De Nietzsche à Rilke. Observations sur les représentations conceptuelles et poétiques
p. 209-265
Texte intégral
1« Une poésie post-nietzschéenne »1 : telle est, historiquement définie, la situation de l’œuvre de Rilke. Mais parmi tous les poètes contraints d’affronter le « nihilisme »2, nul autre sans doute n’a envisagé avec autant de cohérence les modalités nouvelles d’une existence déstabilisée par le bouleversement nietzschéen, ni exploré avec autant de ferveur et d’angoisse les voies ainsi ouvertes à l’expérience humaine. Les questions que se pose Malte au début de ses Carnets, et qui le poussent à écrire, portent la marque évidente de Nietzsche :
Ist es möglich […], daß man noch nichts Wirkliches und Wichtiges gesehen, erkannt und gesagt hat ? […] Ist es möglich, daß man trotz Erfahrungen und Fortschritten, trotz Kultur, Religion und Weltweisheit an der Oberfläche des Lebens geblieben ist ? (Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge, SW VI, p. 726-727).
[Est-il possible […] qu’on n’ait encore rien vu, rien su, rien dit qui soit réel et important ? […] Est-il possible qu’en dépit de toutes les inventions et de tous les progrès, qu’en dépit de la civilisation, de la religion, de la philosophie, on en soit resté à la surface de la vie ? » (Les Carnets de Malte Laurids Brigge, Œ.Pr., p. 447-448)].3
2Et lorsque l’auteur lui-même résume en ces termes l’enjeu exclusif du livre : « […] comment est-il possible de vivre, alors même que les éléments de cette vie nous sont totalement insaisissables »4, il décrit implicitement l’intention pragmatique de toute son entreprise poétique : trouver une possibilité d’écrire, et donc de vivre, après Nietzsche. En conséquence, Fülleborn explique la portée existentielle de l’écriture aux yeux de Rilke comme la « réalisation du précepte nietzschéen selon lequel “l’art est la tâche la plus haute et l’activité proprement métaphysique de cette vie” »5.
3C’est ainsi que la phénoménologie poétique de Rilke, inlassablement, s’efforcera de tracer les contours visibles et d’exprimer la consistance invisible d’un monde privé d’« arrière-mondes »6, de dessiner le parcours d’une vie confinée dans l’immanence7 et pourtant prise dans la dynamique transcendante du dépassement8. Cette coloration singulièrement nietzschéenne de la poésie de Rilke, hors de toute reconnaissance explicite, montre bien que le théoricien du « renversement des valeurs » laissait aux poètes qui lui succéderaient d’autres options esthétiques et d’autres préoccupations qu’entrer dans l’avant-garde ou restaurer la tradition9. En inspirant à Rilke une vision neuve des rapports de l’art et de la vie, la réflexion nietzschéenne allait en effet susciter des solutions poétiques originales, aussi éloignées de l’innovation symboliste que du conservatisme néo-romantique.
4La réception rilkéenne de Nietzsche est particulière10 : seule est attestée la lecture de La Naissance de la tragédie et des Considérations…, celle du Zarathoustra n’est révélée que par des allusions et des indices, certes nombreux ; la connaissance d’autres œuvres est cependant plus que probable11. Quant aux témoignages explicites, ils sont en contradiction flagrante avec la présence continue de Nietzsche dans les textes de Rilke. Au temps de son adhésion quasi épigonale, il écrit ainsi paradoxalement :
Lisez peu en allemand, très chère Hélène : oubliez Nietzsche, je vous prie. Quand le soir il me vient à l’esprit que vous voulez le lire, j’en perds le sommeil. À quoi bon cela ?
5Peu après, il qualifie le philosophe d’« artisan de sa propre réfutation » [ « Widerleger seiner selbst »], regrettant aussi une réception inadéquate : « qu’il est petit, Nietzsche, depuis qu’en Allemagne tous les garçons de boutique sont devenus nietzschéens »12. La même ambiguïté ressort du récit de Lou Albert-Lasard :
[Rilke] refusait d’aborder Nietzsche. Je me rappelle avec quelle vigueur il repoussa la proposition que je lui fis de le lire. Je crois cependant qu’en dépit de leurs tempéraments contraires, ils ont quelque chose de commun qui reste à découvrir. Peut-être est-ce justement pour cela qu’il lui semblait dangereux.13
6Les modalités d’intégration de la réflexion et des formules nietzschéennes dans l’œuvre de Rilke varient au fil du temps. Les débuts sont véritablement ceux d’un disciple : les récits L’Apôtre [Der Apostel] et Ewald Tragy, de même que le cycle des Visions du Christ [Christus-Visionen] reprennent le tout-venant des conceptions nietzschéennes (élitisme, aristocratisme de l’art, critique du langage convenu, exaltation de la vie et de la solitude créatrice, négation de l’essence divine, révolte sociale)14 ; moins anecdotiques sont les journaux intimes tenus à Florence (1898) et Schmargendorf (1898-1900) : « Le Journal florentin [se lit] comme l’exégèse pure et simple de Nietzsche », estime Theo Meyer (p. 201) ; le dialogue implicite avec Lou Andreas-Salomé, auteur d’un essai et d’un livre sur Nietzsche15, n’y est sans doute pas étranger. Les thèmes nietzschéens marquent aussi les réflexions poétologiques de cette période (Sur l’art, La Valeur du monologue, Notes sur la mélodie des choses, 1898), de même que les débuts du Livre d’heures (Le Livre de la vie monastique, 1899). Mais le seul commentaire direct de l’œuvre de Nietzsche est constitué par les Notes marginales sur la « Naissance de la tragédie » de Friedrich Nietzsche [<Marginalien zu Friedrich Nietzsche – ‘Die Geburt der Tragödie’>] (1900)16, jadis minimisées, à présent regardées comme l’amorce tangible d’une assimilation critique des contenus nietzschéens, qui devait se développer sans rupture tout au long de la production de Rilke. Par la suite, ce sont des phénomènes d’une autre nature qui domineront : emprunts inavoués, contamination d’images, convergences et parallélismes tacites…, autant de signes de la rencontre d’une pensée et d’une poésie qui, sans fonder une véritable communauté spirituelle, évoquent néanmoins la persistance d’un horizon commun que l’écriture poétique reflète avec des nuances infinies. Cette « substance » nietzschéenne17 souvent diffuse suggère aussi que le problème ne saurait se limiter à un état des emprunts ; ainsi Hillebrand reproche-t-il à Erich Heller le caractère « fermé »18 de ses observations. Ce dernier, cependant, a bien conscience des modalités de cette appropriation créatrice, et la décrit comme telle sans dogmatisme :
Rilke n’était guère enclin à reconnaître ses dettes intellectuelles ; il pensait lui aussi que seules comptaient l’assimilation et la métamorphose opérées par son art.19
7Quoi qu’il en soit, l’hypothèse de la rencontre résiste à toutes les objections, notamment à la démonstration des divergences. La situation spirituelle que Nietzsche a créée puis imposée par sa puissance verbale exceptionnelle, a procuré les fondements indiscutables d’une démarche poétique qui, suscitant et exploitant d’autres ressources du langage, laisse entrevoir une parenté profonde autant qu’une façon bien différente d’être au monde. De l’expérience partagée20 naissent en effet des discours voisins mais dissemblables dont la poésie, asymptote de la pensée pour Nietzsche et pratique existentielle pour Rilke, reste à la fois la modalité commune et le principal discriminant.
II
8L’exploration d’un tel champ de convergences ne va pas sans interprétation. Pourtant, loin d’obérer le constat des faits, celle-ci a dynamisé la lecture comparée et la recherche de nouveaux indices. Il convient cependant d’évoquer tout d’abord des travaux dont la valeur est fondamentalement explicative, et dont le propos est moins tributaire de l’interprétation que de la volonté d’éclairer historiquement la situation intellectuelle et la relation des deux œuvres : ceux de Theo Meyer et de Manfred Engel.
Les données du problème
9Le livre de Theo Meyer21, de caractère encyclopédique, s’efforce, pour ce qui est de Rilke et Nietzsche, de sérier les thèmes convergents et de nuancer l’usage des notions communes. Son exposé s’ouvre sur une objection préalable opposant le « monisme » de Rilke à la philosophie nietzschéenne de la vie22 : « le sentiment de la vie qui s’y manifeste est moins nietzschéen que franciscain » (p. 198) ; la formule reprend une idée d’Erich Heller23, de même que le rapprochement entre « volonté de puissance » et « intériorité » : « Nietzsche est le penseur-poète de la volonté de puissance, Rilke le poète de l’intériorité » (p. 197)24. Vient ensuite l’inventaire détaillé des convergences où la première place est accordée au « créateur ». Le terme de « Schaffender » est le maître-mot des parties « nietzschéennes » du Journal florentin, et l’exaltation du pouvoir créateur de l’artiste remet en cause la notion de « Dieu ». Mais contrairement à la pure et simple négation nietzschéenne, le terme « Gott » reste ambivalent aux yeux de Rilke, désignant à la fois une création de l’homme et le but ultime du dépassement de l’humain, bien au-delà du Livre d’heures d’ailleurs : « Significativement, le mot “Dieu” garde pour Rilke toute sa dignité » (p. 204). L’étude de la relation du langage et de la vie montre le rôle décisif de Nietzsche comme inspirateur du scepticisme de Rilke dans ce domaine (p. 206). Celle du rapport entre la vie et le monde donne lieu à d’importantes distinctions, fondées sur la définition du « dionysien » dans les Notes marginales (SW VI, 1165) : au-delà de l’abolition commune du principe d’individuation, la tendance moniste de Rilke25 l’incite à considérer le « quotidien », contrairement à Nietzsche, comme un vecteur privilégié de l’accès au monde, au prix d’un « malentendu productif » sur la « dialectique nietzschéenne de la vie et de l’apparence » (p. 207). Plus globalement, c’est la valeur différente du concept de « Leben » [ « vie »] qui est ici décisive : alors qu’il désigne pour Nietzsche « l’énergie créatrice dionysienne », il est pour Rilke « l’être universel indicible », ce que corrobore le fait que le nom de « Dionysos » ne supplante pas celui de « Gott ». Il en résulte une attitude au monde plus humble et plus fraternelle26 que cette confrontation qu’appelle le « renversement des valeurs ». Le rôle de l’artiste s’en ressent également : dès les Notes marginales, Rilke dépasse la simple fonction de médiateur de l’être que lui attribue la Naissance de la tragédie, pour en faire un acteur de la création, un auxiliaire de la force créatrice universelle27. La présence de Nietzsche dans l’œuvre ultérieure est évoquée avec moins de précision, compte tenu de la manière dont elle est attestée. Outre les trois grands axes communs (« immanence universelle », « adhésion à l’existence » et « créativité », p. 210), on notera la comparaison entre le « surhomme » et l’« ange », qui mène à une distinction claire entre la certitude de la proclamation nietzschéenne et la polysémie de l’image rilkéenne, symptôme d’une approche précautionneuse de l’indicible28. La perspective encyclopédique de Theo Meyer lui permet aussi d’observer que l’attitude de Rilke envers Nietzsche est conforme aux tendances générales de la réception productive de sa philosophie dans les premières décennies29 ; Rilke, fasciné par les problèmes de la solitude, de la création et de la vie, reste trop attaché à l’espoir du « sens » pour ne pas s’effrayer de la subversion nietzschéenne.
10Quant au travail de Manfred Engel30, c’est une élucidation poétologique exemplaire. L’influence de Nietzsche y est présentée dans son opposition à celle du symbolisme, alors dominante : tandis que ce dernier s’appuie sur la dualité de l’esprit et de la nature, Nietzsche l’abolit et permet ainsi de refonder la subjectivité sur l’expérience de la totalité (p. 105) ; et tandis que la « métaphysique de l’art » n’a, pour le symbolisme, d’autre but que de s’affranchir du monde empirique et de la volonté, elle s’ancre, aux yeux de Rilke, dans la « philosophie de la vie », satisfaisant de la sorte à deux exigences contraires : la rupture avec le réel se trouve investie dans l’exaltation vitaliste du moi, et le moi vient se confondre avec la vie dans une expérience moniste où se rejoignent « vie totale » [ « All-Leben »] et « intériorité humaine » (p. 106). Ces orientations sont attestées dès les premiers essais poétologiques. Engel montre que les lectures nietzschéennes de Rilke lui permettent d’associer la conception dionysienne de l’artiste et l’esthétique du « prétexte », et que le Journal florentin ébauche un mode d’existence correspondant à la réinterprétation de cette esthétique, d’origine symboliste, selon les principes de la philosophie de la vie ; les effets principaux en sont alors : « potentiation et monumentalisation du moi » et « relation à la vie (intérieure) » (p. 108). Le rôle de Nietzsche dans le dépassement du subjectivisme et de l’esthétisme des débuts de Rilke est donc essentiel. La somme de ces expériences nouvelles est constituée, selon Manfred Engel, par les textes Du paysage [Von der Landschaft] et Worpswede, qui posent la réalité autonome du monde des objets :
Pour la première fois, le monde des objets apparaît aux yeux de Rilke non pas seulement comme un ensemble de « prétextes » à l’évocation de la plénitude intérieure, mais comme une part autonome du réel, étrangère à toutes les catégories humaines, dans l’harmonie d’une durée et d’une certitude supérieures [...]. (p. 108)
11On peut noter ici que cet attachement au réel, lui aussi d’origine nietzschéenne, est le fondement de la revendication « métaphysique » de l’art en situation d’immanence, et devrait constituer le correctif implicite des interprétations qui tendent à valoriser exclusivement l’absolu de l’art et à radicaliser sa rupture avec le réel. Manfred Engel souligne la pérennité de l’esthétique de jeunesse de Rilke et, partant, la constance des positions poétologiques acquises sous l’influence de Nietzsche31 ; le souci d’équilibre qui se dessine dans la période médiane32 montre cependant que c’est alors moins l’extrémisme nietzschéen qui domine que « la tentative de refonder la subjectivité par la philosophie de la vie » (p. 109)33.
Les grand thèmes de l’interprétation
12Au chapitre des interprétations, le bilan des études ne peut qu’accorder une place d’honneur à celle d’Erich Heller34 : bien qu’alourdie par des considérations sur la poésie et la pensée et des références à la littérature européenne, elle a fixé avec précision les objets et les thèmes de la comparaison. Tout en jugeant avec sévérité les débuts nietzschéens de Rilke (il minimise les Notes marginales, mais souligne l’importance du Journal florentin), Heller en dégage clairement les thèmes prometteurs ; mais l’essentiel de ses observations porte sur l’œuvre de la maturité, l’année 1922 étant à ses yeux le moment le plus fort du rapprochement intellectuel et spirituel (p. 77). Les problèmes que soulève Heller alimentent toutes les réflexions ultérieures. On y trouve en premier lieu l’analyse d’une vision commune de l’existence comme « alchimie de la solitude et de la souffrance » (p. 80), au sein de laquelle l’adhésion « tragique » à la vie est source d’exaltation et de dépassement ; le dialogue avec les « choses », conséquence de l’approche anti-métaphysique du réel, y permet d’accéder à la dimension de l’être. Un autre point de la comparaison est de montrer comment la situation d’« immanence absolue » (p. 104) entraîne une « révision radicale de toutes les limites de l’expérience humaine » (p. 92) et engendre des formes semblables de « transgression des catégories de la sensibilité et de la pensée » (p. 104) ; ce processus a pour moteur le principe de « potentiation » qui produit les modèles du « surhomme » et de l’« ange » appelés à « transfigurer » une « existence irrédimable » (p. 108), et aussi ces antidotes de l’éphémère que sont l’« éternel retour » et la métamorphose de l’instant dans une « intériorité sans fin » (p. 107), selon l’exclamation de la neuvième Élégie : « ein Mal gewesen zu sein… » (SW I, 717) [ « avoir été une fois cela… », Œ.P., 550]. L’auteur d’une telle transformation est l’artiste, dont le pouvoir créateur est seul capable de surmonter l’inanité tragique de l’existence ; les Élégies de Duino et les Sonnets à Orphée répondent ainsi, selon Heller, à l’analyse que faisait Nietzsche de la Naissance de la tragédie : « das ganze Buch kennt nur einen Künstler-Sinn und – Hintersinn hinter allem Geschehen » (Versuch einer Selbstkritik, NW I, 14) [ « ce livre ne reconnaît, derrière tout advenir, qu’une pensée et arrière-pensée d’artiste » (Essai d’autocritique, Œ1, 27)]. Enfin, l’idée maîtresse d’Erich Heller est d’affirmer la continuité du modèle orphique sur la base d’une adaptation des représentations mythiques aux « attitudes modernes de l’âme » : « l’Orphée de Rilke et le Dionysos de Nietzsche sont des dieux frères » (p. 80). Pour lui, Nietzsche ne résout pas l’antagonisme de Dionysos et d’Apollon par la victoire de l’un sur l’autre, mais par la « synthèse » (p. 84) de ces deux principes, union indéfiniment nécessaire de la forme et du chaos, un « Dionysos-Apollon » dont le véritable adversaire est le Christ. Selon Heller, Rilke mène cette idée à son terme : il réalise l’espoir de la Naissance de la tragédie et ressuscite les dieux dans leur grandeur première ; ainsi l’Orphée du vingt-sixième sonnet de la première partie (SW I, 747-748) est-il un avatar de cette « divinité duale » [ « zweieinige Gottheit », p. 86] Dionysos-Apollon, et le dix-septième sonnet (SW I, 741-742) un élément d’« anthropologie apollino-dionysienne de portée universelle » (ibid.). La méthode d’Erich Heller n’est pas sans défaut : elle instaure entre les œuvres un dialogue fictif qui donne à Rilke le rôle d’un continuateur et suppose expressément que Nietzsche aurait vu en lui un poète selon son cœur35. Il en résulte une dramatisation nietzschéenne de Rilke qui gomme ce facteur essentiel qu’est la spécificité de l’expression. Cependant, il n’est pas d’étude ultérieure qui ait pu se passer de ses constats, de ses hypothèses et de ses intuitions.
13Le mérite d’Irina Frowen36 est d’avoir, en réaction à Heller, affirmé l’intérêt des Notes marginales en en proposant une analyse systématique d’où ressortent l’importance et les limites de la réflexion nietzschéenne pour la théorie esthétique du jeune Rilke. Entre-temps, Manfred Engel avait corrigé globalement les jugements péjoratifs sur l’œuvre de jeunesse en démontrant la continuité de la poétique de Rilke et ses sources nietzschéennes37. Parallèlement donc, et sans s’y référer, Frowen confirmait ce propos en élucidant avec méthode un texte d’autant plus symptomatique qu’il en est lui-même dépourvu. L’intention générale de l’étude est de montrer les nuances, voire les divergences, qui accompagnent l’adoption des idées de Nietzsche. Ainsi, l’approbation du rôle de la musique (« der Große Rhythmus des Hintergrunds » [ « l’arrière-plan rythmique du monde »], SW VI, 1163) comme manifestation de la puissance dionysienne masque, selon Frowen, une appréciation différente du rôle de l’artiste : alors que pour Nietzsche, la musique est le fruit d’une transformation opérée par l’art, une apparence qui maîtrise le tragique de l’existence, elle est pour Rilke « force divine non employée » (ibid.), c’est-à-dire, selon Frowen, « une force immanente […] que l’artiste, continuant la création, essaie de compléter » (p. 25), ainsi que le suggère déjà la notion de « mélodie des choses ». Le deuxième point concerne la théorie du drame ; on y voit que Nietzsche, par ses réflexions sur le chœur antique, confirme Rilke dans sa conception anti-naturaliste et prépare la définition que donnera Malte du théâtre, à la fois expérience communautaire et lieu de l’intériorité. Par ce biais s’expliquent aussi le rejet du drame wagnérien, et le regret que Nietzsche n’ait pas lui-même assumé le rôle d’artiste tragique moderne un moment dévolu au compositeur. Les réflexions sur « Socrate musicien » sont sans doute les plus riches de cette étude, car elles éclairent judicieusement la thématique d’Orphée. Nietzsche en reste à la contradiction de Socrate : esprit rationnel mais profondément homme, il se tourne vers la musique au moment de mourir, prenant alors conscience de la nécessité de l’art face au tragique de l’existence ; Rilke, au contraire, voit dans le recours à l’art une complémentarité de la raison et de l’instinct, « non pas […] un corollaire de la connaissance tragique, mais […] une délivrance grâce à laquelle les pensées remontent de l’inconscient » (p. 29). La musique permet ainsi à Socrate d’entrer dans la mort « comme dans un lendemain » [ « wie in einen nächsten Tag »] (SW VI, 1169), et cette continuité, qui résulte d’une réinterprétation de l’exemple nietzschéen, préfigure, selon Frowen, le modèle d’Orphée – la formule « chanter en vérité » [ « in Wahrheit singen »] (SO I/3, SW I, 732) exprimant la synthèse « socratique » de la raison et de la vie : « Comme Socrate musicien, l’Orphée de Rilke chante en pleine connaissance » (p. 30). La dernière question que traite cette étude revient encore au problème de l’art. Dans l’esquisse en prose Flâneries en Bohême [Böhmische Schlendertage] (1895), Frowen relève cette phrase : « Ich gehöre zu jener Gruppe von Menschen, die Nietzsche die “historischen” nennt » (SW V, 294) [ « J’appartiens à ce groupe d’hommes que Nietzsche appelle “les hommes de l’histoire” » (Œ.Pr., 16)]. Elle en identifie la source dans la deuxième Considération…, et la rapproche de la situation de l’artiste qui, dans l’essai Sur l’art, œuvre contre la résistance du temps « en solitaire au milieu d’aujourd’hui » (Œ.Pr., 678) [ « als Einsamer mitten im Heute » (SW V, 427)]. Elle établit ainsi une filiation entre la faculté créatrice de l’« homme historique » nietzschéen, capable de saisir, contre l’historisme sclérosant, le sens du devenir au-delà de l’événementiel, et l’artiste selon Rilke, pour qui les faits chronologiques ne sont que « prétexte » à l’intériorisation du vécu, à une totalisation qui fait sens parce qu’elle neutralise la mécanique du temps. Tel serait donc le lien entre la deuxième Considération et la théorie du « prétexte ». En conclusion, Frowen relève une différence foncière quant au statut de l’artiste : celui-ci, pour Nietzsche, n’a d’autre adversaire que lui-même, il crée l’illusion absolue dans une fuite au-delà de lui-même ; pour Rilke, au contraire, il a besoin de la résistance de l’indicible pour éprouver son pouvoir créateur et aiguiser la performance de son « dire » (p. 32). C’est là une thèse qui valorise la fonction constructive de la poétique rilkéenne à l’encontre d’autres interprétations qui l’envisagent, de façon plus « nietzschéenne », sous l’angle exclusif de l’exaltation de l’apparence esthétique et de la séparation radicale de l’art et de la vie.
