la combinaison paradoxale de succession et de simultanéité, et le principe d’une écriture qui, tout comme la thématique, associe progression et immobilité. Karine Winkelvoss, s’appuyant sur des concepts de l’histoire de l’art, s’interroge sur la « teneur temporelle » des images de Trakl et voit dans les figures trakléennes les représentations d’un « modèle temporel de la survivance et de la métamorphose » qui supplante la dualité de l’âge d’or et du néant. Gilles Jallet, enfin, propose de lire la poésie de Trakl comme un dépassement de la parole, une percée vers le silence et la musique destinée à combattre « le mensonge de l’écriture ».
16Pour conclure ce cahier, à la manière d’une récapitulation, l’étude de Laurent Cassagnau sur la réception de Trakl en France retrace les progrès de la diffusion de son œuvre et montre le rôle qu’elle a joué dans le débat intellectuel et la création littéraire.
Notes de bas de page
1 Lettre du 19 février 1913 à Karl-Borromäus Heinrich. Les lettres sont citées dans la traduction inédite qu’en donne Bernard Banoun dans ce cahier : Europe, n° 984, avril 2011, p. 38-52, ici p. 46.
2 Après la lecture de Sébastien en rêve, dans la lettre du 15 février 1915 à Ludwig von Ficker (« wer mag er gewesen sein ? »). In : Über Dichtung und Kunst, hrsg. von Hartmut Engelhardt, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1974, p. 63-64.
3 Les titres en français des poèmes de Trakl sont empruntés à Georg Trakl, Œuvres complètes. Traduites de l’allemand par Marc Petit et Jean-Claude Schneider, Paris, NRF-Gallimard, 1972, ici p. 55.
4 Cf. Gebhard Rusch & Siegfried J. Schmidt, Das Voraussetzungssystem Georg Trakls, Braunschweig, Fr. Vieweg & Sohn, 1983.
5 Thomas Anz, Literatur der Existenz. Literarische Psychopathographie und ihre soziale Bedeutung im Frühexpressionismus, Stuttgart, Metzler, 1977.
6 Cf. Hans Weichselbaum, Georg Trakl. Eine Biographie mit Bildern, Texten und Dokumenten, Salzburg, Otto Müller Verlag, 1994.
7 Arthur Rimbaud, Leben und Dichtung, übertragen von K.L. Ammer, eingeleitet von Stefan Zweig, Leipzig, Insel, 1907.
8 Konstruktion und Expression. Zur Strategie und Wirkung der Lyrik Georg Trakls, Salzburg, Otto Müller, 1984.
9 Georg Trakl. Essai d’interprétation, Lille, service de reproduction des thèses de l’Université de Lille, 1974.
10 Georg Trakl. Die Krise der Erlebenslyrik, Köln-Wien, Böhlau-Verlag, 1981.
11 « die heiβ errungene Manier », in : Georg Trakl, Werke. Entwürfe. Briefe, hrsg. von H-G. Kemper & R. Max, Stuttgart, Reclam, 1984, p. 220.
12 « meine bildhafte Manier, die in vier Strophenzeilen vier einzelne Bildteile zu einem einzigen Eindruck zusammenschmiedet », ibid.
13 « ein infernalisches Chaos von Rhythmen und Bildern », ibid., p. 221.
14 « Ich bin überzeugt, daβ es dir in dieser universellen Form und Art mehr sagen und bedeuten wird, denn in der begrenzt persönlichen des ersten Entwurfes. […] es [fällt] mir nicht leicht […], mich bedingungslos dem Darzustellenden unterzuordnen und ich werde mich immer und immer berichtigen müssen, um der Wahrheit zu geben, was der Wahrheit ist », ibid., p. 224.
15 Silvio Vietta, « Ichdissoziation im Expressionismus », in : Vietta & Kemper, Expressionismus, München, Fink, 1975.
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