14L’étude de Peter Pfaff, Der verwandelte Orpheus – Zur„ ästhetischen Metaphysik“Nietzsches und Rilkes38, est de toutes la plus philosophique. Cette interprétation contrastive propose une relecture globale de l’œuvre de Rilke sous le signe de la « métamorphose d’Orphée » : privé de ses attributions mythiques de chantre du passé et de l’éternité de l’être, l’Orphée des Sonnets devient le prête-nom d’une fonction nouvelle de l’art, « faire l’histoire “en jouant” » (p. 313). La démonstration repose sur une analyse de la poétique rilkéenne confrontant l’inspiration nietzschéenne (« métaphysique esthétique », « délivrance esthétique », « évangile de l’artiste », « renversement du nihilisme en un “gai savoir” de la création », p. 312) au refus radical du schéma temporel de l’« éternel retour ». Elle présuppose, de la part de Rilke, une intention restauratrice (« rétablissement de l’antique confiance dans le sens et dans la poésie du sens », p. 292), et refuse une lecture ontologique de l’orphisme fondée sur l’ethos rilkéen (devoir de vérité pour l’art et de souffrance pour l’existence moderne), afin de mettre au contraire l’accent sur l’« apologie radicale de l’apparence dans l’œuvre tardive » (p. 293). La thèse est alors d’affirmer « […] que Rilke est allé jusqu’à abolir cette vérité même que Nietzsche a toujours respectée comme une évidence ontologique : la facticité du réel, que la vie éprouve réellement comme une contrainte » (p. 295). L’argumentation met en lumière la réfutation de l’idée de l’« éternel retour », qui implique justement l’intangibilité du réel ; elle prend appui sur la Quatrième Élégie qui, selon Pfaff, affirme le pouvoir de la vision esthétique sur la réalité factuelle et conclut à la nécessité d’ancrer l’activité du poète (« Rühmung » [ « célébration »]) dans la temporalité, la septième prolongeant cette idée en élaborant une « poétique de la temporalité » en réponse à la vaine circularité de l’« éternel retour » (p. 302-303). La métamorphose du visible invoquée dans la Neuvième Élégie et expliquée dans la lettre du 13 novembre 1925 à Hulewicz, est alors interprétée comme une « transformation de la facticité en apparence » (p. 306) constituant la « métaphysique esthétique » de Rilke, en d’autres termes comme « la tentative rilkéenne de démontrer le caractère fictif de cette ontologie de la facticité à laquelle Nietzsche se croyait encore lié » (ibid.). Cette analyse est, selon Pfaff, corroborée par les Sonnets : la première partie, « théologie du Dieu créateur » (p. 307), montre qu’il n’y a pas de nécessité ontologique du monde (« Gesang ist Dasein », SO I/3, SWI, 732 [ « le chant est existence » Œ.P., 586], affirme une création ex nihilo) ; la deuxième partie, « anthropologie de l’homme créateur » (ibid.), affirme le pouvoir créateur de l’homme face au non-être (« sei und wisse zugleich des Nicht-Seins Bedingung », SO II/13, SW I, 759 [ « sois – et sache à la fois la condition qu’est le non-être », Œ.P., 607]), et la genèse du monde au sein du poème (p. 309). La « rédemption esthétique » par laquelle le visible se métamorphose et le tragique s’efface devant l’approbation du monde terrestre, est donc le résultat d’une « fiction » toute-puissante, d’une apparence qui transcende le réel. Le tout dernier sonnet (« ich rinne… ich bin », SO II/29, SW I, 771 [ « Je coule… je suis », Œ.P., 616]), qui remet l’être et le temps entre les mains du poète, lui donne à la fois le pouvoir de Parménide et celui d’Héraclite, mais à une condition, poétique : « Wisse das Bild » (SO I/9, SW I, 736 [ « Aie savoir de l’image », Œ.P., 590]). Cette conclusion dépasse, selon Pfaff, le refus de la « supra-temporalité » et l’affirmation exclusive de la temporalité dans les autres sonnets (p. 312). Ainsi Rilke croit-il au pouvoir d’Orphée sur le réel ; ce dieu antique métamorphosé en maître de la fiction esthétique est capable d’annuler les conditions de la vie moderne et de nous introduire dans le « pur rapport » : c’est de cette façon que le poète radicalise le concept nietzschéen de « rédemption esthétique » (p. 296). À l’impressionnante démonstration de Peter Pfaff on pourrait reprocher d’envisager la poésie de Rilke comme un système de pensée, d’ignorer la progression fluctuante du discours et le dialogue inachevé des positions contraires. Ne retenir des formules poétiques qu’un message conceptuel revient à leur retirer leur consistance phénoménale et sans doute à priver la poésie de Rilke de l’une de ses fonctions essentielles : explorer pragmatiquement le réel pour y trouver la justification de l’existence. Même le cadre limité de la relation implicite à Nietzsche ne peut emprisonner le sens : « la mobilité du sens dans le vers rilkéen » telle que la constatait Musil, est bien, comme l’explique Fülleborn39, l’une des conséquences de la critique nietzschéenne, même si Rilke n’en a pas adopté la logique de négation radicale.
15Sans se référer à Pfaff et avec d’autres présupposés, Peter Por40 développe des arguments semblables qui mettent l’accent sur l’opposition à Nietzsche. Ainsi, dès les Notes marginales, Rilke adopterait une position « non tragique » (p. 19), remplaçant l’« apothéose de la musique tragique » par celle du « scénique », qui ne l’est pas (ibid.). Se fondant sur le poème Vereinsamt [Solitaire], qui annonce l’équation du dithyrambe Nur Narr, nur Dichter [Fou seulement ! Poète seulement !], lequel ferait du poète un « Orphée grotesque » (p. 15), et qui conjure vainement le regret de Nietzsche (« sie hätte singen sollen, diese„ neue Seele ‟ – und nicht reden », NW I, 12 [ « elle aurait dû chanter, cette “âme nouvelle”, – et non parler ! », Essai d’auto-critique, Œ1, 26]), Por conclut que Nietzsche met définitivement en cause le lyrisme : « […] la prise de conscience poétique de la perte de toute transcendance désintègre en fin de compte la forme lyrique elle-même telle que la tradition l’avait maintenue depuis les Grecs » (ibid.). Réagissant contre ce processus, la lecture rilkéenne irait de ce fait « à l’encontre de l’esprit originel » de Nietzsche (p. 19). La poétique de Rilke apparaît ainsi comme celle d’un « Orphée post-nietzschéen » (p. 22), le poète se trouve rétabli dans son entière dignité, « […] devenant poète absolu dans une époque reconnue comme anti-poétique » (p. 22). La poésie, qui recrée le monde ex negativo, n’a alors d’autre but que de sauver l’art, dans une situation de « transcendance vide » et d’auto-destruction de la tradition européenne : c’est « le sauvetage de l’art et de l’artiste par eux-mêmes, leur métamorphose en un maître du chant » (p. 25). La figure d’Orphée devient le refuge de la fonction métaphysique de l’art, telle est donc la thèse qui sous-tend ici l’analyse des Nouveaux poèmes. La relation à Nietzsche y est réinterprétée selon des exemples inédits et des points de vue originaux dont il sera question ultérieurement.
III
16Après avoir rassemblé les faits, mesuré leur portée dans l’histoire conjointe de la pensée et de la poésie, évoqué leurs principales interprétations, force est de se rendre à l’évidence d’une réception atypique, sans débat explicite, sans intention ni système discernables. Reste alors à comparer la parole du « penseur » et celle du « poète », les formes du langage par lesquelles chacun tente de cerner et de manifester la difficulté d’être dans un monde sans au-delà. On utilisera donc les représentations comme discriminants empiriques de discours dans lesquels les concepts tendent souvent vers l’image, jusqu’à perdre parfois leur pertinence originelle.
Du principe « dionysien » à la « compréhension lyrique » du monde
17Le principe d’« affirmation de la vie », « das Jasagen zum Leben »41, est la raison première du rapprochement. Formulé dès la Naissance de la tragédie, il est expressément commenté dans les Notes marginales (SW VI, 1165), mais alimente déjà les réflexions poétologiques antérieures et le Journal florentin42, stimulant le passage de l’esthétisme néo-symboliste initial, axé sur la négation et la sublimation du réel, vers un ancrage dans l’unité de l’« étant » ; Nietzsche résume ainsi le « mystère de la tragédie » et la « résurrection de Dionysos » :
[…] die Grunderkenntnis von der Einheit alles Vorhandenen, die Betrachtung der Individuation als des Urgrunds des Übels, die Kunst als die freudige Hoffnung, daß der Bann der Individuation zu zerbrechen sei, als die Ahnung einer wiederhergestellten Einheit. (NW I, 62)
[… la conception fondamentale de l’unité de toute la réalité, la considération de l’individuation comme cause première du mal, l’art enfin figurant l’espoir joyeux d’un affranchissement du joug de l’individuation et le pressentiment d’une unité reconstituée. (Œ1, 70)]
18La radicalisation ultérieure de la vision tragique de la vie43, ne semble pas affecter la vision rilkéenne initiale, plus portée à l’intégration statique des contraires que vers la dynamique du conflit, comme le suggère le Journal florentin :
Darauf kommt es schließlich an : alles, eines des anderen wert, im Leben zu sehen : auch das Mystische, auch den Tod. […] Dann hat jedes seine Bedeutung und, was die Hauptsache ist : ihre Gesamtheit ist ein harmonisches Ganzes voll Ruhe und Sicherheit und Gleichgewicht. (TB, 74)
[Ce qui importe en fin de compte, c’est de tout voir, chaque chose étant digne de l’autre, à l’intérieur de la vie ; l’élément mystique aussi, et la mort. […] Du coup, chacun prend toute sa signification ; et, ce qui est capital : leur ensemble constitue un tout harmonique plein de sérénité, d’assurance et d’équilibre. (JJ, 49-50)]
19Zarathoustra fournissait cependant aussi un modèle plus proche de cette stabilisation harmonieuse ; au terme de sa léthargie, le monde lui apparaît transfiguré :
die Welt wartet dein wie ein Garten. Der Wind spielt mit schweren Wohlgerüchen, die zu dir wollen; und alle Bäche möchten dir nachlaufen. (NW II, 462)
[ « le monde t’attend comme un jardin. Le vent se joue des lourds parfums qui veulent venir à toi ; et tous les ruisseaux voudraient courir à toi ». (Œ2, 455)]
20La sollicitude des choses prélude à l’expérience de l’être sous la forme de l’éternel retour (NW II, 463). L’attitude subjective n’est pas une projection sentimentale, mais résulte de l’équilibre profond du vivant et de l’être44. Le jardin d’Abelone et celui de la Dame à la licorne, dans les Carnets de Malte, ne sont pas autre chose que celui de Zarathoustra, un monde où l’être vient à la rencontre de l’existence :
[...] die Dinge schwingen ineinander hinüber und hinaus in die Luft, und ihre Kühle macht den Schatten klar und die Sonne zu einem leichten, geistigen Schein. Da giebt es im Garten keine Hauptsache ; alles ist überall, und man müßte in allem sein, um nichts zu versäumen. (SW I, 895)
[ « les choses vibrent les unes vers les autres et cette vibration va se perdre dans les airs ; leur fraîcheur rend l’ombre lumineuse et prête au soleil un éclat léger et aérien. Aucune chose dans le jardin n’a plus d’importance qu’une autre : tout est partout à la fois et il faudrait être en toute chose pour n’en rien perdre ». (Œ.Pr., 566-567)]
21Pour décrire cet état, Nietzsche utilise, dans Ecce Homo, les termes anciens de « Offenbarung » [ « révélation »] et « Inspiration »45. L’équation du monde et de la vie, l’expérience de l’être dans l’extase dionysienne, trouve aussi des expressions plus mouvementées46, auxquelles la crise de Lord Chandos fait écho47. Malte lui aussi s’en souvient, ou du moins le narrateur de la « légende » de l’enfant prodigue :
Nächte kamen, da er meinte, sich auf ihn [=Gott] zuzuwerfen in den Raum ; Stunden voller Entdeckung, in denen er sich stark fühlte, nach der Erde zu tauchen, um sie hinaufzureißen auf der Sturmflut seines Herzens. Er war, wie einer, der eine herrliche Sprache hört und fiebernd sich vornimmt, in ihr zu dichten. (SW VI, 943)
[Il y eut des nuits où il pensa pouvoir se jeter sur lui [=Dieu] dans l’espace ; des heures pleines de découverte où il se sentait assez fort pour replonger vers la terre, afin de l’entraîner vers le haut sur le raz de marée de son cœur. Il était comme un homme qui entend une langue merveilleuse et qui, dans la fièvre, se propose d’écrire dans ce langage. (Œ.Pr., 602)]
22Significativement, cette expérience est liée à l’attente ou à l’avènement d’une langue nouvelle. Dans le même passage d’Ecce Homo, Nietzsche rappelle les paroles qui accueillent Zarathoustra à son retour :
Hier kommen alle Dinge liebkosend zu deiner Rede und schmeicheln dir : denn sie wollen auf deinem Rücken reiten. Auf jedem Gleichnis reitest du hier zu jeder Wahrheit. Hier springen dir alle Seins-Worte und Wortschreine auf ; alles Sein will hier Wort werden, alles Werden will von dir reden lernen. (NW II, 1132)
[ « et toutes choses s’approchent à ta parole, elles te cajolent et te prodiguent leurs caresses : car elles veulent monter sur ton dos. Monté sur tous les symboles, tu chevauches ici vers toutes les vérités. Ici se révèle à toi l’essence et l’expression de tout ce qui est : tout ce qui est veut s’exprimer ici, et tout ce qui devient veut apprendre de toi à parler ». (Œ2, 1173-1174)]
23La Neuvième Élégie en garde encore l’empreinte : « […] aber zu sagen, verstehs, / oh zu sagen so, wie selber die / innig Dinge niemals meinten zu sein » (SW I, 718) [ « mais pour dire : comprends, / oh, pour dire ainsi, comme jamais même les choses / ne crurent être intensément » (Œ.P., 551)]48. C’est bien cette même avancée de la pensée nietzschéenne qu’exprimait Zarathoustra dans sa langue parabolique, « l’essence pure de l’expérience ontologique », « le début d’une nouvelle compréhension du monde », « le pressentiment d’un nouvel avènement de l’être »49, que poursuivent ici les vers de Rilke.
24À Nietzsche revient aussi le mérite exemplaire d’avoir enraciné cette percée de la pensée vers l’être dans l’expérience terrestre : « restez fidèles à la terre », dit Zarathoustra, (Œ2, 291) [ « bleibt der Erde treu » (NW II, 280)] ; et il fait de la terre, liée à la vie, le champ inépuisable de l’art :
Euer Geist und eure Tugend diene dem Sinn der Erde, meine Brüder : und aller Dinge Wert werde neu von euch gesetzt ! […] Darum sollt ihr Schaffende sein ! […] Tausend Pfade gibt es, die noch nie gegangen sind, tausend Gesundheiten und verborgene Eilande des Lebens. Unerschöpft und unentdeckt ist immer noch Mensch und Menschen-Erde. (NW II, 339)
[Que votre esprit et votre vertu servent le sens de la terre, mes frères : et que la valeur de toutes choses se renouvelle par vous ! […] C’est pourquoi vous devez être des créateurs. […] Il y a mille sentiers qui n’ont jamais été parcourus, mille santés et mille terres cachées de la vie. L’homme et la terre des hommes n’ont pas encore été découverts et épuisés. (Œ2, 342)]
25La Neuvième Élégie affirme bien qu’au sein même de cet éphémère qu’est « das Hiesige » [ « l’ici-bas »], l’irrévocable n’est autre que l’existence terrestre dans sa plénitude : « […] wenn auch nur ein Mal : irdisch gewesen zu sein, scheint nicht widerrufbar. » (SW I, 717) [(Mais d’avoir été / […] ne fût-ce qu’une fois […]/ terrestre ne semble pas révocable. » Œ.P., 550]. La « métamorphose », cette intériorisation par laquelle la poésie investit la dimension terrestre et supplante le mythe, répond à l’appel de la terre : « Erde, ist es nicht dies, was du willst : unsichtbar in uns erstehn ? » [ « Terre, n’est-ce pas cela que tu veux : invisible / ressusciter en nous ? »] ; elle est source d’une adhésion fervente (« Erde, du liebe, ich will. […] Namenlos bin ich zu dir entschlossen, von weit her » [ « Terre, chère terre, je veux. [...] / Je suis depuis très loin, en un consentement sans nom, résolu à toi »]), et d’un trop-plein d’existence : « Überzähliges Dasein / entspringt mir im Herzen » (SW VI, 720) [ « Une existence en surnombre / me surgit dans le cœur » (Œ.P., 552)]. N’est-ce pas encore un lointain effet de « l’art dionysien » selon Nietzsche, qui « lui aussi, veut nous convaincre de l’éternelle joie de l’existence », et répond au désir de la nature qui s’adresse ainsi à l’homme :
Sei wie ich bin ! Unter dem unaufhörlichen Wechsel der Erscheinungen die ewig schöpferische, ewig zum Dasein zwingende, an diesem Erscheinungswechsel sich ewig befriedigende Urmutter ! (GT, NWI, 93) [Sois tel que je suis moi-même ! Parmi la perpétuelle métamorphose des apparences, la Mère primordiale, l’éternelle créatrice, l’impulsion de vie éternellement contraignante, s’assouvissant éternellement à cette variabilité de l’apparence ! (Œ2, 96)]
26Cette ligne thématique se poursuit dans les Sonnets :
Voller Apfel, Birne und Banane, / Stachelbeere… Alles dieses spricht / Tod und Leben in den Mund. [...] // Wo sonst Worte waren, fließen Funde, aus dem Fruchtfleisch überrascht befreit. [...] (SO I / 13, SW I, 739)
[Pomme à la rondeur pleine et poire, banane, / groseille… Tout cela va se mettre en bouche / à parler de mort et de vie […]// Là où n’étaient que mots, c’est un flot d’aubaines / que la chair du fruit par surprise libère. (Œ.P., 592)]
27Lorsque Pfaff trouve dans la « transparence » de cette « douceur » le signe de la « fiction » esthétique et la confirmation de l’inconsistance ontologique du monde50, il oublie les derniers mots du sonnet précédent, « Die Erde schenkt » [ « La terre donne »], et réinterprète dans le sens d’une recréation et d’une « théologie sans métaphysique » ceux du sonnet XXIII de la deuxième partie, qui leur font écho :
Zu dem […] Vorrat der vollen Natur, den unsäglichen Summen, / zähle dich jubeln hinzu und vernichte die Zahl. (SW I, 760)
[À la nature […] / à cette ample réserve, à cette inexprimable somme, / ajoute-toi en joie et ne fais qu’un néant du nombre. (Œ.P., 607)]
28À la lumière des formules nietzschéennes, ces vers semblent plutôt affirmer que la matière du réel est bien l’antidote du néant, que le physique est bien un vecteur de l’être. Comment expliquer sinon l’acte de dire, la transformation du sensible en « nom » : « Wagt zu sagen, was ihr Apfel nennt » (SO I/13, SW I, 739) [ « Ce que vous nommez pomme, osez donc le dire » (Œ.P., 592)]. La parole métamorphose le réel mais se nourrit, physiquement, de lui, elle ne l’« abolit » pas en une « inanité sonore », pure abstraction esthétique à la façon de Mallarmé. En ce sens, « le chant est existence » (SO I /3) ne qualifie pas seulement le chant divin, création ex nihilo51, mais aussi la réponse du poète à l’appel de la nature et de la terre, qui le « contraint » à « exister » pleinement.
29Ces vers tardifs s’inscrivent dans une ligne thématique apparue dans l’introduction de Worpswede et les considérations sur le paysage, où s’exprime le divorce radical du moi et du monde :
Die Landschaft ist ein Fremdes für uns [...] Allein mit einem toten Menschen ist man lange nicht so preisgegeben wie allein mit Bäumen. Denn so geheimnisvoll der Tod sein mag, geheimnisvoller noch ist ein Leben, das nicht unser Leben ist, das nicht an uns teilnimmt und, gleichsam ohne uns zu sehen, seine Feste feiert [...]. (SW V, 11)
[Le paysage est pour nous chose inconnue […]. Seul avec un mort, on est loin d’être aussi désemparé que seul avec des arbres. Car, si mystérieuse que soit la mort, une vie l’est encore davantage, qui n’est pas notre vie, qui ne prend aucune part à nous et célèbre, quasi sans nous voir, ses fêtes… (Œ.Pr., 765)]
30Cette expérience de l’altérité radicale du monde et de la vie universelle caractérise la situation première de l’homme moderne, son aliénation face à l’être inaccessible :
Denn es scheint, daß uns alles / verheimlicht. Siehe, die Bäume sind ; [...] / [...] wir nur / ziehen allem vorbei wie ein luftiger Austausch. / Und alles ist einig, uns zu verschweigen. (DE 2, SW I, 690)
[Car il semble que tout / nous passe sous silence. Vois les arbres, ils sont ; […] / Nous seuls / passons le long de tout comme un échange d’air. / Et tout est unanime à nous taire… ( Œ.P., 531)]
31La poésie combat cette déperdition de l’être en reprenant et sublimant le modèle de Rodin : « Er erkennt es [=das Leben] im Kleinen und im Großen ; im kaum mehr Sichtbaren und im Unermeßlichen » (SW V, 233) [ « Il connaît [la vie] en détail et en grand ; dans ce qui est à peine encore visible et dans ce qui est immense » (Œ.Pr., 911)]. Tout compte à ses yeux, « chaque petite fleur », « chaque fruit », « n’importe quelle feuille de chou » (ibid.). Cette attitude reprend le « dialogue » avec les choses tel que le préconise Zarathoustra et que paraphrasent à l’envi les premiers essais poétologiques52, mais enrichi d’un sens du concret qui s’exprime dans la lettre-programme du 8 août 1903 à Lou Salomé53, et s’affirme plus encore dans les lettres sur Cézanne54. Il en résulte ces paysages rilkéens où l’insignifiant et l’incommensurable concourent également au sentiment de plénitude : « alles stimmt, gilt, nimmt teil und bildet eine Vollzähligkeit, in der nichts fehlt » (SW VI, 723) [ « tout est juste, valable, tout prend part à l’ensemble, constitue une parfaite plénitude » (Œ.Pr., 445)]55. Ce regard poétique refuse de scinder le réel, « cette unique réalité qui, en vérité, n’est nul part divisée ou close »56.
32Là se trouve sans doute la source du « malentendu productif » souligné par Th. Meyer : « Pour Nietzsche, la vie qui se transcende dans l’apparence apollinienne, l’œuvre d’art apollino-dionysienne, laisse en bonne logique le quotidien derrière elle »57.
33Non que le quotidien de Rilke ne soit pas « transcendé », mais sa consistance reste incluse dans la parole poétique, là-même où elle atteint sa plus forte « transparence ». Cela manque au poète dionysien : « Denn„ der Schein“ bedeutet hier die Realität noch einmal, nur in einer Auswahl, Verstärkung, Korrektur... » (GD, NW II, 961) [ « Car ici “l’apparence” signifie la réalité répétée, encore une fois, mais sous forme de sélection, de redoublement, de correction » (Œ2, 966)]. Cette affirmation du caractère purement « apparent » de l’art n’a pas, chez Rilke, la dimension tragique de la revendication d’illusion et de mensonge58. Car pour Nietzsche, l’adhésion au monde affirmée en théorie devient, dans l’expression lyrique, une autonomisation radicale du sujet créateur. Comme le note Gerhard Kaiser dans son commentaire des Dithyrambes de Dionysos : « Pour Nietzsche, faire exploser le moi devient un acte héroïque de libération, […] l’esquisse d’une tragique dissonance du moi »59. Même dans les ultimes poèmes de Rilke, qui remettent en cause le modèle orphique et élégiaque, c’est la volonté d’intégration qui domine, soit par la reconnaissance de l’impuissance ultime du poète (Der Magier, SW II, 150 [Le Magicien]), soit par la fusion pure et simple du sujet dans les vibrations de l’univers (Gong, SW II, 186). Ainsi l’attachement total au réel, pourtant hérité de Nietzsche, le mène-t-il à une « compréhension lyrique »60 du monde qui le retient de le suivre sur la voie désespérée et « tragique » de l’exaltation absolue de l’« apparence » esthétique illusoire.
Ébauches de l’existence
34Derrière la brutalité péremptoire des concepts, la philosophie de Nietzsche cache, comme le note Hillebrand, « le non établi, la résistance à toute définition raccourcie de l’homme »61. Née de la difficulté de vivre, la vision nouvelle de l’homme prend nécessairement un caractère d’ébauche que fait oublier parfois l’assurance prophétique de Zarathoustra. « Une […] philosophie expérimentale » [ « Eine… Experimental-Philosophie » (Nachlaß..., [Papiers posthumes] NW III, 834)], ainsi Nietzsche définit-il « [le] nouveau chemin du oui », dont le Prince Vogelfrei est le premier poète. La même intention expérimentale définit les Carnets de Malte :
Das ist, künstlerisch betrachtet, eine schlechte Einheit, aber menschlich ist es möglich, und was dahinter aufsteht, ist immerhin ein Daseinsentwurf und ein Schattenzusammenhang sich rührender Kräfte.
[C’est, artistiquement parlant, une médiocre unité, mais c’est humainement possible, et ce qui se fait jour par-derrière, c’est tout de même une ébauche d’existence, l’ombre d’un ensemble de forces en mouvement.]62
35L’entreprise vise à représenter non l’individu, mais les conditions générales de l’existence, à éprouver par l’écriture les forces qui la déterminent : « Je vois plus que lui, je vois son existence » (Œ.Pr., 602) [ « Ich sehe mehr als ihn, ich sehe sein Dasein » (SW VI, 943)], dit le narrateur parlant de l’enfant prodigue. La vie de Malte est une esquisse que corrigent et complètent les Élégies, constituant progressivement, selon Engel, une « mythopoésie de la condition humaine en images et contre-images » (KA II, 612) : affirmation enthousiaste et rétractation désolée y forment un contrepoint plus subtil, moins dévastateur que les contrastes nietzschéens, mais qui témoigne d’une même exploration tâtonnante des possibilités de la vie.
36Le fonds commun de la vision de l’existence est la souffrance. Comparant souffrance chrétienne et souffrance tragique, Nietzsche affirme : « im letzteren Fall gilt das Sein als heilig genug, um ein Ungeheures von Leid noch zu rechtfertigen » (Nachlaß..., NW III, 773) [ « dans ce dernier cas, l’être est encore suffisamment sacré pour justifier l’énormité de la souffrance » (Papiers posthumes)] ; l’acceptation tragique procède non de la catharsis, mais de l’intention de « personnifier soi-même, par-delà la crainte et la pitié, l’éternelle joie du devenir, – cette joie qui porte encore en elle la joie de la destruction » (Œ2, 1155) [ « über Schrecken und Mitleid hinaus, die ewige Lust des Werdens selbst zu sein – jene Lust, die auch noch die Lust am Vernichten in sich schließt... » (EH, NW II, 1110)]. Les mêmes accents animent la méditation de Rilke sur la souffrance, dans sa lettre du 11 avril 1923 à la Comtesse Sizzo ; c’est « le devoir de surmonter, voire d’assimiler toute souffrance » qu’il préconise (BR, 827) :
Wer nicht der Fürchterlichkeit des Lebens irgendwann […] zustimmt, ja ihr zujubelt, der nimmt die unsäglichen Vollmächte unseres Daseins nie in Besitz [...]. (BR, 828)
[Quiconque n’a pas, à quelque moment, éprouvé […] le caractère effroyable de la vie, que dis-je, ne l’a pas accueilli avec jubilation, ne pourra jamais prendre possession des puissances invisibles de notre existence.]
37Cette profession de foi décrit l’intention même des Élégies et des Sonnets :
Die Identität von Furchtbarkeit und Seligkeit zu erweisen [...] : dies ist der wesentliche Sinn und Begriff meiner beiden Bücher [...]. (BR, 828) [Démontrer l’identité de l’effroi et de la félicité […] : tels sont le sens et le concept essentiels de mes deux livres…]
38La « pesanteur » est le symbole de l’aliénation : « Auf, laßt uns den Geist der Schwere töten ! [...] jetzt bin ich leicht, jetzt fliege ich, jetzt sehe ich unter mir, jetzt tanzt ein Gott durch mich » (NW II, 307) [ « En avant, tuons l’esprit de lourdeur ! […] Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant je me vois au-dessous de moi, maintenant un dieu danse en moi » (Œ2, 314)], s’exclame Zarathoustra. Cette émancipation de la pesanteur « trop humaine » caractérise, aux yeux de Rilke, le mouvement ascendant de l’« amour intransitif » qui, comme la danse, élève la religieuse portugaise « au-dessus d’elle-même » : « […] die unaufhörlich sich steigernde Gebärde, mit der sie ihre schwere Liebe aufhob und hielt, weit über sich hinaus » (SW VI, 1000) [ « ce geste sans cesse plus intense par lequel elle soulevait son pesant amour et le maintenait très au-dessus d’elle-même » (Œ.Pr., 971-972)]. C’est le même mouvement qui attire l’enfant prodigue vers Dieu, « die lange Liebe zu Gott […], die stille, ziellose Arbeit » (SW VI, 943) [ « son amour de Dieu, ce long travail silencieux et sans but final » (Œ.Pr., 602)] ; par lui aussi, l’artiste, ici incarné par Rodin, désigne et épouse la dimension infinie de la vie : c’est « un geste d’invocation sans limite » (Œ.Pr., 887) [ « ein[e] Geste der Anrufung ohne Grenzen » (SW V, 194-195)], qui « rend un dieu nécessaire » (ibid.) [ « diese Gebärde macht einen Gott notwendig » (ibid.)]. L’apesanteur ainsi conquise abolit le destin :
[…] daß […] ein großes Gefühl [...] außerhalb des Schicksals vor sich geht, sichtbar, weithin sichtbar, unvergeßlich [...]. Und schicksallos wie die Stimme des Vogels ist auch die ihre. (Die fünf Briefe, SW V, 999- 1000)
[le fait qu’[...]un grand sentiment se déroule [...] hors du destin, sous nos yeux, visible de loin, inoubliable […]. Et sa voix est pareille à celle du rossignol, laquelle n’a pas de destin. (Œ.Pr., 971-972)]
39Ce que le « grand sentiment » réalise, la poésie le peut aussi :
[…] Hättest du nur ein Mal / gesehn, wie Schicksal in die Verse eingeht / und nicht zurückkommt, wie es drinnen Bild wird / und nichts als Bild, [...] / du hättest ausgeharrt. (Requiem für Wolf..., SW I, 663).
[Que n’as-tu, une seule fois, / vu le destin pénétrer dans un vers / pour n’en point revenir, y devenir image / et rien qu’image, […] tu aurais persévéré. (Requiem pour Wolf…, Œ.P., 497)]
40Ce destin, Zarathoustra aussi le désarme, mais en l’adoptant, en l’identifiant à son âme63, et Nietzsche fait de l’amor fati la « formule » de l’existence « dionysienne » (NW III, 834). Dans cet esprit, la Sixième Élégie montre bien la fonction expérimentale de l’« ébauche ». La vie « héroïque » qu’on y présente n’a rien de « franciscain » ; elle ne cherche pas l’accord avec le monde, elle s’y inscrit et rien ne s’y oppose. Comme l’explique Engel (KA II, 663), ce n’est pas là un « modèle » rilkéen, mais un moyen de cerner la condition humaine en opposant à l’aliénation un autre contre-exemple, « l’image d’une existence réussie », une virtualité, ici extrême, qui parle en faveur de l’acceptation de la vie. L’inspiration en est à l’évidence nietzschéenne. Engel rappelle ce vers du Livre d’heures, « Ich will meinen Willen [...] » [ « je veux ma volonté »]64, variation sur la devise de Zarathoustra : « vouloir affranchit : c’est là la vraie doctrine de la volonté et de la liberté » (Œ2, 349) [ « Wollen befreit : das ist die wahre Lehre von Wille und Freiheit [...] » (NW II, 345)]. Quelques vers de la Première Élégie l’évoquent aussi65. Charles le Téméraire est, pour Malte, un héros de ce type, dont le propre est de ne pas souffrir du destin, des contingences liées à l’histoire. Plus exceptionnel encore est l’exemple de Caroline Schlegel qui a su, en étant elle-même et femme de surcroît, porter son être propre au-delà de toute vie convenue66. Mais pour Rilke, ce n’est là qu’une possibilité de l’existence, non celle à laquelle aspire le poète. Si Caroline entre naturellement dans la mort, c’est parce que ses actions héroïques l’ont consumée67 ; il en est allé tout autrement pour Bettina, qui emplit, aux côtés d’Abelone, le souvenir de Malte : « Sie hat von Anfang an sich im Ganzen so ausgebreitet, als wär sie nach ihrem Tod » (SW VI, 897) [ « Elle s’est depuis le début épandue dans le Tout, comme si elle était morte déjà. » (Œ.Pr., 568)] ; elle a pu ainsi, étant totalement au monde, « devancer l’adieu »68. Malte ressent encore sa présence dans la continuité du tout :
Eben warst du noch, Bettine ; ich seh dich ein. Ist nicht die Erde noch warm von dir, und die Vögel lassen noch Raum für deine Stimme. (SW VI, 897)
[Voici un instant, tu étais encore présente, Bettina ; je suis d’intelligence avec toi. La terre n’est-elle pas encore toute chaude de toi et les oiseaux ne ménagent-ils pas toujours de l’espace pour ta voix ? (Œ.Pr., 568)]
41Cette mort qui s’insère dans le devenir universel, Rilke l’oppose au défi héroïque et destructeur de Dionysos, dont la Dernière volonté [Letzter Wille] est que sa mort soit rupture et anéantissement :
[…] auf seinem Schicksal ein Schicksal stehend, / hart, nachdenklich, vordenklich – ; / erzitternd darob, daß er siegte, / jauchzend darüber, daß er sterbend siegte – : [...] (DD, NW II, 1248)
[élevant sur son destin une destinée, / dur, réfléchi, circonspect – ; / frémissant d’avance dans sa victoire, / ex[u]ltant de vaincre en mourant – … (Œ2, 1246)]
42Le schéma d’une vie « exposée » à l’épreuve du néant rapproche Rilke des « philosophes de l’existence »69. Dans Wozu Dichter ? [Pourquoi des poètes ?], Heidegger70 cite le poème tardif Wie die Natur die Wesen überläßt [De même que la nature abandonne les êtres], au vocabulaire fortement nietzschéen :
Wie die Natur die Wesen überläßt / dem Wagnis ihrer dumpfen Lust [...]/ so sind wir auch dem Urgrund unseres Seins / nicht weiter lieb ; er wagt uns. Nur daß wir, / mehr noch als Pflanze oder Tier, / mit diesem Wagnis gehn ; es wollen ; manchmal auch / wagender sind [...] / als selbst das Leben ist –, [...]/ Dies schafft uns, außerhalb von Schutz, / ein Sichersein, dort wo die Schwerkraft wirkt / der reinen Kräfte ; was uns schließlich birgt / ist unser Schutzlossein und daß wir’s so / in’s Offne wandten, da wir’s drohen sahen, / um es, im weitesten Umkreis, irgendwo, / wo das Gesetz uns anrührt, zu bejahen. (SW II, 261)
[De même que la nature abandonne les êtres / à l’aventure de leur sourd plaisir, […] de même l’origine immémoriale de notre être / ne nous accorde-t-elle aucune préférence ; / elle nous aventure. À cela près / que, plus encore que la plante et la bête, / nous acceptons cette aventure ; la voulons ; / et parfois nous aventurons […] plus loin que la vie même – […] Cela nous crée, hors de toute sauvegarde, / un sens de la sécurité là où agit la pesanteur / des forces pures, ce qui finalement nous sauve / est notre insécurité et, qu’ayant vu sa menace, / nous l’ayons tournée vers l’Ouvert / pour, dans le cercle le plus vaste, quelque part / où la loi nous effleure, y consentir. (Œ.P., 1060)]
43C’est le défi existentiel de Zarathoustra : « Das ist die Hingebung des Größten, daß es Wagnis ist und Gefahr, und um den Tod ein Würfelspielen » (NW II, 371) [ « C’est là l’abandon du plus grand ; qu’il y ait témérité et danger, et que le plus grand joue sa vie. » (Œ2, 372)]. C’est aussi, dans l’œuvre de Rilke, une justification rétrospective du destin de Malte71. La Cinquième Élégie s’y réfère également : ses saltimbanques ont pour modèle, comme le précise Engel (KA II, 658), le funambule qui inspire à Zarathoustra sa définition de l’homme :
Der Mensch ist ein Seil, geknüpft zwischen Tier und Übermensch – ein Seil über einem Abgrund. Ein gefährliches Hinüber, ein gefährliches Auf-dem-Wege, ein gefährliches Zurückblicken, ein gefährliches Schaudern und Stehenbleiben. Was groß am Menschen, das ist, daß er eine Brücke und kein Zweck ist : was geliebt werden kann am Menschen, das ist, daß er ein Übergang und ein Untergang ist. (NW II, 281)
[L’homme est une corde tendue entre la bête et le surhomme, – une corde sur l’abîme. Il est dangereux de passer de l’autre côté, dangereux de rester en route, dangereux de regarder en arrière, – dangereux de trembler et de rester sur place. Ce qu’il y a de grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but : ce que l’on peut aimer en l’homme, c’est qu’il est un passage et un déclin. (Œ2, 293)]72
44Rilke souligne, dans une lettre, le caractère extrême d’une telle existence, que le mouvement seul peut ainsi arracher au vide73.
45Le destin de Malte suggère cependant aussi, pour la dynamique existentielle, une autre trajectoire, « [un] sens ascendant […], qui est son sens véritable et décisif » :
denn die Kräfte, die in ihm an den Tag kommen, sind durchaus nicht destruktiv, wenn sie auch gelegentlich zur Zerstörung führen ; das ist die Rückseite jeder großen Kraft, was das Alte Testament so ausdrückt, daß es im Grunde nicht angeht, einen Engel zu sehen, ohne an ihm zu sterben.
[car les forces qui se font jour en lui ne sont pas du tout destructrices, même si, à l’occasion, elles mènent à la destruction ; c’est le revers de toute grande force, ce que l’Ancien Testament exprime par l’idée qu’il n’est au fond pas convenable de voir un ange sans en mourir.]74
46La « félicité » de Malte au terme de cette rencontre n’est pas l’anéantissement dionysien75 ; et même une vision plus pessimiste de la douleur existentielle fait triompher les valeurs de l’ascension par l’intégration paradoxale de l’obscurité et de l’oubli : « une ascension singulièrement sombre vers un coin retiré et oublié du ciel »76. Plus tard encore, c’est le fond même de l’être qui semble changer de nature dans l’image que l’art donne de cette existence : « Toute horreur est brodée sur un fond de magnificence »77, la relation du dionysien et de l’apollinien s’en trouve renversée.
47C’est sans doute ici l’« apparence » esthétique qui triomphe, mais qu’en est-il alors du cheminement de Zarathoustra, d’ascensions fulgurantes en chutes désespérées ?
Vor meinem höchsten Berge stehe ich […] : darum muß ich erst tiefer hinab, als ich jemals stieg : – tiefer hinab in den Schmerz [...], bis hinein in seine schwärzeste Flut ! So will es mein Schicksal [...] Aus dem Tiefsten muß das Höchste zu seiner Höhe kommen. (NW II, 405) [Je suis devant ma plus haute montagne […] : c’est pourquoi il faut que je descende plus bas que je ne suis jamais monté : – plus bas dans la douleur […], jusque dans l’onde la plus noire de douleur ! Ainsi le veut ma destinée. […] C’est du plus bas que le plus haut doit atteindre son sommet. (Œ2, 402-403)]
48Rilke lui oppose un modèle cyclique du mouvement de la vie, les figures de l’arbre ou de la balle. La Treizième réponse à Erika Mitterer (SW II, 318-319), en est un exemple tardif :
Taube, die draußen blieb, außer dem Taubenschlag, / wieder in Kreis und Haus, einig der Nacht, dem Tag, / weiß sie die Heimlichkeit [...]/ [...]// Über dem Nirgendssein spannt sich das Überall ! / Ach der geworfene, ach der gewagte Ball, füllt er die Hände nicht anders mit Wiederkehr : / rein um sein Heimgewicht ist er mehr.
[Colombe restée dehors loin de son colombier, / se retrouve chez elle unie au jour et à la nuit, / connaît l’intimité […]// Au-dessus de Nulle-part s’étend le Toutes-parts ! / Ah, la balle qu’on lance, ah, la balle qu’on ose, / n’emplit-elle les mains autrement de retour : / du pur poids du retour elle s’est alourdie (Œ.P., 729)]
49Faut-il dire, avec Heller, que ce poème résume à lui seul ce qui a été dit de Rilke et Nietzsche78 ? Les notions de « pesanteur » [ « Schwerkraft »], « milieu » [ « Mitte »], « retour » [ « Heim… »], ne sont pourtant pas développées ici dans un sens nietzschéen : axées sur l’équilibre du renouvellement de la vie face au néant, elle contredisent la dynamique destructrice de la fuite en avant. Le cycle rilkéen n’est pas celui de l’« éternel retour », qui ne peut arrêter la course à l’abîme.
50Le surhomme serait-il alors plutôt comparable à l’ange, comme le suggère Heller : figures fonctionnelles destinées à répondre à l’angoissante question de la vie, à transfigurer l’existence ? « L’ange fit pour Rilke ce que le surhomme fit pour Nietzsche ; il lui remit la pierre philosophale qui change la boue en or »79. Mais l’ange reste hors du monde, alors que le surhomme est une « utopie concrète »80, un projet prophétique, l’annonce d’une délivrance par l’art : « […] le véritable sujet, le seul véritablement existant, célèbre sa délivrance dans l’apparence » (Œ1, 51) [ « das eine wahrhaft seiende Subjekt [feiert] seine Erlösung im Scheine » (GT, NW I, 40)]. Pourtant, cette volonté souveraine de domination esthétique ne mène qu’au « jeu de masques » de Dionysos, dont le dithyrambe Nur Narr ! Nur Dichter ! [Fou seulement ! Poète seulement !] est l’expression extrême du déchirement :
Fondamentalement, Nietzsche développe ici une langue qui [...] montre que la sphère du poète est un univers de mots, et qui exploite jusqu’au retournement auto-parodique du style son aptitude à passer de la dépréciation à l’exaltation de la poésie porteuse de vie.81
51Heller a sans doute raison de penser que l’« alchimie » rilkéenne fut plus heureuse ; l’expérimentation nietzschéenne aboutit, quant à elle, à une autodestruction assumée du sujet82.
L’intériorité et l’espace
52« […] wie gäbe es ein Außer-mir ? Es gibt kein Außen ! » (NW II, 463) [ « comment y aurait-il quelque chose en dehors de moi ? Il n’y a pas de non-moi ! » (Œ2, 456)], s’exclame Zarathoustra, émerveillé par la révélation de l’être. C’est la formule paradoxale d’une relation au monde qui, plus prenante et féconde que jamais, offre cependant au sujet la liberté de s’en éloigner jusqu’à la négation. Cette maxime va nourrir et réorienter une évolution poétique jusque-là soumise à la tentation insidieusement voisine du symbolisme, pour trouver sa plus belle réalisation poétique dans le « Weltinnenraum » rilkéen83. Peter Por situe le début de cette problématique dans la deuxième Considération84 et suppose, d’un point de vue original, que Rilke reprend, dans le poème Das Rosen-Innere [L’Intérieur de la rose], la question non résolue par Nietzsche : « Wo ist zu diesem Innen / ein Außen ? » (SW I, 622) [ « Où y a-t-il, pour cette intériorité, / un dehors ? » (Œ.P., 469)]. Cette première réponse qui, à la manière du Jugendstil, transforme le contraste en confusion85, prélude à la théorie de l’équivalence du réel et de l’image dans les lettres sur Cézanne (Por, 298-299), pour trouver sa forme définitive dans les considérations de Malte sur Ibsen :
[…] die beispiellose Gewalttat deines Werkes, das immer ungeduldiger, immer verzweifelter unter dem Sichtbaren nach den Äquivalenten suchte für das innen Gesehene. (SW VI, 785)
[… un acte de violence sans exemple : il te fallut chercher toujours plus impatiemment, toujours plus désespérément des équivalents de tes visions intérieures dans le monde visible du dehors. (Œ.Pr., 488)]
53La source nietzschéenne de la théorie de l’équivalence ainsi établie, Peter Por conclut : « Rilke a identifié l’opposition nietzschéenne comme le principe de sa poésie, mais lui a donné […] un sens anti-nietzschéen. » (299) Ibsen n’est-il pas, aux yeux de Malte, un « poète tragique hors du temps » (Œ.Pr., 488) [ « ein zeitlos tragischer Dichter » (SW VI, 785)] ? Vaincre le tragique en posant, et en vivant, l’équivalence des deux mondes, est cependant un compromis dont Nietzsche avait ouvert la voie en annulant la dichotomie dont souffrait justement « l’homme moderne »86, affirmant ainsi l’unicité du réel. Or c’est bien la représentation de l’effacement progressif de cette barrière de la conscience qui, hors de toute opposition péremptoire, a suscité un mouvement lyrique dans lequel Rilke s’inscrit par la relation convergente de l’intériorisation du monde et de l’universalisation de l’intériorité.
54La maxime de Zarathoustra trouve un écho synthétique dans ces vers de la Septième Élégie, à la fois programme et bilan :
Nirgends, Geliebte, wird Welt sein, als innen. Unser / Leben geht hin mit Verwandlung. Und immer geringer / schwindet das Außen. (SW I, 711)
[Nulle part il n’y aura, bien-aimée, qu’en nous-même de monde. Notre / vie passe en transformation. Et l’extérieur de plus en plus ténu / s’étiole. (Œ.P., 546)]
55La notion de « Verwandlung », dans ce poème tardif, renvoie à la longue médiation poétique du « visible » et de l’« invisible », de l’intériorisation du monde dans les Nouveaux poèmes87 à l’exégèse des Élégies, où l’œuvre du poète se fait salvatrice :
Wir sind vielleicht die letzten, die noch solche Dinge gekannt haben. [...] Die Erde hat keine andere Ausflucht, als unsichtbar zu werden : in uns, die wir mit einem Teile unseres Wesens am Unsichtbaren beteiligt sind [...]
[Nous sommes peut-être les derniers à avoir connu de telles choses. […] La terre n’a pas d’autre issue que de devenir invisible : en nous, qui possédons dans notre être une part de l’invisible.]88
56Le chemin passe aussi par la nécessaire manifestation de cet invisible auquel nous avons part ; Malte a besoin d’« images » pour appréhender ce va-et-vient de la « vie »89. Cette réalité mystérieuse suscite l’angoisse et le besoin conjoints de la parole. Le jeune Malte le pressent90 avant de comprendre que « voir » et « dire » sont le devoir imprescriptible du poète91, la nécessité même de son existence. La nature de ce réel obscur, « la réalité d’en-dessous », Nietzsche l’avait identifiée comme indissociable d’une construction de langage, si cryptique et inaccessible fût-elle :
daß all unser sogenanntes Bewußtsein ein mehr oder weniger phantastischer Kommentar über einen ungewußten, vielleicht unwißbaren, aber gefühlten Text ist [...]. (Morgenröte 119, NW I, 1095) [ « que tout ce que nous appelons conscience n’est en somme que le commentaire plus ou moins fantaisiste d’un texte inconnu, peut-être inconnaissable, mais pressenti ? » (Aurore, Œ1, 1043)]
57L’imagination du lecteur ne pourrait-elle percevoir ici une description prémonitoire de la poésie de Rilke, entrelacs du dicible et de l’indicible, parole émergeant d’un texte profond, lui arrachant des images mais refusant toute analyse du mystère ?
58Le moyen poétique le plus immédiat d’apprivoiser cet espace intérieur est d’y faire entrer le monde, d’en faire un « paysage » :
Die Landschaften der Seele sind wunderbarer als die Landschaften des gestirnten Himmels : […] ihre Dunkelheiten sind tausendfaches Leben […].
[Les paysages de l’âme sont plus merveilleux que les paysages du ciel étoilé : [...] leurs obscurités sont la vie au centuple… ]92
59Aux gloses de Hofmannsthal, qui précisent le lien entre les « paysages » et « l’autre » [ « das Andere »] correspondent les applications poétiques rilkéennes qui, depuis Vor lauter Lauschen… (SW I, 154) [Devant tant d’écoute…, Œ.P., 90] et Fortschritt (SW I, 402) [Progrès, Œ.P., 217] jusqu’à Wendung (SW II, 82) [Retournement, Œ.P., 565] et Es winkt zu Fühlung [Presque tout le réel…] construisent peu à peu l’« espace intérieur au monde » : « Durch alle Wesen reicht der eine Raum : / Weltinnenraum » (SW II, 92)93. La vie dans sa totalité anime ce paysage, des pulsions dionysiennes à l’existence animale. Le jeune poète la reçoit sans comprendre94 ; plus tard, la « contemplation » ouvre son regard au passage des bêtes : « Tiere traten getrost / in den offenen Blick […] » (Wendung, SW II, 82) [ « Les animaux s’avançaient sans frayeur / dans son regard ouvert » (Œ.P., 565)]. Cette confusion du visible et de l’invisible dans la représentation imagée et concrète matérialise l’« œuvre du cœur », nouvelle progression dans l’intimité du monde : « Werk des Gesichts ist getan, / tue nun Herz-Werk / an den Bildern in dir […] » (SW II, 84) [ « Œuvre de la vision est faite ; / fais maintenant œuvre de cœur / sur les images en toi » (Œ.P., 566)]. Ainsi l’espace du cœur prend-il chez Rilke une consistance matérielle qui bouleverse et renouvelle une vieille métaphore en imposant la représentation tangible d’un monde non divisé. Le cœur d’Anna de Noailles est de ce type95 ; il s’élargit jusqu’à l’espace grandiose de la Dixième Élégie. Mais ce qu’il contient n’est jamais rien d’autre que les ressources immanentes de la vie terrestre, « indépendantes de l’espace et du temps, les données de l’existence terrestre, mondaine dans l’acception la plus large »96. En effet, pas plus que la vie immanente, l’intériorité humaine n’a de limites ; chacune est à la mesure de l’autre :
So ausgedehnt das„ Außen“ist, es verträgt mit allen seinen siderischen Distanzen kaum einen Vergleich mit den Dimensionen, mit der Tiefendimension unseres Inneren, das nicht einmal die Geräumigkeit des Weltalls nötig hat, um in sich fast unabsehlich zu sein.
[Si étendu que soit le « dehors », ses distances sidérales supportent à peine la comparaison avec les dimensions, avec profondeur de notre monde intérieur, qui n’a même pas besoin de l’espace universel pour être en lui-même pratiquement infini.]97
60Zarathoustra aurait pu souscrire à ce discours lorsqu’il niait l’existence du « dehors ».
61Si le monde investit l’intériorité, l’âme, par un mouvement réciproque, assimile les qualités du monde, en adopte la consistance. C’est encore Zarathoustra qui le suggère dans sa grande invocation Von der großen Sehnsucht [Du grand désir] :
O meine Seele, deinem Erdreich gab ich alle Weisheit zu trinken, alle neuen Weine […], jede Sonne goß ich auf dich und jede Nacht und jedes Schweigen und jede Sehnsucht – da wuchsest du mir auf wie ein Weinstock [...]. (NW II, 468)
[Ô mon âme, j’ai donné toute la sagesse à boire à ton domaine terrestre, tous les vins nouveaux et aussi les vins de la sagesse […], j’ai versé sur toi toutes les clartés et toutes les obscurités, tous les silences et tous les désirs : – alors tu as grandi pour moi comme un cep de vigne. (Œ2, 460)]
62Cette totalisation métaphorique de l’abstrait et du concret, qui va jusqu’à « végétaliser » l’âme, prélude non sans emphase aux métamorphoses rilkéennes. Ce que Nietzsche représente ici, c’est une des modalités d’intégration de l’âme et du monde98. Cette exaltation ne pourra s’accomplir que par le chant (« so wirst du singen müssen, o meine Seele ! », NW II, 469 [ « il faudra que tu chantes, ô mon âme ! » Œ2, 461]), tendu vers un unique but :
Der Winzer, der mit diamantenem Winzermesser wartet, – – dein großer Löser, o meine Seele, der Namenlose – – dem zukünftige Gesänge erst Namen finden ! (ibid.)
[le vigneron qui attend avec sa serpe de diamant, – – ton grand libérateur, ô mon âme, l’ineffable – pour qui seuls les chants de l’avenir sauront trouver des noms ! (ibid.)]
63On reconnaît là le principe même de la vie universelle, Dionysos, « maître du jeu tragique […] et […] serein du monde […]. Dionysos est la réponse au grand désir de l’homme ; […] il gouverne tout changement, régit le cours des choses et du temps »99.
64La représentation parabolique de cette extension de l’âme vers la totalité inépuisable recourt à des procédés de spatialisation dont Nietzsche est aussi le précurseur. Zarathoustra définit « l’âme la plus élevée » par ses mouvements qui transgressent toute forme d’intériorité et toute contrainte empirique :
– die seiende Seele, welche ins Werden taucht ; […] die sich selber fliehende, die sich selber im weitesten Kreise einholt ; […] – die sich selber liebendste, in der alle Dinge ihr Strömen und Widerströmen und Ebbe und Flut haben [...]. (NW II, 455)
[ – l’âme qui est, qui plonge dans le devenir ; […] – l’âme qui se fuit elle-même et qui se rejoint elle-même dans le plus large cercle ; […] – l’âme qui s’aime le plus elle-même, en qui toutes choses ont leur montée et leur descente, leur flux et leur reflux… (Œ2, 448)]
65Nietzsche commente ainsi ce passage : « Zarathoustra se considère précisément, dans cette étendue de l’espace qu’il embrasse, dans cet accès facile pour les choses les plus contradictoires, comme l’espèce supérieure de tout ce qui est » (Œ2, 1177) [ « Zarathoustra fühlt sich gerade in diesem Umfang an Raum, in dieser Zugänglichkeit zum Entgegengesetzten als die höchste Art alles Seienden » (EH, NW II, 1135)]. C’est en investissant l’espace universel que l’âme s’accomplit dans une liberté infinie.
66La notion même de « Weltinnenraum » implique tout autant l’intériorisation de l’espace que la spatialisation de l’intériorité : le terme de « Gefühls-Raum » [ « espace de sentiment »] qu’emploie Rilke dans l’Avant-propos d’une lecture publique (SWVI, 1098) rend compte de ce double mouvement qui efface les barrières du moi et du monde. Plus parlante encore est la description de la poésie de Louise Labé pour Clémence de Bourges, dans le récit de Malte : « elle lui promit la douleur comme un plus grand univers » (Œ.Pr., 590) [ « sie versprach ihr den Schmerz wie einen größeren Weltraum » (SW VI, 927)]. La représentation spatiale de l’intériorité produit cependant, au fil de l’œuvre de Rilke, une ligne thématique qui problématise de façon fluctuante le statut du sujet face à la totalité. Le poème nietzschéen An der Brücke stand [Accoudé au pont] est comme une anticipation lyrique de ce danger :
An der Brücke stand / jüngst ich in brauner Nacht. / Fernher kam Gesang ; / goldener Tropfen quolls / über die zitternde Fläche weg. / Gondeln, Lichter, Musik – / trunken schwamms in die Dämmrung hinaus .../ / Meine Seele, ein Saitenspiel, / sang sich, unsichtbar berührt, / heimlich ein Gondellied dazu, / zitternd vor bunter Seligkeit. / – Hörte jemand ihr zu ? (EH, NW II, 1093)
[Accoudé au pont, / j’étais naguère debout dans la nuit brune./ De loin un chant venait jusqu’à moi ;/ des gouttes d’or ruisselaient / sur la face tremblante de l’eau./ Des gondoles, des lumières, de la musique – / Tout cela voguait enivré vers le crépuscule… // Mon âme, l’accord d’une harpe, / se chantait secrètement à elle-même, invisiblement touchée, / un chant de gondolier, / tremblante d’une béatitude diaprée./ – Quelqu’un l’écoutait-il ?… (Œ2, 1139)]
67Aux confins de l’impressionnisme, on voit ici la matérialité du monde se dissoudre dans l’émotion lyrique. L’expérience est à ce point synthétique qu’elle déstructure tout autant la subjectivité que le réel. « Toutes les limites catégorielles et phénoménales se dissolvent, et le monde s’écoule », commente G. Kaiser. Il rapproche ce poème d’une note posthume où le moi se désole, expulsé de lui-même par les choses :
Ich bin zu voll : so vergesse ich mich selber, und alle Dinge sind in mir, und nichts giebt es mehr als alle Dinge. Wo bin ich hin ?
[Je suis trop plein : aussi m’oublié-je moi-même, et toutes les choses sont en moi, et il n’existe plus rien que les choses. Où suis-je passé ?]100
68Rilke atteint plus progressivement cette étape ultime et la formule de façon plus complète. Ainsi, le poème Am Rande der Nacht [Au bord de la nuit], comparable au précédent par la thématique et la métaphore subjective (« Ich bin eine Saite, / über rauschende breite / Resonanzen gespannt » [ « je suis une corde / tendue sur d’amples et bruissantes résonances »]) conduit à une expérience opposée :
Die Dinge sind Geigenleiber, / von murrendem Dunkel voll ; / drin träumt das Weinen der Weiber, / drin rührt sich im Schlafe der Groll / ganzer Geschlechter...../ Ich soll / silbern erzittern : dann wird / Alles unter mir leben, / und was in den Dingen irrt, / wird nach dem Lichte streben, / das von meinem tanzenden Tone, / um welchen der Himmel wellt, / durch schmale, schmachtende Spalten / in die alten / Abgründe ohne / Ende fällt... (SW I, 401)
[Les choses sont des corps de violons, / remplies d’obscurité grondante ; / là rêvent les pleurs des femmes, / là bouge dans son sommeil la rancune / de maints lignages… / À moi la charge / d’être vibration argentée : alors / au-dessous de moi, tout se mettra à vivre, / et ce qui erre dans les choses / aspirera à la lumière / qui jaillie de la danse de mon chant / autour duquel le ciel ondoie, / par des failles étroites, béant encore d’amour, / dans les anciens / abîmes, sans / fin, tombe… (Œ.P., 216)]
69Le moi tire toute sa force de la vie des choses et du pouvoir qu’il a de la canaliser par son chant, comme si le poème répondait au désespoir d’Ecce Homo par le sentiment de plénitude de Zarathoustra :
Ich liebe den, dessen Seele übervoll ist, so daß er sich selber vergißt, und alle Dinge in ihm sind : so werden alle Dinge sein Untergang. (NW II, 283)
[J’aime celui dont l’âme déborde au point qu’il s’oublie lui-même, et que toutes choses soient en lui : ainsi toutes choses deviendront son déclin. (Œ2, 294)]
70Lied vom Meer [Le Chant qui monte de la mer], dans les Nouveaux poèmes, se contente d’opposer, face aux forces telluriques et cosmiques, le figuier accordé à l’énergie universelle et l’homme écrasé d’impuissance ; la médiation n’est qu’implicitement suggérée par le chant101. Plus tard encore, l’osmose des deux espaces se trouve évoquée comme « sensation de la limite […] de l’existence »102, dans le contexte de la mort :
[…] da mir […] ein […] durch den Weltenraum fallender Stern zugleich […] durch den Innen-Raum fiel : der trennende Kontur des Körpers war nicht mehr da.103
[... lorsqu’une étoile filante [...], tout en parcourant l’univers […], traversa mon espace intérieur : mon corps n’avait plus de contours.]
71La fragilité latente que suggèrent les images de spatialisation subjective fait ainsi l’objet d’une réflexion de grande ampleur qui aboutit à la solution orphique :
Atmen, du unsichtbares Gedicht ! / Immerfort um das eigne / Sein rein eingetauschter Weltraum. Gegengewicht, / in dem ich mich rhythmisch ereigne. (SO II / 1, SW I, 751)
[Respirer, invisible poème ! / Continûment, purement, au prix / de l’être propre, espace échangé. Contrebalance / au rythme de quoi proprement j’adviens. (Œ.P., 600)]
72Ici, le rythme physiologique et la figure poétique coïncident pour évoquer la plénitude de l’être et épouser le devenir perpétuel qui s’accomplit dans le poème. Significativement, c’est par un encouragement à l’extension de l’âme que commence le tout dernier Sonnet :
Stiller Freund der vielen Fernen, fühle, / wie dein Atem noch den Raum vermehrt. / Im Gebälk der finstern Glockenstühle / laß dich läuten. [...] (SW I, 770)
[Ami silencieux des nombreux lointains, / sens ton souffle encore accroître l’espace. / Dans la charpente obscure des clochers / fais-toi retentir. (Œ.P., 616)]
73Car le risque en est conjuré par la conciliation du devenir et de l’être :
Und wenn dich das Irdische vergaß, / zu der stillen Erde sag : Ich rinne. / Zu dem raschen Wasser sprich : Ich bin. (ibid., 771)
[Et si tu es oublié du terrestre, / à la terre immobile dis : je coule. / À l’eau dans sa hâte parle : Je suis. (ibid.)]
74Ce compromis, qui contredit la radicalisation nietzschéenne du « devenir »104, se trouvera consolidé par la théorie des « ordres complémentaires » que Rilke développe dans les poèmes en français (SW II, 528-529 / Œ.P., 1087-1088), et qui remplace la dynamique linéaire et destructrice du devenir nietzschéen par une globalisation conciliante où la « sainte loi du contraste » combine harmonieusement chant et contre-chant. Il serait pourtant injuste d’en rester à cette caricature : l’Élégie à Marina Tsvétaïeva-Efron reprend encore l’image de la dispersion de l’homme dans l’univers105 et envisage, en termes nietzschéens, l’inanité de l’existence face au « jeu universel » :
Wäre denn alles ein Spiel, Wechsel des Gleichen, Verschiebung, / nirgends ein Name und kaum irgendwo heimisch Gewinn ? (SW II, 271) [Tout serait-il donc jeu, alternance du semblable, déplacement, / jamais un nom ni, guère, quelque part, de profit pour soi-même ? (Œ.P., 1069)]
75La conclusion, cependant, la réinsère dans le cycle orphique, dans le mouvement perpétuel de la métamorphose :
[…] Wir in das Kreisen bezogen / füllten zum Ganzen uns an wie die Scheibe des Monds. / Auch in abnehmender Frist, auch in den Wochen der Wendung / niemand verhülfe uns je wieder zum Vollsein, als der / einsame eigene Gang über der schlaflosen Landschaft. (SW II, 273)
[Nous, entraînés dans l’orbite, / nous nous sommes arrondis comme le disque de la lune./ Même dans son décroît, même dans les semaines du changement, / nul ne nous aiderait à recouvrer la plénitude, sinon / notre marche solitaire au-dessus du paysage insomniaque. (ibid., 1070)]
76Mais cette « marche solitaire », existentielle et poétique, à la recherche d’un complément d’être, ne rappelle-t-elle pas la « traversée du désert » qu’accomplit Zarathoustra, tout en lui proposant une autre issue que l’anéantissement ?
L’infini et l’éternité
77L’émancipation de l’homme par le renversement de l’idéalisme nécessite la reconquête et le rapatriement des formes de la transcendance106. Rilke assimile très tôt, dès le Journal florentin, cette leçon de Nietzsche :
Wir brauchen die Ewigkeit, denn nur sie gibt unseren Gesten Raum ; und doch wissen wir uns in enger Endlichkeit. Wir müssen also innerhalb dieser Schranken eine Unendlichkeit schaffen, da wir an die Grenzenlosigkeit nicht mehr glauben. Wir dürfen nicht an das weite, blühende Land denken, sondern müssen des umzirkten Gartens uns erinnern, der auch seine Unendlichkeit hat : den Sommer. (TB, 62)
[Nous avons besoin de l’éternité, qui seule donne de l’espace à nos mouvements ; mais nous nous savons enfermés dans la finitude. Nous devons donc créer un infini à l’intérieur de ces bornes, puisque nous ne croyons plus à l’illimité. Au lieu de rêver de vastes pays en fleurs, nous devons nous rappeler l’enclos du jardin qui a aussi son infini : l’été. (JJ, 41)]
78Tout le problème et ses développements ultérieurs sont contenus dans ces phrases prémonitoires : le sens des limites et l’attrait irrépressible de l’infini, l’immanence et l’incommensurable, le pouvoir transcendant de la création subjective. Le jeune poète nietzschéen refuse la métaphysique et sa négation de la finitude : l’infini qu’il revendique est celui du monde qui accueille la finitude inépuisable des choses107.
79Création humaine, l’infini est une représentation liée au langage. Conjointement à l’hyperbolisation de l’âme, Nietzsche décrit l’infini de Zarathoustra comme le lieu des mots inouïs :
Es gibt […] keine Kunst zu reden vor Zarathoustra : das Nächste, das Alltäglichste redet hier von unerhörten Dingen. Die Sentenz von Leidenschaft zitternd ; die Beredsamkeit Musik geworden ; Blitze vorausgeschleudert nach bisher unerratenen Zukünften – Die mächtigste Kraft zum Gleichnis, die bisher da war, ist arm und Spielerei gegen die Rückkehr der Sprache zur Natur der Bildlichkeit. (EH, NW II, 1135)
[Avant Zarathoustra, il n’existe […] pas d’art de la parole ; ce qui paraît le plus proche, ce qui paraît le plus quotidien parle ici de choses inouïes. La sentence tremble de passion, l’éloquence est devenue musique ; des foudres sont lancées vers des avenirs qui n’ont pas encore été devinés. La plus puissante force de symbolisation qui ait jamais existé est pauvreté et jeu d’enfant, si on la compare à ce retour de la langue à la nature même de l’image. (Œ2, 1176-1177)]
80Les qualités et les fonctions du langage y sont radicalement neuves, l’image redevient nature, la représentation émane sans détour de l’expérience : c’est aussi le langage qui, par ses ressources, peut donner la mesure de l’infini. À côté de ces créations fulgurantes, rêve d’un langage neuf qui fait pâlir jusqu’aux paraboles de Zarathoustra, il y a le « travail » de l’art et de l’écriture, exalté par Malte et reconnu dès le Livre d’heures comme sacerdoce terrestre : « dienend sich am Irdischen zu üben » (SW I, 330) [ « se frotter à l’ici-bas en le servant » (Œ.P., 330)], tel est le devoir du poète et de son langage, pour suggérer l’infini que recèle l’immanence, « le “rapport” à une dimension du réel qui doit demeurer au-delà du langage et de la conscience »108. Il en ressort des « images », « qui font la louange de toute chose sans jamais rien trahir » (Œ.Pr., 519) [ « Bilder, … die alles preisen und nichts preisgeben » (SW VI, 830)], et qui de ce fait se renouvellent à l’infini :
Car les efforts de Rilke s’épuisent à manifester justement par une profusion [...] d’images et de figures poétiques, qu’elles seules sont la voie royale qui mène à la nature ou à la réalité, mais que cette voie n’a pas de fin.109
81Ainsi l’infini n’est-il pas seulement une suggestion abstraite, mais une modalité de l’écriture, une progression sans fin du discours au sein de l’immanence.
82L’image du jardin clos que l’été ouvre sur l’infini est la matrice féconde d’une intégration métaphorique du proche et du lointain, de représentations qui suggèrent l’application horizontale de l’effort transcendant ; les jardins d’Abelone et de la Dame à la Licorne en sont des exemples, mais aussi les jardins orientaux du vingt-et-unième Sonnet de la deuxième partie :
Singe die Gärten, mein Herz, die du nicht kennst ; wie in Glas / eingegossene Gärten, klar, unerreichbar. [...] // Zeige, mein Herz, daß du sie niemals entbehrst. / Daß sie dich meinen, ihre reifenden Feigen. / Daß du mit ihren, zwischen den blühenden Zweigen, / wie zum Gesicht gesteigerten Lüften verkehrst. [...] // [...] welchem der Bilder du auch im Innern geeint bist / [...] / fühl, daß der ganze, der rühmliche Teppich gemeint ist. (SO II /21, SW I, 765)
[Chante, mon cœur, tes jardins inconnus ; jardins / comme pris en cristal, transparents, hors d’atteinte./ […] // Montre, mon cœur, que d’eux jamais tu n’es manquant. / Que c’est en pensant à toi que leurs figues mûrissent. / Qu’à travers les rameaux en fleurs tu t’entretiens / avec leurs souffles d’air enchéris en visages. // Quelle que soit l’image à quoi tu t’es uni, / sens […] / qu’il y va du tapis, de l’ensemble en sa gloire. (Œ.P., 611-612)]
83Loin des « jardins suspendus » de George, enclos de l’esthétisme et prisons de l’« existence d’art », ceux-ci traversent l’espace par l’intériorité de celui qui les rêve, images du réel inaccessible et proche, complémentaires de celles du réel transcendé. L’essai sur le poète souligne la part active et exemplaire que celui-ci prend à mettre en œuvre ce mouvement nécessaire :
Während seine Umgebung sich immer wieder mit dem greifbaren Nächsten einließ und es überwand, unterhielt seine Stimme die Beziehung zum Weitesten, knüpfte uns daran, bis es uns zog. (Über den Dichter, SW VI, 1035)
[Tandis que les autres se consacraient, pour en venir à bout, au plus proche et au plus tangible, lui, par sa voix, maintenait le lien avec le plus lointain et nous y rattachait jusqu’à ce que nous y fussions entraînés. (Propos sur le poète, Œ.Pr., 1025)]
84Cette dialectique du proche et du lointain détermine aussi le cheminement de Zarathoustra, car elle est la condition même de l’expérience de la totalité. Commentant la troisième partie, Eugen Fink écrit : « Partout vibre la sensation du lointain, dont procède nécessairement la proximité essentielle de l’existence et de l’étant »110.
85L’hyperbolisation de l’âme, plutôt que de l’éloigner des choses, l’ancre en elles et l’y ramène. Car l’infini a changé de nature : ce n’est plus le lieu de la divinité transcendante, mais « le lointain qui enserre le visible et le saisissable, c’est-à-dire le lointain dans l’espace et le temps du monde, à qui l’on doit toute proximité »111. « Le grand désir » n’est plus alors un moyen de déserter le réel, mais une modalité de l’ouverture au monde112.
86La représentation de l’infini recourt tout de même, classiquement, aux images de la mer. Le chant des Sept sceaux, profession de foi en l’éternité, les utilise comme supports de l’expansion spatio-temporelle :
[…] wenn seine Seefahrer-Lust in meiner Lust ist : / Wenn je mein Frohlocken rief : « die Küste schwand – nun fiel mir die letzte Kette ab – / – das Grenzenlose braust um mich, weit hinaus glänzt mir Raum und Zeit, [...] » – / O wie sollte ich nicht nach der Ewigkeit brünstig sein [...]. (NW II, 475)
[… s’il y a dans ma joie une joie de navigateur : / Si jamais mon allégresse s’écria : « Les côtes ont disparu – maintenant ma dernière chaîne est tombée – / – l’immensité sans bornes bouillonne autour de moi, bien loin de moi scintillent le temps et l’espace, […] »/ Ô comment ne serais-je pas ardent de l’éternité… (Œ2, 467)]
87Dans le Septième Sceau, l’assimilation métaphorique du ciel et de la mer, combinée à l’image de l’envol, reprend certes, mais aussi redynamise pour la postérité, les composantes de l’extension hyperbolique dans l’immensité :
Wenn ich je stille Himmel über mir ausspannte und mit eignen Flügeln in eigne Himmel flog : / Wenn ich spielend in tiefen Licht-Fernen schwamm, und meiner Freiheit Vogel-Weisheit kam [...]. (NW II, 476) [Si jamais j’ai déployé des ciels tranquilles au-dessus de moi, volant de mes propres ailes dans mon propre ciel : / Si j’ai nagé en me jouant dans de profonds lointains de lumière, si la sagesse d’oiseau de ma liberté est venue : – … (Œ2, 468)].
88Le poème Nach neuen Meeren [Vers les mers nouvelles] saisit au contraire une expérience statique de l’infini :
Dorthin – will ich ; und ich traue / Mir fortan und meinem Griff. / Offen liegt das Meer, ins Blaue / Treibt mein Genueser Schiff. // Alles glänzt mir neu und neuer, / Mittag schläft auf Raum und Zeit – : / Nur dein Auge – ungeheuer / Blickt michs an, Unendlichkeit ! (FW, NW II, 271) [Là-bas – je veux aller, et j’ai dès lors / Confiance en moi et en mes talents de pilote, / La vaste nappe de la mer s’étend / Et mon vaisseau génois navigue vers l’azur. // Tout scintille pour moi, dans sa splendeur nouvelle, / Le midi sommeille sur l’espace et le temps – : / Et ton œil seulement – monstrueux / Me fixe, ô infini ! (Œ2, 263)]
89Son paradoxe est de faire coïncider la représentation du mouvement, donc de la temporalité, dans la première strophe, et celle du temps immobile de l’éternité dans la deuxième. « Le midi sommeille sur l’espace et le temps » préfigure la vision qu’a Zarathoustra de l’« éternel retour » (« Die Mitte ist überall », NW II, 463 [ « Le centre est partout », Œ2, 456]) mais donne consistance au « midi » par une personnification qui concrétise du même coup l’espace et le temps : il en résulte une allégorie qui s’échappe vers l’abstraction dans le vers suivant113, pour donner la formule conceptuelle de l’expérience représentée : « Unendlichkeit » [l’infini]. La notion même n’en est pas clarifiée114, mais la situation vécue, restituée sur le mode lyrique, lui confère une charge émotionnelle qui réintègre l’infini dans l’ordre de l’accessible.
90L’essai de Rilke sur le poète thématise lui aussi la relation à l’infini. Les images qu’il met en œuvre suggèrent et résument la dialectique complexe de l’existence placée sous la double nécessité de l’immanence et du dépassement. Le cadre métaphorique est aussi celui de la navigation. Le spectacle du fleuve permet une spatialisation de la temporalité :
[…] das Schauspiel des breit auf uns zukommenden Flusses, der schöne, gleichsam fortwährend zukünftige Raum, in den wir uns eindrängten [...]. (Über den Dichter, SW VI, 1033)
[le spectacle du fleuve qui venait vers nous dans toute son ampleur, ce bel espace pour ainsi dire toujours futur dans lequel nous pénétrions…] (Œ.Pr., 1024)]
91La rencontre dynamique du sujet et de la matière se développe ainsi selon une ligne métaphorique qui ouvre la dimension virtuelle de l’aspiration et de l’infini. Le chant de l’homme de proue, le poète, accompagne, de façon mystérieuse aux yeux du narrateur, l’action des rameurs :
Was auf ihn Einfluß zu haben schien, war die reine Bewegung, die in seinem Gefühl mit der offenen Ferne zusammentraf, an die er, halb entschlossen, halb melancholisch, hingegeben war. (ibid., 1034-1035) [Ce qui semblait avoir un effet sur lui, c’était le mouvement pur qui, dans son sentiment, rejoignait le lointain largement ouvert auquel il s’abandonnait avec autant de résolution que de mélancolie. (ibid., 1025)]
92Le poète est voué au lointain, mais le mouvement auquel il s’accorde est celui des rameurs, qui s’applique au réel et qui en émane : c’est le lieu subjectif de la rencontre du réel et de l’infini qui est ici suggéré. L’embarcation triomphe de la résistance de la matière, le chant du « magicien » reprend et module l’énergie de la vie qui avance, pour entraîner les hommes « au plus loin ». C’est là pour Rilke une vision « de la situation du poète, de sa place et de son action dans le temps » (ibid.) [ « die Lage des Dichters, seinen Platz und seine Wirkung innerhalb der Zeit », ibid.] : une action immanente mais qui ouvre le réel sur sa dimension infinie, « un secours pour ainsi dire à très longue, à extrême distance, une exhortation affectée du coefficient infini » (Vorrede zu einer Vorlesung…, SW VI 1096) [ « ein Beistand gewissermaßen auf fernste, äußerste Distanz, [ein] Zuspruch mit dem Coeffizienten unendlich » (Avant-propos d’une lecture publique…)].
93Le paradoxe du temps est au centre de l’exploration immanente de la totalité. Le sentiment existentiel de l’éphémère doit en effet s’accorder avec la valeur nouvelle de la vie, l’inépuisable énergie dionysienne qui est le « fondement originel de l’être ». C’est là une difficulté que chacun surmonte et contourne à sa manière, mais en reconnaissant la fonction prioritaire du temps. Le temps, pour Nietzsche, répond à la raison d’être du « surhomme », la « création »115 : « und was ihr Welt nanntet, das soll erst von euch geschaffen werden » (NW II, 344) [ « et ce que vous appeliez monde doit d’abord être créé par vous » (Œ2, 348)]. Le renversement de l’idéalisme provoque la déchéance de l’« immuable » ; Zarathoustra retourne la maxime goethéenne (« Alles Unvergängliche – das ist nur ein Gleichnis ! », NW II, 345 [ « tout ce qui est impérissable – n’est qu’image », ibid.]) et proclame : « Also seid ihr Fürsprecher und Rechtfertiger aller Vergänglichkeit. » (ibid.) [ « Ainsi vous serez les défenseurs et les justificateurs de tout ce qui est périssable », ibid.]. La poésie nouvelle ne s’épuisera plus à suspendre le temps :
[…] von Zeit und Werden sollen die besten Gleichnisse reden : ein Lob sollen sie sein und eine Rechtfertigung aller Vergänglichkeit ! (ibid.)
[… les meilleures images doivent parler du temps et du devenir : elles doivent être une louange et une justification de tout ce qui est périssable ! (ibid.)]
94Rilke affirme lui aussi, d’autre manière, la nécessaire soumission au temps. Rappelant l’hymne À Hölderlin (SW II, 93-94 ; Œ.P., 885) qui fait écho au Chant du destin d’Hypérion, Fülleborn précise :
Rilke prend très au sérieux le temps impétueux [“reißende Zeit”, Hölderlin] de l’existence terrestre : il n’existe pas, pour le poète moderne, d’être intemporel, reposant « dans l’éternité ». (KA I, 593)
95Pour lui, l’expérience de l’être implique l’expérience du temps, et non sa négation :
[…] das einfache Sein […], jenes unverbrüchliche Vorhanden-Sein und Zugleich-Sein alles dessen, was an der oberen [...] Spitze des Selbstbewußtseins nur als « Ablauf » zu erleben verstattet ist.
[…] l’être dans sa simplicité [...], cet être-présent et cet être-ensemble indéfectibles de tout ce qui, à l’extrémité supérieure […] de la conscience de soi, ne peut être vécu que comme « écoulement ».]116
96Tous deux, cependant, cherchent à établir, par le concept et l’image, la notion de temps infini comme dimension nécessaire du devenir.
97On ne saurait élucider ici la figure de l’« éternel retour ». On en rappellera simplement la gageure théorique en ce qu’elle concerne aussi la pratique de Rilke : « Nietzsche confère au temps, au-delà de son caractère phénoménal [...], pour ainsi dire une profondeur ; il essaie de penser l’unité du temps et de l’éternité »117. Pour ce, il fait de la répétition la nature même du temps, au lieu de prendre le temps pour lieu de la répétition118. Cette solution permet à Zarathoustra d’assumer le caractère chaotique du réel tout en orientant son effort vers la « totalité » qui lui donne sens119. Le chapitre Die stillste Stunde [L’heure la plus silencieuse], qui diffère la révélation explicite de la vraie nature du temps, s’inscrit dans une progression thématique qui envisage les limites du mouvement ascendant de la vie et conduit à repenser le rapport entre la volonté de puissance et le temps120 ; la conclusion sera l’adhésion au temps sous la forme de l’« éternel retour », « der Ewige-Wiederkunfts-Gedanke, die höchste Formel der Bejahung, die überhaupt erreicht werden kann – » (E.H., NW II, 1128) [ « l’idée de l’Eternel Retour, cette formule suprême de l’affirmation, la plus haute qui se puisse concevoir » (Œ2, 1170)]. Das Jaund Amen-Lied [Le chant du oui et de l’amen], qui scelle la foi en l’éternité, établit pour le temps le même mouvement que pour l’immensité, combinant « amour de l’éternité » et « inclination pour le monde »121, et accordant ainsi la vie éphémère à l’éternité immanente du monde. Peter Pfaff note dans ce processus une difficulté théorique considérable qui recèle une « métaphysique du temps » et pourrait expliquer le refus rilkéen de l’« éternel retour »122.
98La question qui oriente la démonstration de Pfaff est de savoir si le cycle narcissique de l’ange (Deuxième Élégie) peut être comparé au modèle de l’éternel retour. La réponse, négative, tient au fait que la figure angélique est extérieure à l’existence humaine et ne peut agir sur la temporalité. La Quatrième Élégie se trouve ainsi interprétée comme démonstration de l’inutilité du schéma nietzschéen : la vision de l’ange est purement esthétique et ne réduit pas la détresse liée à l’expérience du temps. La célébration de l’existence devra donc se faire dans cette dimension primordiale. D’où l’élaboration, dans la Septième Élégie, d’une « poétique de la temporalité se substituant à l’anneau nietzschéen »123. Des deux mouvements susceptibles de faire naître le sentiment de la durée, l’anticipation et le souvenir, le premier se trouve, selon Pfaff, rejeté comme « inconsidéré et contraire à la vie »124, tandis que le souvenir conjugue les deux expériences contraires de l’unicité et de la finitude : « Dans le souvenir, [...] la vie se comprend comme la fête d’un présent total [...] »125. Rilke refuse ainsi, selon Pfaff, la neutralisation nietzschéenne du temps, affirmant le caractère purement esthétique et non pas ontologique du schéma de l’éternel retour. D’autres lectures sont à vrai dire possibles. Ainsi Erich Heller rapproche-t-il la conjuration de l’unicité du moment vécu, dans la Neuvième Élégie126, de l’idée de l’éternel retour, y voyant les extrêmes d’une pensée à la recherche d’équivalents du sens et de l’éternité127. Pour Rilke en tout cas, l’assimilation est nettement de l’ordre de la poésie et du vécu. C’est l’instant créateur qui neutralise le destin et le temps :
Hättest du nur ein Mal / gesehn, wie Schicksal in die Verse eingeht / und nicht zurückkommt, wie es drinnen Bild wird, [...] du hättest ausgeharrt. (Requiem für Wolf..., SW I, 663)
[Que n’as-tu, une seule fois, / vu le destin pénétrer dans un vers / pour n’en point revenir, y devenir image / et rien qu’image, […] tu aurais persévéré. (Requiem pour Wolf…, Œ.P., 497)]
99C’est le geste créateur qui saisit l’instant pour lui donner la consistance de l’éternité :
Das Momentane, so überrascht in seiner Unfaßbarkeit, so ergriffen mit allen Gesten : was unterscheidet es noch vom Endgültigen und Ewigen ? (Rodin – Nachlaß, SW V, 276)
[L’instantané, ainsi surpris dans ce qu’il a d’insaisissable, ainsi capté par tous les gestes : qu’est-ce qui le distingue encore du définitif et de l’éternel ? (Rodin – papiers posthumes)]
100La solution nietzschéenne est souvent rhétorique, la chaîne du discours relayant une conceptualisation défaillante :
Alles geht, alles kommt zurück ; ewig rollt das Rad des Seins. Alles stirbt, alles blüht wieder auf, ewig läuft das Jahr des Seins. / Alles bricht, alles wird neu gefügt ; ewig baut sich das gleiche Haus des Seins. Alles scheidet, alles grüßt sich wieder ; ewig bleibt sich treu der Ring des Seins. / In jedem Nu beginnt das Sein ; um jedes Hier rollt sich die Kugel Dort. Die Mitte ist überall. Krumm ist der Pfad der Ewigkeit. (NW II, 463)
[Tout va, tout revient, la roue de l’existence tourne éternellement. Tout meurt, tout refleurit, le cycle de l’existence se poursuit éternellement. / Tout se brise, tout s’assemble à nouveau ; éternellement se bâtit le même édifice de l’existence. Tout se sépare, tout se salue de nouveau ; l’anneau de l’existence reste éternellement fidèle à lui-même. / À chaque instant commence l’existence ; autour de chaque Ici se déploie la sphère Là-bas. Le centre est partout. Le sentier de l’éternité est tortueux. (Œ2, 456)]
101La succession indéfinie des contraires qui mime le déroulement infini du temps rapporte de toute évidence le problème à celui de la totalité (« Alles ») : « l’éternité veut dire le monde »128 ; le monde est ici représenté par une linéarité cyclique qui le « déspatialise » et le désincarne au profit d’un schéma analytique suggérant l’agitation et la recomposition perpétuelles des fragments. Ce sont encore les vieilles catégories qui sont ici mises en œuvre, antagonismes irréductibles par l’expérience autant que par la pensée, mais que l’habileté rhétorique du discours soumet au pouvoir résolutif du paradoxe. La « ronde » de Zarathoustra, « le chant dont le nom est “encore une fois”, dont le sens est “en toute éternité” » [ « das Lied, des Name ist„ Noch einmal ‟, des Sinn ist “in alle Ewigkeit” »], en est un autre exemple :
O Mensch ! Gib acht ! / Was spricht die tiefe Mitternacht ? / « Ich schlief, ich schlief –, / Aus tiefem Traum bin ich erwacht : – / Die Welt ist tief, / Und tiefer als der Tag gedacht. / Tief ist ihr Weh –, / Lust – tiefer noch als Herzeleid : / Weh spricht : Vergeh ! / doch alle Lust will Ewigkeit –, / – will tiefe, tiefe Ewigkeit ! (NW II, 558)
[Ô homme ! prends garde ! / Que dit minuit profond ? / « J’ai dormi, j’ai dormi – / d’un rêve profond je me suis éveillé : – / le monde est profond, / et plus profond que ne pensait le jour. / Profonde est sa douleur, – / la joie plus profonde que l’affliction / La douleur dit : passe et finis ! / Mais toute joie veut l’éternité, / – veut la profonde éternité ! » (Œ2, 542-543)].
102Les antinomies traditionnelles, « Weh »/ « Lust » [douleur/joie], « Nacht »/ « Tag » [nuit/jour], « schlief »/ « erwacht » [sommeil/réveil], sont distribuées par un jeu raffiné de renvois sémantiques et d’effets sonores qui s’articule sur le mot « tief » [profond]. Ces oppositions se délitent à mesure que se produit, au fil du poème, le retournement sémantique de ce terme qui, de l’immensité négative (« tiefe Mitternacht » [ « minuit profond »]), devient porteur de la valeur suprême d’« éternité ». Au terme de ce parcours, c’est l’équation « Welt »/ « Lust »/ « Ewigkeit » [monde / joie / éternité] qui s’impose, équivalence rhétoriquement verrouillée qui ne laisse d’autre choix qu’une reprise da capo, « en toute éternité ». Sans doute un tel formalisme n’est-il pas très éloigné de la sécheresse conceptuelle ; mais ici les concepts n’ont plus leur pertinence native, ce sont des mots emportés, tout comme les phénomènes, dans l’agitation sans fin du devenir. L’émotion a plus de part dans le dithyrambe Ruhm und Ewigkeit [Gloire et éternité]129. La troisième partie met en scène la confrontation du moi et de l’immensité sidérale :
[…] Ich sehe hinauf – / dort rollen Lichtmeere : / o Nacht, o Schweigen, o totenstiller Lärm !.../ Ich sehe ein Zeichen –, / aus fernsten Fernen / sinkt langsam funkelnd ein Sternbild gegen mich... (NW II, 1262)
[Je regarde en haut – / des flots de lumière roulent : / – ô nuit ! ô silence ! ô bruit de mort !.../ Je vois un signe –, / des lointains les plus éloignés / descend vers moi, lentement, une constellation étincelante… (Œ2, 1256)].
103L’ébranlement subjectif que produit la rencontre laisse pourtant place, dans la quatrième partie, à l’élucidation catégorielle : « Höchstes Gestirn des Seins / Ewiger Bildwerke Tafel ! / Du kommst zu mir ? – » (ibid.) [ « Suprême constellation de l’être ! / Table des visions éternelles ! / Est-ce toi qui viens à moi ? – », ibid.]. C’est donc la conjonction de l’être et de l’apparence qui se réalise dans l’espace psychique du sujet. Quelques interrogations prolongent l’émotion, puis le raisonnement explicatif reprend ses droits, articulé par une ponctuation persuasive :
Schild der Notwendigkeit ! / Ewiger Bildwerke Tafel ! / – aber du weißt es ja : / was alle hassen, / was allein ich liebe : / – daß du ewig bist : / daß du notwendig bist ! – (ibid., 1262-1263)
[Emblème de la nécessité ! / Table des visions éternelles ! / – Mais tu le sais bien : / ce que tous haïssent, / ce que je suis le seul à aimer, / tu sais bien que tu es éternelle ! / que tu es nécessaire ! (ibid., 1257)]
104L’opposition « alle »/ « ich » [tous / je] (qui condense le titre du dithyrambe), mène à la séquence « Liebe »/ « ewig »/ « notwendig » [amour / éternel / nécessaire] qui intègre, sous le principe d’adhésion dionysienne, les catégories antagonistes d’éternité et de nécessité. La dernière strophe est un résumé rhétorique de l’ensemble, dont le dernier vers à lui seul sauve tout le poème, tant il donne sa vraie mesure humaine à une émotion jusqu’alors surexpliquée : « denn ich liebe dich, o Ewigkeit ! – – » [ « car je t’aime, ô éternité ! »].
105Les évocations rilkéennes du temps et de l’éternité sont certes d’un autre style, la condition humaine y apparaît plus vécue et moins « réfléchie ». On rappellera seulement ici le grand motif de l’adieu dans le treizième Sonnet de la deuxième partie :
Sei allem Abschied voran, als wäre er hinter / dir, wie der Winter, der eben geht. (SW I, 759)
[Devance tout adieu, comme s’il se trouvait derrière / toi, à l’instar de cet hiver qui va se terminer. (Œ.P., 606)]
106ou encore dans la séquence finale de la Huitième Élégie :
Wer hat uns also umgedreht, daß wir, / was wir auch tun, in jener Haltung sind / von einem, welcher fortgeht ? Wie er auf / dem letzten Hügel, der ihm ganz sein Tal / noch einmal zeigt, sich wendet, anhält, weilt –, / so leben wir und nehmen immer Abschied. (SW I, 716)
[Qui donc nous a de la sorte retournés que, / quoi que nous fassions, nous soyons en l’attitude / de quelqu’un qui s’en va ? Comme lui sur / la dernière colline qui lui montre sa vallée tout entière / une dernière fois, se tourne, s’arrête, attend – / ainsi vivons-nous et toujours prenons congé. (Œ.P., 550)]
107Mais la comparaison n’autorise d’autre conclusion que de constater la variété inépuisable des représentations d’une situation humaine dont les données spirituelles sont largement identiques.
IV
Le pouvoir du chant
108On a vu par quelles images le texte de Rilke tantôt se rapproche, tantôt s’éloigne de celui de Nietzsche. Mais les formules rilkéennes qui reflètent un horizon spirituel commun ne sauraient donner lieu, en raison même de leur qualité poétique, à des conclusions systématiques : ce qu’on a observé jusqu’à présent suffit à montrer qu’Orphée n’est pas un avatar de Dionysos et que le poète rilkéen n’est pas, comme Zarathoustra, « une force qui va ». Pourtant, c’est bien essentiellement la poésie qui unit les deux œuvres et qui les distingue : l’exaltation conjointe du pouvoir du chant et de la vie les rapproche, mais alors que les présupposés philosophiques de ce mouvement lyrique conduisent Nietzsche à radicaliser sa pratique du « mensonge » nécessaire, Rilke s’en détourne pour élaborer, en marge de la destruction nietzschéenne et tout en développant certaines de ses intuitions majeures, une « mythopoésie » de la plénitude et de la totalité.
109Tout comme celle de Rilke, mais de façon plus paradoxale, l’œuvre de Nietzsche met en scène le poète et la poésie : de l’« esprit libre » [ « Freigeist »] à Dionysos, en passant par le « Prince Hors-la-Loi » [ « Prinz Vogelfrei »] et Zarathoustra, ses personnages sont des poètes ; intégrant les masques de l’identité au « jeu » universel, les Dithyrambes de Dionysos sont la quintessence lyrique de ce processus et entretiennent, par l’ambiguïté de leur titre130, la confusion du poète et du dieu. La distinction entre l’artiste et le philosophe, selon Nietzsche, repose sur des notions qui seront aussi des termes clés de la poétique de Rilke :
In der Hauptsache gebe ich den Künstlern mehr recht als allen Philosophen bisher : sie verloren die große Spur nicht, auf der das Leben geht, sie liebten die Dinge “dieser Welt” – sie liebten ihre Sinne. (Nachlaß..., NW III, 471)
[Pour l’essentiel, je donne davantage raison aux artistes qu’aux philosophes de tous temps : ils n’ont pas perdu la grande trace de la vie, ils ont aimé les choses “de ce monde” – ils ont aimé leurs sens. (Papiers posthumes)].
La référence à Goethe dans ce même passage, l’éloge de son attachement aux choses, de sa foi dans l’homme et dans sa capacité de « transfigurer » l’existence131, montrent bien qu’il s’agit là d’un processus qui engage la vie tout entière :
Die Kunst und nichts als die Kunst ! Sie ist die große Ermöglicherin des Lebens, die große Verführerin zum Leben, das große Stimulans des Lebens. (Nachlaß..., NW III, 692)
[L’art et rien que l’art ! C’est lui la grande condition de la vie, lui la grande incitation à la vie, lui le grand stimulant de la vie. (Papiers posthumes)]
110C’est l’adhésion à la vie qui fait de la « transfiguration » une potentiation et non une négation du réel : l’« invisible » rilkéen relève de cette puissance supérieure, non métaphysique, du réel, que nous reconnaissons comme « un degré supérieur de la réalité », et que nous révèle la « métamorphose » opérée par l’art : « C’est nous qui sommes […], au sens des élégies, ces transformateurs de la terre »132. Ces deux processus ont manifestement une inspiration commune, déjà soulignée par Heller133, et relèvent de la poésie autant que de la pensée : « Peut-être une pensée qui tente de quitter la voie traditionnelle des conceptions métaphysiques de l’être se rapproche-t-elle de la poésie »134.
111La « compréhension lyrique » du monde est le moyen que préconise le poète Rilke pour affronter une expérience non métaphysique de l’être et de l’existence, dont le vecteur est, pour Nietzsche déjà, la parole poétique.
112Celle de Zarathoustra est puissamment originale parce qu’elle est image135, censément étrangère à la rhétorique, et porteuse de « vérité ». Paradoxalement, c’est à l’un des modes d’écriture les plus artificiels, la parabole, que Nietzsche attribue les plus grandes vertus poétiques : « Auf jedem Gleichnis reitest du hier zu jeder Wahrheit » (NW II, 432-433) [ « Monté sur tous les symboles136, tu chevauches ici vers toutes les vérités » (Œ2, 427)]. La « révélation » qu’elle procure n’est pas d’ordre métaphysique, mais touche à la réalité du tout, que les « mots » savent reconstruire :
Wo geschwätzt wird, da liegt mir schon die Welt wie ein Garten. Wie lieblich ist es, daß Worte und Töne da sind : sind nicht Worte und Töne Regenbogen und Schein-Brücken zwischen Ewig-Geschiedenem ? (NW II, 463)
[où l’on babille, le monde me semble étendu devant moi comme un jardin. Quelle douceur n’y a-t-il pas dans les mots et les sons ! les mots et les sons ne sont-ils pas [des] arcs-en-ciel et des ponts illusoires jetés entre des êtres à jamais séparés ? (Œ2, 455)]
113Les mots ne sont pas ici ceux du commun, que Nietzsche critique par ailleurs137, ce sont les mots de l’art par lesquels l’homme s’assure de la proximité des choses :
Sind nicht den Dingen Namen und Töne geschenkt, daß der Mensch sich an den Dingen erquicke ? Es ist eine schöne Narretei, das Sprechen : damit tanzt der Mensch über alle Dinge. (NW II, 463)
[Les noms et les sons n’ont-ils pas été donnés aux choses, pour que l’homme s’en réconforte ? N’est-ce pas une douce folie que le langage ? En parlant l’homme danse sur toutes les choses. (Œ2, 456)]
114Les paradoxes de la poésie sont ici énoncés : son lien avec les choses et la folle liberté qu’elle en retire pour embrasser l’univers. Mais c’est le premier terme qui détermine la continuité poétologique de Nietzsche à Rilke. Zarathoustra voit déjà les choses comme génératrices d’images : « im Steine schläft mir ein Bild, das Bild meiner Bilder » (NW II, 345) [ « une statue sommeille pour moi dans la pierre, la statue de mes statues » (Œ2, 349)], et la création suppose la perception de la vie des choses. Pour le jeune poète rilkéen, ce sont déjà « die sinnenden Dinge » (SW I, 154) [ « les choses méditatives » (Œ.P., 90)] ; le moine du Livre d’heures aspire à devenir « comme une chose, / obscure et sensée » (Œ.P., 277) [ « wie ein Ding, / dunkel und klug » (SW I, 260)] et plus tard, le poème À Karl von der Heydt affirme la réciprocité de la relation poétique au monde :
So will ich gehen, schauender und schlichter, / einfältig in der Vielfalt dieses Scheins ; / aus allen Dingen heben Angesichter / sich zu mir auf und bitten mich um eins : // um dieses unbeirrte Gehn und Sagen [...] (SW II, 191)
[Je veux aller ainsi, l’œil aiguisé, l’âme épurée, / simple dans la pluralité de l’apparence ; / de toutes choses se lèvent des visages / vers moi, me demandant ceci : // continuer sans relâche à aller et à dire… (Œ.P., 980)].
115La parole du poète naît d’une attention mutuelle et répond explicitement à la prière des choses. On se souvient ici de la révélation poétique faite à Zarathoustra138, et aussi de son évocation des « îles bienheureuses », où il a jadis pressenti la condition même de toute création : « aller Dinge Stillstes und Leichtestes kam einst zu mir ! » (NW II, 345) [ « la chose la plus silencieuse et la plus légère est venue auprès de moi ! » (Œ2, 349)]. Aussi les grands chapitres du Zarathoustra sont-ils, en toute logique, une apothéose du « chant » :
« sind alle Worte nicht für die Schweren gemacht ? Lügen dem Leichten nicht alle Worte ! Singe ! Sprich nicht mehr ! » [...] denn ich liebe dich, o Ewigkeit ! (Die sieben Siegel, NW II, 476)
[ « toutes les paroles ne sont-elles pas faites pour ceux qui sont lourds ? Toutes les paroles ne mentent-elles pas à celui qui est léger ? Chante ! ne parle plus ! » […] Car je t’aime, ô éternité ! (Œ2, 468)].
116Le chant est le mode d’expression de la « légèreté », contre l’esprit de pesanteur, contre le mensonge du langage ; il est le vecteur de l’adhésion au monde et, par là-même, vecteur de l’éternité. Du grand désir qui, conformément à la tradition lyrique, développe le dialogue du moi et de son âme, résume la fonction superlative du chant :
O meine Seele, nun gab ich dir alles und auch mein letztes, und alle meine Hände sind an dich leer geworden : – daß ich dich singen hieß, siehe, das war mein letztes ! (NW II, 469)
[Ô mon âme, je t’ai tout donné, et même ce qui était mon dernier bien, et toutes mes mains se sont dépouillées pour toi : – que je t’aie dit de chanter, voici, ce fut mon dernier don ! (Œ2, 461)]
117L’injonction prépare la métamorphose du penseur en poète. Le chant, don ultime et total du moi à son âme, prélude à l’apaisement du monde (selon le modèle orphique) et annonce l’avènement de Dionysos dans un avenir utopique autant que poétique, « dans la félicité des chants à venir » (ibid.). Rilke d’ailleurs maintiendra avec plus de constance que Nietzsche cette pratique de la poésie comme asymptote de l’inaccessible, le plus souvent désigné, par commodité, du nom de « Gott ». Nietzsche a revendiqué l’innovation poétique comme un trait essentiel de son Zarathoustra, « à mille lieues au-dessus de ce qui s’est jamais appelé poésie » [ « tausend Meilen über das hinaus, was bisher Poesie hieß »]139 ; le caractère autarcique du dialogue de Zarathoustra et de son âme140 dénote la conformité de la poésie nouvelle avec le dithyrambe, expression monologique suprême du dépassement de soi :
Im dionysischen Dithyrambus wird der Mensch zur höchsten Steigerung aller seiner symbolischen Fähigkeiten gereizt ; etwas Nieempfundenes drängt sich zur Äußerung, die Vernichtung des Schleiers der Maja, das Einssein als Genius der Gattung, ja der Natur. (GT, NW I, 28)
[Dans le dithyrambe dionysien, l’homme est excité jusqu’au paroxysme de toutes ses facultés symboliques ; des sentiments qu’il n’a jamais éprouvés jusqu’alors cherchent à s’exprimer : le voile de Maïa déchiré devant ses yeux, le sentiment d’initié, comme génie de l’espèce et même de la nature. (Œ1, 41)]
118Il semble donc excessif de penser, comme Peter Por, que Nietzsche, par les dissonances criantes de sa poésie, détruit les possibilités du lyrisme141 et ne laisse à Rilke d’autre choix que reconstruire : son projet est au contraire de refonder la poésie pour en faire le garant suprême d’une existence sans métaphysique. Il prépare ainsi, en théorie du moins, la situation de l’Orphée rilkéen : les objectifs du dithyrambe tels qu’il les définit dès La Naissance de la tragédie ne sont guère différents de ceux du lyrisme de Rilke, lequel en revanche se détournera résolument de ses modalités expressives et de cette tragique course à l’abîme à laquelle mène l’exaltation autarcique du chant. Il convient donc de bien tenir compte de l’ambivalence de la poétique nietzschéenne, partagée entre une théorie liée à l’utopie du Zarathoustra et une pratique du « dithyrambe » tributaire de la radicalisation des positions philosophiques ; la présence de Nietzsche dans le lyrisme de Rilke ne peut être en effet appréciée qu’en fonction de cette polarité.
119Peter Por a reconnu dans Sonnen-Untergang [Coucher de soleil], de Rilke, une transposition de la situation nietzschéenne du poème Vereinsamt [Solitaire] :
[…] Da wurde Raum in den langsam sich leerenden Räumen ; / über dir, über den Häusern, über den Bäumen, / über den Bergen wurde es leer. (SW II, 29)
[De l’espace s’ouvrit alors parmi les espaces lentement évacués ; / au-dessus de toi, au-dessus des maisons, des arbres, / des montagnes, tout fut vide. (Œ.P., 828)].
120Mais Rilke éviterait, selon lui, la confrontation avec le vide en affirmant le pouvoir salvateur de l’art, et en cela se détournerait de Nietzsche142 ; cette interprétation s’appuie sur les vers suivants :
Und dein Leben, von dem man die lichten Gewichte gehoben, / stieg, soweit Raum war, über das Alles nach oben, / füllend die rasch sich verkühlende Leere der Welt. (ibid.)
[Et ta vie, affranchie de ses pesanteurs lumineuses, / s’est élevée, tant qu’il y avait de l’espace, au-dessus de tout cela, / comblant les lacunes du monde vite refroidies. (ibid., 829)]143
121Pourtant, la fin du poème suggère une autre lecture :
Bis es, im Steigen, in kaum zu erfühlender Ferne / sanft an die Nacht stieß. Da wurden ihm einige Sterne, / als nächste Wirklichkeit, wehrend entgegengestellt. (ibid.)
[Jusqu’à ce que, montant, elle heurte doucement la nuit, / à une distance à peine sensible. Des étoiles, à sa rencontre / lui furent opposées, défensives, réalité contiguë. (ibid.)]
122En effet, c’est bien la réalité qui s’oppose au vide, unissant le proche et l’inaccessible au terme d’une extension de l’espace intérieur qui réconcilie l’homme avec sa condition terrestre, ses limites et son besoin d’infini. L’expérience que retranscrit le poème est aussi celle de Malte évoquant Abelone :
In späteren Jahren geschah es mir zuweilen nachts, daß ich aufwachte, und die Sterne standen so wirklich da und gingen so bedeutend vor, und ich konnte nicht begreifen, wie man es hinter sich brachte, so viel Welt zu versäumen. (SW VI, 894)
[Il m’arriva quelquefois, des années plus tard, de m’éveiller la nuit et les étoiles étaient là, si réelles et elles cheminaient si chargées de sens que je ne parvenais pas à comprendre comment on pouvait prendre sur soi de laisser échapper un fragment si important du monde. (Œ.Pr., 566)]
123La signification des étoiles est fondée sur leur réalité effective, l’inaccessible devient tangible parce qu’il participe à la constitution du monde, qui est infini dans son immanence : c’est bien la leçon de Nietzsche que Rilke retient ici pour l’opposer à l’expérience du néant. De même, le jardin d’Abelone est, comme celui de Zarathoustra, « une mosaïque dans laquelle la vie prend pleinement conscience d’elle-même » (Œ.Pr., 566) [ « eine Mosaik überzeugtesten Daseins » (SW VI, 895)], un réel dont la double dimension, matérielle et spirituelle, s’épanouit dans l’espace intérieur : ce que retrace Sonnen-Untergang [Coucher de soleil] est bien la consolidation progressive de l’existence face au néant par un processus, esthétique, d’intégration du réel à l’espace subjectif – dont l’exemple a été donné, comme on l’a vu, par Zarathoustra ; ainsi, parmi les solutions que permet Nietzsche, Rilke ne choisit pas la dérision tragique de Dionysos, mais l’utopie constructive de Zarathoustra.
124Pour autant, cela ne fait pas de l’écriture une entreprise paisible : elle est, à l’instar de l’existence, « une aventure » [ « ein Wagnis »], comme l’évoque la description des papiers du poète Obstfelder :
[…] immer wieder veränderte[e] Aufzeichnungen, […] nicht Feststehendes, sondern Werdendes, steigendes und fallendes Leben, eine Wirrnis, die im Grunde Bewegung war, und diese Welt von Stimmungen und Stimmen zitterte und kreiste um die eigentümliche Stille, die ein Toter hinterläßt. (SW V, 657-658)
[… des notes sans cesse modifiées […], rien de stable, tout en devenir, la vie montante et déclinante, une confusion qui était en vérité mouvement, et tout ce monde d’humeurs et de voix vibrait et tournoyait autour de ce silence singulier qu’un mort laisse en partant.]
125L’écriture est une dynamique, une polyphonie centrée sur le mystère de l’être et de l’existence : même privée du soutien de la « volonté de puissance », elle reste une progression aventureuse et nécessaire, telle que l’avait imaginée et vécue Nietzsche. Elle reste aussi tributaire de l’ordre esthétique : ainsi les étoiles, éléments du réel, sont aussi des figures poétiques, et c’est à ce double titre qu’elles sont, pour de nombreux personnages des Carnets par exemple, mais aussi dans l’ensemble de la poésie de Rilke, des vecteurs du dépassement de la condition empirique, pôles d’attraction du désir d’infini ou de l’amour intransitif. Mais contrairement à l’évolution nietzschéenne, l’ordre esthétique demeure lié à l’expérience du monde : les figures poétiques restent ancrées dans le réel, ce qui leur assure une ambivalence qui les préserve de l’« absolutisation » de l’art à laquelle aboutit Nietzsche, et empêche de poser en termes identiques le problème du divorce entre la poésie et le réel144.
126Nietzsche lui-même a donné une autre réponse à l’aporie du poème Vereinsamt [Solitaire], le dithyrambe Die Sonne sinkt [Le Soleil décline]. La situation métaphorique classique est rhétoriquement maîtrisée (« Tag meines Lebens ! / die Sonne sinkt […] Tag meines Lebens ! gen Abend gehts ! », NW II, 1254-1255 [ « Jour de ma vie ! / le soleil décline. […] Jour de ma vie ! / le soir approche ! », Œ2, 1251]) ; mais le sentiment dominant est une sérénité héroïque, qui permet d’accepter la raréfaction du mouvement et le retrait de la vie, et d’intérioriser le vide qui s’annonce. Theo Meyer y voit le modèle « le plus accompli » du dithyrambe, « un détachement alcyonien, un face-à-face avec l’être même »145 :
Siebente Einsamkeit ! / Nie empfand ich / näher mir süße Sicherheit, / wärmer der Sonne Blick. / – Glüht nicht das Eis meiner Gipfel noch ? / Silbern, leicht, ein Fisch / schwimmt nun mein Nachen hinaus... (NW II, 1255)
[Ô septième solitude ! / Jamais je n’ai senti / plus près de moi la douce certitude, / plus chauds les regards du soleil. / – Là-bas, sur mes hautes cimes, la glace ne rougeoie-t-elle pas encore ? / Argentée, légère, tel un poisson, / ma barque, à présent, vogue dans l’espace… (Œ2, 1251- 1252)].
127C’est la façon qu’a Nietzsche de combler le vide sidéral, sur ce ton « alcyonien » qu’il apprécie tant chez Zarathoustra146 ; c’est la réponse esthétique la plus harmonieuse à l’inanité du monde, en cela un « mensonge » parfait :
Es gibt nur eine Welt, und diese ist falsch, grausam, widersprüchlich, verführerisch, ohne Sinn... Eine so beschaffene Welt ist die wahre Welt. Wir haben Lüge nötig, um über diese Realität, diese„ Wahrheit ‟zum Sieg zu kommen, das heißt, um zu leben [...]. (Nachlaß... NW III, 691- 692)
[Il n’y a qu’un monde, lequel est faux, cruel, contradictoire, trompeur, dépourvu de sens… Le vrai monde est ainsi fait. Nous avons besoin du mensonge pour vaincre cette réalité, c’est-à-dire pour vivre. (Papiers posthumes)]
128Tel est aux yeux de Nietzsche le pouvoir de la poésie : s’intégrer au « jeu » chaotique universel de Dionysos, pour permettre la vie.
129La sérénité héroïque ou la dérision du « poète-bouffon » ne sont que des modalités différentes d’une même expérience du néant ; ce sont aussi des tonalités forcées qui ne trouvent pas leur place dans le lyrisme de Rilke car, si saisissantes que soient ses visions du vide et de la mort, il se refuse à en faire le but ultime de la dynamique poétique, leur opposant au contraire inlassablement l’image d’un monde inentamable dans sa complétude infinie. Plaidant pour l’acceptation de la mort (« lire le mot “mort” sans négation » [ « das Wort “Tod” ohne Negation zu lesen »]), il écrit ainsi, dans un sens bien différent de celui de Nietzsche :
wie der Mond, so hat gewiß das Leben eine uns dauernd abgewendete Seite, die nicht sein Gegenteil ist, sondern seine Ergänzung zur Vollkommenheit, zur Vollzähligkeit, zu der wirklich heilen und vollen Sphäre und Kugel des Seins.
[Comme la lune, la vie, à coup sûr, possède une face toujours cachée qui n’est pas son contraire, mais qui la complète pour former la perfection, la plénitude, la rondeur véritablement intacte et entière de la sphère de l’être.]147
130Le poème Baudelaire exprime aussi, sous forme de programme poétique, cette mission d’unification et de reconstruction par laquelle l’art intègre la négativité destructrice à la réalité même du monde et de la vie :
Der Dichter einzig hat die Welt geeinigt, / die weit in jedem auseinanderfällt. / Das Schöne hat er unerhört bescheinigt, / doch da er selbst noch feiert, was ihn peinigt, / hat er unendlich den Ruin gereinigt : // und auch noch das Vernichtende wird Welt. (SW II, 246)
[Le poète seul a uni le monde / qui en chacun de nous se désagrège. / Il attesta le Beau d’une manière inouïe, / mais glorifiant ce qui l’accable, / il a infiniment purifié la ruine : // et même ce qui tue devient monde. (Œ.P., 1037)].
131Cette action du poète est résumée par le douzième Sonnet : « Ohne unsern wahren Platz zu kennen, / handeln wir aus wirklichem Bezug » (SW I, 738) [ « Sans que notre lieu vrai nous soit connu, / notre action provient d’un rapport réel » (Œ.P., 591)]. Elle ne procède pas d’une quelconque vérité dogmatique, mais s’accomplit en vertu d’une relation dynamique au monde dans sa totalité148. Le poème, qui en rend compte, ajoute à la plénitude du réel la valeur des créations de l’esprit humain, « la valeur et la réalité de ce que notre cœur, au fil des siècles, a créé et extrait de lui-même »149. L’assurance du sens est de ce fait liée à l’existence pure et simple du poème, à sa présence dans la réalité du monde :
Ich glaube, daß kein Gedicht in den Sonetten an Orpheus etwas meint, was nicht völlig darin ausgeschrieben steht [...]. Alles was “Anspielung” wäre, widerspricht für meine Überzeugung dem unbeschreiblichen Da-Sein des Gedichts.
[Je crois qu’il n’y a pas, dans les Sonnets à Orphée, un seul poème dont le sens ne soit écrit en toutes lettres [...] Toute “allusion” serait à mes yeux contraire à l’indescriptible être-là du poème.]150
132Cette littéralité qui fait du poème une réalité existentielle, montre que la relation de l’écriture et du sens passe par le monde et la vie, et non par la résolution préalable d’une question philosophique. Ainsi la nécessité et l’évidence existentielles restent-elles la justification et la motivation premières de la création, soustrayant l’écriture à la tentation de l’« absolu » esthétique pour la ramener sans cesse vers un ethos du réel et de la vie. En cela Rilke diffère profondément de Nietzsche et là sans doute sont les limites contraignantes d’une filiation poétologique par ailleurs évidente et féconde.
Notes de bas de page
1 « Eine Dichtung nach Nietzsche ». Ulrich Fülleborn, Zu Rilkes Lyrik und Ihrer Kommentierung, in : Rilke, Werke, kommentierte Ausgabe in vier Bänden. [= KA], Frankfurt a. M./Leipzig, Insel, 1996, vol. 1, p. 593.
2 Cf. Gottfried Benn, Nach dem Nihilismus, in : Gesammelte Werke, hrsg. von Dieter Wellershoff, Stuttgart, Klett-Cotta, 1986, vol. 1, p. 151-161.
3 Les éditions allemandes de référence sont : Rilke, Sämtliche Werke (6 Bände), hrsg. von Ernst Zinn, Frankfurt a. M., Insel, 1966 [= SW] ; Rilke, Briefe, hrsg. vom Rilke-Archiv, besorgt durch Karl Altheim, Frankfurt a.M., Insel, 1980 [= Br.] ; Rilke, Tagebücher aus der Frühzeit, hrsg. von Ruth Sieber-Rilke und Carl Sieber (1942), Frankfurt a.M., Insel, 1973 [= TB] ; Nietzsche, Werke in drei Bänden, hrsg. von Karl Schlechta, München, Hanser, 1966 [= NW]. Les traductions sont empruntées aux éditions suivantes : Rilke, Œuvres en prose, dir. Claude David, Paris, Gallimard (= Bibliothèque de la Pléiade), 1993 [= Œ.Pr.] ; Rilke, Œuvres poétiques et théâtrales, dir. Gérald Stieg, Paris, Gallimard (= Bibliothèque de la Pléiade), 1997 [= Œ.P.] ; Rilke, Journaux de jeunesse, trad. Ph. Jaccottet, Paris, Seuil, 1989 [= JJ] ; Nietzsche, Œuvres (2 vol.), dir. Jean Lacoste & Jacques Le Rider, Paris, Robert Laffont, 1993 [= Œ1 ; Œ2]. Les traductions sans mention d’origine sont de l’auteur de l’article. Les citations des critiques sont données directement en français, traduites par l’auteur de l’article. Autres abréviations utilisées : GT : La Naissance de la tragédie ; EH : Ecce Homo ; DD : Dithyrambes de Dionysos ; DE : Élégies de Duino ; SO : Sonnets à Orphée.
4 « […] wie ist es möglich zu leben, wenn doch die Elemente dieses Lebens uns völlig unfaßlich sind ». Lettre à Lotte Hepner, 8 nov. 1915, Br., p. 510.
5 Fülleborn, op. cit., p. 595.
6 Nietzsche, Hinfall der kosmologischen Werte (aus dem Nachlaß der 80er Jahre) [La chute des valeurs cosmologiques (extr. des papiers posthumes des années 80)], NW III, p. 676-678.
7 « Kein Jenseitswarten und kein Schaun nach drüben ». Rilke, Das Stunden-Buch, SW I, p. 330. [ « Pas d’attente de l’autre monde, nul regard au-delà... » Le Livre d’heures (Œ.P., p. 330)].
8 « „ Siehe ‟, sprach es [=das Leben], „ ich bin das, was sich immer selber überwinden muß [...] ‟ » (NW II, 371) [ « “Vois”, m’a-t-elle dit, “je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même” » (Œ2, 372)].
9 Peter Por est d’un avis contraire : « Le problème qui se posa […] à lui fut de savoir s’il était encore possible d’écrire après Nietzsche une poésie qui ne fût pas d’avant-garde, […] s’il pouvait encore exister un art conforme à la tradition classique d’avant Nietzsche ». Die Orphische Figur. Zur Poetik von Rilkes “Neuen Gedichten”, Heidelberg, Winter, 1997, p. 17.
10 Cf. Bruno Hillebrand, « Frühe Nietzsche-Rezeption in Deutschland », in : Nietzsche und die deutsche Literatur, hrsg. von B.H., Tübingen, Niemeyer, 1978, vol. 1, p. 34.
11 Cf. Manfred Engel, « Das Frühwerk – Einleitung », in : KA I, p. 617.
12 Lettres du 27 juillet 1899 à Jelena Woronina, [ « Lesen Sie wenig Deutsches, liebste Helene : lassen Sie Nietzsche sein, bitte. Jedesmal wenn es mir einfällt am Abend, daß Sie ihn lesen wollen, kann ich nicht einschlafen ! Wozu das ? »], et du 28 juillet 1901 à Alexander N. Benois, [ « wie klein Nietzsche geworden ist [in] Deutschland seit jeder Ladenjüngling Nietzscheaner ist. »] ; citées d’après Irina Frowen, « Nietzsches Bedeutung für Rilkes frühe Kunstauffassung ». In : Blätter der Rilke-Gesellschaft 14 (1987), p. 21 et 33.
13 Cité d’après Theo Meyer, Nietzsche und die Kunst, Tübingen/Basel, Francke, 1993, p. 210.
14 Voir l’inventaire des motifs dans Theo Meyer, ibid., p. 197-201.
15 Cf. Theo Meyer, ibid., p. 221-222.
16 SW VI, p. 1163-1177.
17 Cf. Hillebrand, op. cit., p. 32 : « Le thème nietzschéen de la métaphysique immanente se fait sentir dans l’œuvre tardive de Rilke, jusque dans la lettre mais plus encore par sa substance ».
18 Ibid., p. 313 : « Ces deux études [i.e. celle d’Erich Heller et celle de son élève Margot Fleischer, Nietzsche und Rilkes “Duineser Elegien”, Diss. Köln, 1958], cependant, ne laissent pas suffisamment ouverte la question de savoir s’il s’agit là d’une influence. Suggérer des parallélismes présente le risque de clore prématurément le débat. »
19 Erich Heller, « Rilke und Nietzsche. Mit einem Diskurs über Denken, Glauben und Dichten », in : E.H., « Nirgends wird Welt sein als Innen » – Versuche über Rilke, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1975, p. 73-120, ici p. 76. (Également reproduit dans E.H., Enterbter Geist. Essays über modernes Dichten und Denken, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1981).
20 « Le mythe comme totalité englobante est mort, mais il reste la possibilité de croire aux potentialités terrestres », Hillebrand, op. cit., p. 34.
21 Nietzsche und die Kunst, op. cit.
22 « Rilke fut aussi peu nietzschéen qu’Hofmannsthal. Il était pour cela, de par ses dispositions spirituelles, psychiques et “esthétiques”, trop attaché au sentiment et à l’émotion, trop passionné, trop adonné aux choses, trop moniste, trop empreint de l’idée de l’unité universelle de l’être », (ibid., p. 197).
23 « Rilke est le saint François de la volonté de puissance », Rilke und Nietzsche, op. cit., p. 80.
24 Mais Meyer les oppose, alors que Heller (p. 119) leur attribue la fonction commune de vecteurs de la création artistique.
25 « Ce qui modèle son existence, c’est au fond moins la “vie” “dionysienne” que le sentiment “franciscain” de la présence universelle de l’âme », (p. 207).
26 Cf. Florenzer Tagebuch : « Brüderlichkeit und Gleichheit mit den Dingen » (TB, 77) [ « fraternité, égalité avec les choses »]. Cf. aussi Marginalien : « In der Zeit der rauschenden Rhythmen muß man alle Gefäße bereithalten um die wandernde Kraft schön zu empfangen [...] » (SW VI, 1170) [ « Quand les rythmes se font entendre, il faut tenir prêts tous les récipients pour recueillir dignement la force en mouvement ». (Notes marginales)].
27 « Musik (Rhythmus) ist der freie Überfluß Gottes, der sich noch nicht an Erscheinungen erschöpft hat, und an diesem versuchen sich die Künstler in dem unbestimmten Drange, die Welt nachträglich in dem Sinne zu ergänzen, in welchem diese Stärke, weiterschaffend, gewirkt hätte und Bilder aufzustellen jener Wirklichkeiten, die noch aus ihr hervorgegangen wären » (Marginalien, SW VI, p. 1164) [ « La musique (le rythme) est le surplus divin resté disponible parce que non encore absorbé par les apparences ; c’est sur lui que les artistes appliquent leurs efforts, mus par le désir confus de compléter le monde dans le sens même qu’aurait pris l’action créatrice de cette force, et de donner ainsi une image des réalités qu’elle aurait encore pu susciter » (Notes marginales)]. Il faut remarquer que cette idée reparaît plus tard dans l’essai Über den Dichter (1912), où le chant du poète canalise un trop-plein d’énergie résultant de la rencontre du monde et de la vie en mouvement : « In ihm kam der Antrieb unseres Fahrzeugs und die Gewalt dessen, was uns entgegenging, fortwährend zum Ausgleich, – von Zeit zu Zeit sammelte sich ein Überschuß : dann sang er. Das Schiff bewältigte den Widerstand ; er aber, der Zauberer, verwandelte Das, was nicht zu bewältigen war, in eine Folge langer schwebender Töne [...] » (SW VI, 1035) [ « En lui s’équilibraient sans relâche l’impulsion de notre bateau et la force de ce qui s’opposait à nous – de temps à autre, un surplus se formait : alors il chantait. Le bateau triomphait de la résistance ; mais la résistance dont rien ne triomphait, lui, le magicien, la transformait en une suite de longues sonorités aériennes… » (Propos sur le poète, Œ.Pr., 1025)].
28 Cf. Meyer, op. cit., p. 212.
29 « De façon générale, on constate que, du tournant du siècle à l’expressionnisme, les disciples de Nietzsche, tout en adoptant le pathos de la création, restent dans l’ensemble plus attachés à des expériences ou des représentations totalisantes du sens et des valeurs, que ce soit le monisme qui unit toutes choses dans l’âme universelle, ou bien le renouveau religieux, ou encore l’ethos communautaire », (ibid., p. 209-210).
30 Rainer Maria Rilkes « Duineser Elegien » und die moderne deutsche Lyrik. Zwischen Jahrhundertwende und Avantgarde, Stuttgart, Metzler, 1986. Voir, dans la deuxième partie « Jahrhundertwende als Kontext », p. 43-120, le chapitre 4.3. « „ Vorwand“, „ Kunstding“, „ Figur“ : Rilkes frühe und mittlere Poetik ».
31 Cf. p. 108.
32 Cf. Worpswede : « [es scheint], als läge das Thema und die Absicht aller Kunst in dem Ausgleich zwischen dem Einzelnen und dem All, und als wäre der Moment der Erhebung, der künstlerisch-wichtige Moment, derjenige, in welchem die beiden Waagschalen sich das Gleichgewicht halten » (SW V, 15) [ « il semble que le thème et l’intention de tout art réside dans l’équilibre entre l’individu et le tout, et que le moment de l’élévation, le moment artistiquement important, soit celui où les deux plateaux de la balance se compensent exactement » (Œ.Pr., 768)].
33 On peut lire, sur le même sujet, les synthèses de M. Engel dans l’introduction à l’œuvre de jeunesse (KA II, 618-620), « Schopenhauer und Nietzsche – Patres der Moderne » et « Produktive Auseinandersetzung mit Nietzsche », cette dernière en trois points : 1. Le « grand Oui », comprenant l’adhésion « dionysienne » au réel, le refus de l’au-delà, l’acceptation de ces réalités contraires que sont la vie et l’éternité ; 2. L’exaltation de la solitude créatrice ; 3. Une esthétique fondée sur le rapport de la vie (acceptée dans son intensité destructrice) et de l’art (assurant la nécessaire protection « apollinienne » de l’individu) ; sur la définition nietzschéenne de l’art comme « activité proprement métaphysique », et partant sur le caractère exclusivement esthétique (donc « apparent ») de l’explication du monde.
34 Rilke und Nietzsche, op. cit.
35 Par exemple : « Pas même une intonation qui serait étrangère à Nietzsche ; seule la présence de l’ange semble (je dis bien semble) dissuader de considérer le début de la Dixième Élégie de Rilke comme l’épitaphe de Nietzsche » (p. 82) ; « Nietzsche aurait approuvé ces sonnets avec enthousiasme... » (p. 83) ; « Peut-être l’Orphée de Rilke aurait-il, à ses yeux, tenu la promesse à laquelle le Parsifal de Wagner avait manqué » (p. 84) ; « Rien ne saurait mieux convenir à Nietzsche que “l’enthousiasme clair et lucide” du monde apollinien de Rilke » (p. 85) ; « Le sonnet de Rilke [SO I/12, SW I, 738] a les accents d’un hymne d’amitié spirituelle pour Nietzsche... » (p. 90).
36 Nietzsches Bedeutung für Rilkes frühe Kunstauffassung, op. cit.
37 Rainer Maria Rilkes « Duineser Elegien » und die moderne deutsche Lyrik, op. cit.
38 In : Mythos und Moderne. Begriff und Bild einer Rekonstruktion, hrsg. von Karl Heinz Bohrer, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1983, p. 290-317.
39 Eine Dichtung nach Nietzsche, op. cit., p. 593.
40 Die orphische Figur, op. cit.
41 Götzen-Dämmerung, Was ich den Alten verdanke, NW II, 1032. [Le Crépuscule des idoles. Ce que je dois aux anciens. Œ2, 1023].
42 « […] ein Kunstwerk, heißt : Bild des tieferen Lebens, des mehr als heutigen, immer zu allen Zeiten möglichen Erlebens [...] » (Notizen zur Melodie des Dinge, SW VI, 418) [ « … une œuvre d’art, c’est-à-dire une image de la vie profonde, du vécu qui n’est pas seulement d’aujourd’hui, mais possible toujours et en tous temps… » (Notes sur la mélodie des choses, Œ.Pr., 671)].
43 « Die Bejahung des Vergehens und Vernichtens, [...] das Jasagen zu Gegensatz und Krieg, das Werden, mit radikaler Ablehnung auch selbst des Begriffs„ Sein“[...] » (EH, NW II, 1111). [ « L’approbation de l’anéantissement et de la destruction, […] l’acquiescement à la contradiction et à la guerre, le devenir avec la négation radicale de la conception même de l’“être” […] » (Œ2, 1157)].
44 « L’ouverture au monde dont fait preuve Zarathoustra n’est pas une simple humeur qui s’empare de lui par hasard ; c’est une disposition essentielle qui touche le penseur même [...] » Eugen Fink, Nietzsches Philosophie, Stuttgart, Kohlhammer, 1960, p. 91.
45 « Der Begriff Offenbarung [...] beschreibt einfach den Tatbestand. […] ; ein unvollkommnes Außer-sich-sein mit dem distinktesten Bewußtsein einer Unzahl feiner Schauder und Überrieselungen bis in die Fußzehen ; eine Glückstiefe, in der das Schmerzlichste und Düsterste nicht als Gegensatz wirkt, sondern [...] als eine notwendige Farbe innerhalb eines solchen Lichtüberflusses ; ein Instinkt rhythmischer Verhältnisse, der weite Räume von Formen überspannt – » (NW II, 1131-1132) [ « La notion de révélation [...] est la simple expression de l’exacte réalité. […] C’est une extase imparfaite qui nous ravit à nous-mêmes, en nous laissant la perception très distincte de mille frissons délicats qui nous font vibrer tout entiers, jusqu’au bout des orteils ; c’est un abîme de bonheur où l’extrême souffrance et l’extrême horreur ne sont plus éprouvés comme une opposition, mais […] comme une nuance nécessaire au sein de cet océan de lumière. C’est un instinct du rythme qui embrasse tout un monde de formes – » (Œ2, 1173)].
46 « Mit dem Wort„ dionysisch“ist ausgedrückt : ein Drang zur Einheit, ein Hinausgreifen über Person, Alltag, Gesellschaft, Realität, über den Abgrund des Vergehens : das leidenschaftlich-schmerzliche Überschwellen in dunklere, vollere, schwebendere Zustände ; ein verzücktes Jasagen zum Gesamt-Charakter des Lebens, als dem in allem Wechsel Gleichen, Gleich-Mächtigen, Gleich-Seligen ;… » (Nachlaß..., NW III, 791) [ « Ce qu’exprime le mot “dionysien” : un désir d’unité, un dépassement de la personne, du quotidien, de la société, de la réalité, par-dessus l’abîme du temps qui passe : une effusion passionnée et douloureuse vers plus d’obscurité, plus de plénitude, plus d’instabilité ; une adhésion extatique à la vie dans sa totalité, en ce qu’elle est invulnérable au changement, immuablement puissante, immuablement bienheureuse… » (Papiers posthumes)].
47 « À la métaphysique conceptuelle se substitue ainsi une psycho-physique des intuitions extatiques, lesquelles sont les seules à permettre encore de faire l’expérience de […] la vie dans sa totalité » (Manfred Engel, op. cit., p. 55).
48 Le « poète » des Nouveaux poèmes procède aussi au même échange : « Alle Dinge, an die ich mich gebe, / werden reich und geben mich aus » (SW I, 511) [ « les choses à qui je me donne / s’enrichissent et me dépensent », (Œ.P., 384)].
49 Eugen Fink, Nietzsches Philosophie, op. cit., p. 63.
50 Der verwandelte Orpheus, op. cit., p. 308-309.
51 Pfaff, ibid., p. 307.
52 « […] eine Verständigung zu finden mit allen Dingen, [...] und in solchen beständigen Zwiegesprächen näher zu kommen zu den letzten leisen Quellen alles Lebens. Die Geheimnisse der Dinge verschmelzen in seinem Innern mit seinen eigenen tiefsten Empfindungen und werden ihm [...] laut » (Moderne Lyrik, SW V, 365).
[ « ... trouver un accord avec toutes choses, [...] et par des dialogues constants de cette sorte se rapprocher des sources ultimes et discrètes de toute vie. Les secrets des choses fusionnent en lui avec ses sensations les plus profondes et lui deviennent […] perceptibles » (La Poésie moderne)].
53 BR, 56-61 : « in einem Gedicht, das mir gelingt, ist viel mehr Wirklichkeit als in jeder Beziehung, […] die ich fühle » (p. 60) ; « nur die Dinge reden zu mir. Rodins Dinge. » (p. 61) ; « Ich fange an, Neues zu sehen : schon sind mir Blumen so unendlich viel [...]. » (p. 61) [ « dans un poème qui me réussit, il y a beaucoup plus de réalité que dans toute relation [...] que je vis » ; « Seules les choses me parlent. Les choses de Rodin » ; « Je commence à voir autrement : déjà les [fleurs] sont infiniment pour moi » (R.M.Rilke – L. Andreas-Salomé : Correspondance, trad. Ph. Jaccottet, Paris, Gallimard, 1980, p. 88)].
54 À Clara Rilke, 13 oct. 1907 : « [er] wandte […] sich nun auch an die Natur und wußte seine Liebe zu jedem Apfel zu verbeißen und in dem gemalten Apfel unterzubringen für immer » (BR, 188) [ « … il se retourna du côté de la nature et sut refouler l’amour qu’il portait à toutes les pommes pour le loger à jamais dans la pomme qu’il peignait » (Œ.Pr., 998)]. N’est-ce pas ce processus que le Sonnet I /13 reprend et enrichit de l’expérience poétique d’une décennie ?
55 On peut lire dans cet esprit la description de Paris dans la lettre à Clara du 17 oct. 1907 (BR, 191), ou celle du ciel de Tolède dans la lettre à Marie von Thurn und Taxis, du 13 nov. 1912 (BR, 370).
56 À Clara, 25 fév. 1907 : « die eine Wirklichkeit, die in Wahrheit nirgends eingeteilt oder abgeschlossen ist » (BR, 158).
57 Op. cit., p. 207.
58 « Daß die Lüge nötig ist, um zu leben, das gehört selbst noch mit zu diesem furchtbaren und fragwürdigen Charakter des Daseins. » (Nachlaß..., NW III, 691-692) [ « Le fait que le mensonge est nécessaire pour vivre relève lui aussi de ce caractère terrible et douteux de l’existence » (Papiers posthumes)].
59 Geschichte der deutschen Lyrik von Heine bis zur Gegenwart, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1991, vol. I, p. 338.
60 « Zu einem derartigen Zeugnis hoffe ich mir das Gedicht zu erziehen, das mir fähig werden sollte alle Erscheinung, / nicht nur das Gefühlsmäßige allein, lyrisch zu begreifen – : / Das Tier, / die Pflanze, / jeden Vorgang ; – ein Ding / in seinem eigentümlichen Gefühls-Raum darzustellen » (<Vorrede zu einer Vorlesung aus eigenen Werken>, SW VI, 1097- 1098) [ « C’est à ce mode de témoignage que j’espère éduquer mon poème, qui devrait acquérir pour moi la faculté de comprendre sur le mode lyrique tout phénomène, et pas seulement ce qui est de l’ordre du sentiment – : l’animal, la plante, chaque événement ; – représenter une chose dans l’espace de sentiment qui lui est propre » (Avant-propos d’une lecture publique…)].
61 Frühe Nietzsche-Rezeption in Deutschland, op. cit., p. 9.
62 Lettre du 11 avril 1910 à la Comtesse Solms-Laubach, citée d’après : Rilkes Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge – Materialien, hrsg. von Hartmut Engelhardt, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1984, p. 82.
63 « O meine Seele, ich gab dir neue Namen und bunte Spielwerke, ich hieß dich „ Schicksal“[...] ». (NW II, 468) [ « Ô mon âme, je t’ai donné des noms nouveaux et des jouets multicolores, je t’ai appelée destinée… » (Œ2, 460)].
64 Du poème Ich bin auf der Welt zu allein…, SW I, 260 [Trop seul en ce monde (Œ.P., 217)].
65 « […] es erhält sich der Held, selbst der Untergang war ihm / nur ein Vorwand, zu sein : seine letzte Geburt » (SW I, 686) [ « le héros se préserve, et même de périr ne fut / que prétexte pour lui à être : sa dernière naissance » (Œ.P., 528)].
66 « Sie war von früh auf in der Lage, das ihr instinktiv Zugehörige über Grenzen mühsam herüberzuziehn, und war es ihr angeeignet, so konnte es nur wieder ins Ferne und über Abgrenzungen fort angewendet sein » (Lese-Blätter, SW VI, 1057) [ « Elle sut de bonne heure attirer péniblement vers elle, par-dessus les obstacles, ce qui instinctivement lui appartenait ; pour ensuite, après se l’être approprié, le projeter encore au loin, au-delà de toutes les limites » (Œ.Pr., 1040)].
67 « Wenn ihre Kräfte so rein aufgehen, daß der Tod schließlich nur eben zuzugeben hat, daß sie nicht mehr sei, so liegt das [...] ganz und gar an der Leistung, durch die ihr höheres Dasein unterhalten werden mußte » (SW VI, 1056-1057) [ « Si ses forces se consumèrent si totalement que la mort n’eut plus qu’à reconnaître qu’elle n’était plus, cela tient […] à l’énergie qui était nécessaire pour maintenir son existence à un niveau supérieur » (Œ.Pr., 1039-1040)].
68 SO II / 13, SW I, 759 : « Sei allem Abschied voran [...] » [ « Devance tout adieu » (Œ.P., 606)].
69 Heller, Rilke und Nietzsche, op. cit., p. 109.
70 Holzwege, Frankfurt a.M., Klostermann, 1950, p. 255.
71 Cf. Fülleborn (KA II, 815-816).
72 « [un] sub-texte de la Cinquième Élégie, dont la critique a peu tenu compte... » (M. Engel, KA II, 658).
73 « Das unsinnige, an den Rand der Welt gerathene, sich dort gleichsam fortwährend überschlagende Können des Akrobaten, sein Nichts-als-Können [...] » [ « le savoir-faire de l’acrobate, un savoir-faire insensé qui atteint les limites du monde pour s’y déployer sans relâche, le pur savoir-faire… »]. Lettre du 22 déc. 1919 à N. Wunderly-Volkart, citée d’après Engel, ibid., p. 661.
74 Lettre du 11 février 1912 à Arthur Hospelt, citée d’après Engelhardt, Rilkes Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge, op. cit., p. 98-99.
75 « Der arme Malte fängt so tief im Elend an und reicht, wenn mans genau nimmt, bis an die ewige Seligkeit » [ « Le pauvre Malte part du plus profond de la détresse pour atteindre, si l’on y regarde bien, à la félicité éternelle »] Lettre du 25 mars 1910 à Anton Kippenberg, citée d’après Engelhardt, ibid., p. 80.
76 « eine eigentümlich dunkle Himmelfahrt in eine vernachlässigte abgelegene Stelle des Himmels ». Lettre du 28 déc. 1911 à Lou Salomé, ibid., p. 88.
77 « Alles Grauen [ist] auf einem Grund von Herrlichkeit gestickt ». Lettre du 9 janv. 1920 à Nanny Wunderly-Volkart, ibid., p. 80.
78 Op. cit., p. 111.
79 Ibid., p. 113.
80 Meyer, op. cit.
81 Gerhard Kaiser, op. cit., p. 212.
82 « Friedrich Nietzsche abroge la notion traditionnelle de sujet au profit de la vision d’un moi qui assume tragiquement son caractère belliqueux et déchiré » Ibid., p. 350.
83 Cf. R. Colombat : « Les métamorphoses du sujet. Remarques sur la dépersonnalisation du discours dans la poésie post-symboliste », in : Cahiers d’Études Germaniques, 2000/1, n° 38, études réunies par M. Godé et M. Vuillaume, p. 11-28. Dans ce volume p. 103-123.
84 Nietzsche définissant « l’homme moderne » par « le curieux contraste d’un dedans auquel ne correspond aucun dehors, et d’un dehors sans dedans ». Cf. Peter Por, op. cit., p. 296.
85 Ibid., p. 298.
86 « Die “wahre Welt” und die “scheinbare Welt” – auf deutsch : die erlogne Welt und die Realität » (Ecce Homo, NW II, 1066) [ « Le “monde vrai” et le “monde de l’apparence”, traduisez : le monde inventé et la réalité » (Œ2, 1112)].
87 « die Welt da draußen […] in eine Hand voll Innres zu verwandeln » (Die Rosenschale, SW I, 554) [ « transformer tout le réel [...] en un monde intérieur qui tient dans une main » (La Coupe de roses, Œ.P., 416)].
88 Lettre du 13 nov. 1925 à Hulewicz, BR, p. 899.
89 « So verlangt es auch den jungen M. L. Brigge, das fortwährend ins Unsichtbare sich zurückziehende Leben über Erscheinungen und Bildern sich faßlich zu machen » [ « Ainsi le jeune M.L. Brigge a-t-il besoin de phénomènes et d’images qui lui permettent de saisir une vie qui sans cesse se retire dans l’invisible »] Lettre du 10 nov. 1925 à Hulewicz, ibid., p. 890.
90 « Gab es Worte für dieses Ereignis, so war ich zu klein, welche zu finden. Und plötzlich ergriff mich die Angst, sie könnten doch, über mein Alter hinaus, auf einmal da sein, diese Worte, und es schien mir fürchterlicher als alles, sie dann sagen zu müssen. Das Wirkliche da unten noch einmal durchzumachen, anders, abgewandelt [...] » (SW VI, 796) [S’il existait des mots pour un tel événement, j’étais trop petit pour les trouver. Et soudain la peur me saisit que ces mots, qui n’étaient pas de mon âge, fussent là tout à coup et rien ne me semblait plus terrible que de devoir les prononcer. Revivre toute la réalité de là-dessous, différemment, sur un autre mode… (Œ.Pr., 495-496)].
91 « Ich lerne sehen. [...] es geht alles tiefer in mich ein [...]. Ich habe ein Inneres, von dem ich nicht wußte. Alles geht dorthin » (ibid., 710-711) [ « J’apprends à voir […] tout pénètre plus profondément en moi […]. J’ai un intérieur, que j’ignorais. Tout y entre désormais » (Œ.Pr., 436)].
92 H. v. Hofmannsthal, Das Gespräch über Gedichte, in : Gesammelte Werke in Einzelbänden. Erzählungen, erfundene Gespräche..., Frankfurt a. M., Fischer, 1979, p. 509.
93 Trad. Dominique Iehl, in : Œ.P., 568. [ « un même espace unit tous les êtres : espace / intérieur au monde »].
94 « so weit sind alle Maße seines Fühlens verschoben, seit dem Einbruch der Elemente in sein unendliches Herz » (Über den jungen Dichter, SW VI, 1047) [ « tant les normes de son sentiment ont changé depuis que les éléments ont fait irruption dans son cœur infini » (Propos sur le jeune poète, Œ.Pr., 1032)].
95 « Die Jahreszeiten traten bei ihm ein, vorsichtig erst, denn sie waren nicht mehr gewohnt, ein Herz so offen zu finden » (Die Bücher einer Liebenden, SW VI, 1017) [ « Les saisons entrèrent en lui, prudemment d’abord, car elles n’avaient pas coutume de trouver un cœur si grand ouvert » (Les livres d’une amoureuse, Œ.Pr., 978)].
96 « die von Zeit und Raum unabhängigen Gegebenheiten des irdischen, des, im weitesten Begriffe, weltischen Daseins ». Lettre du 11 août 1924 à Nora Purtscher-Wydenbruck, BR, 871.
97 Ibid.
98 Cf. Eugen Fink, op. cit., p. 107.
99 Ibid., p. 108.
100 Kaiser, op. cit., p. 327. Citation ibid. (Aufzeichnungen aus dem Nachlaß [Notes posthumes] Nov.82-Feb. 83).
101 « Uraltes Wehn vom Meer, / Meerwind bei Nacht : / du kommst zu keinem her ; / […] uraltes Wehn vom Meer, / welches weht / nur wie für Ur-Gestein, / lauter Raum / reißend von weit herein...// O wie fühlt dich ein / treibender Feigenbaum / oben im Mondenschein » (SW I, 600-601) [ « Souffle ancien de la mer, / vent de mer la nuit : / tu ne viens pour personne ; / […] souffle ancien de la mer, / qui dirait-on ne souffle / que pour la pierre première, / irruption, de loin, / d’un pur espace… // Ô comme te sent un / figuier plein de sève / là-haut dans la lumière de lune » (Œ.P., 452-453)].
102 Lettre du 23 janv. 1919 à la Comtesse Schenk von Stauffenberg, BR, 573, (cf. KA II, 476).
103 À propos du poème Der Tod. Lettre du 14 janv. 1919 à Anna von der Marwitz, BR, 571, (cf. KA II, 541). Cf. le récit plus exalté d’une expérience de même nature dans Erlebnis <II>, SW VI, 1040 [Moment vécu II, Œ.Pr., 607].
104 « […] das Werden, mit radikaler Ablehnung auch selbst des Begriffs„ Sein ‟[...] » (EH, NW II, 1111) [ « ... le devenir, avec la négation radicale de la conception même de l’‟êtreˮ… » (Œ2, 1156)].
105 « O die Verluste ins All, Marina, die stürzenden Sterne ! / Wir vermehren es nicht, wohin wir uns werfen, zu welchem / Sterne hinzu ! [...] » (SW II, 271) [ « Ô ces pertes dans l’univers, Marina, ces chutes d’étoiles ! / Nous ne l’accroîtrons pas, où que nous nous jetions, vers / quelque étoile que ce soit ! » (Œ.P., 1069)].
106 Cf. Fink, op. cit., p. 59.
107 « Das metaphysische Unendliche ist die Verneinung des Endlichen. Die Welt aber ist das, was unendlich alles Endliche umfängt » Fink, ibid., p. 96. [ « L’infini métaphysique est la négation du fini. Mais le monde est justement ce qui embrasse indéfiniment tout le fini »].
108 Fülleborn, KA I, p. 598.
109 Fülleborn, ibid.
110 Op. cit., p. 103.
111 Ibid., p. 104.
112 Ibid. : « Le grand désir est le mouvement de l’homme qui se dresse dans l’espace et le temps, c’est son ouverture au monde ».
113 Cf. G. Kaiser, op. cit., p. 313.
114 « La philosophie de Nietzsche peut bien entreprendre de donner un contenu au concept d’infini ou à celui de midi – ce n’est pas ce que fait son poème » (ibid.).
115 Fink, op. cit., p. 75 : « L’acte créateur en tant que tel, en tant qu’historicité originelle, est attaché à la réalité du temps […] ».
116 Lettre du 11 août 1924 à Nora Purtscher-Wydenbruck, BR, 871.
117 Fink, op. cit., p. 99.
118 Cf. Fink, ibid..
119 Cf. Pfaff, op. cit., p. 297.
120 Cf. Fink, op. cit., p. 80-82.
121 Ibid., p. 113.
122 Cf. Pfaff, op. cit., p. 299-300.
123 Ibid., p. 303. Toute cette argumentation p. 300-303.
124 Ibid., p. 304. Cf. DE VIII, SW I, 714 : « […] nah am Tod sieht man den Tod nicht mehr / und starrt hinaus... » [ « tout près de la mort, on ne voit plus la mort / et reste là les yeux fixés vers un ailleurs » (Œ.P., 548)].
125 Ibid., cf. DE VII, SW I, 710 : « O einst tot sein und sie wissen unendlich, / alle die Sterne, denn wie, wie, wie sie vergessen ! » [ « Oh, être mort un jour, et les savoir infiniment, / toutes les étoiles : car comment, ô comment les oublier ? » (Œ.P., 710)].
126 « […] Ein Mal / jedes, nur ein Mal. Ein Mal und nicht mehr. Und wir auch / ein Mal. Nie wieder. Aber dieses / ein Mal gewesen zu sein, wenn auch nur ein Mal : [...] » (SW I, 717) [ « Une fois / chaque chose, une fois seulement. Une fois et pas plus. Et nous aussi, / une fois. Jamais plus. Mais d’avoir été / une fois cela, ne fût-ce qu’une fois : … » (Œ.P., 550)].
127 Heller, op. cit., p. 108 : « L’éternel retour de Nietzsche, et le Ein Mal [une fois] éternellement récurrent de Rilke sont tous deux des symboles extrêmes de la volonté d’arracher la plus grande quantité de sens spirituel à une vie qui, du point de vue même de la tradition spirituelle, a cessé d’avoir un sens ».
128 Fink, op. cit., p. 103.
129 Theo Meyer, op. cit., p. 127 : « Nietzsche se faisait une idée extraordinairement haute de ce dithyrambe. Il en était bouleversé : “je ne peux y penser sans me mettre à sangloter” [...] ».
130 Qui n’est pas totalement levée par l’exergue, dans lequel Dionysos revendique la paternité des chants.
131 « dergestalt nämlich hält er die große Auffassung des Menschen fest, daß der Mensch der Verklärer des Daseins wird, wenn er sich selbst verklären lernt » (NW III, 471) ; « immer von neuem und auf eine neue Weise soll diese Welt verklärt werden... » (NW III, 849) [il maintient en effet la grande conception de l’homme à tel point que l’homme en vient à transfigurer l’existence, pour peu qu’il apprenne à se transfigurer lui-même. (Papiers posthumes)] ; [il faut sans relâche et de façon toujours nouvelle transfigurer ce monde... (ibid.)].
132 Lettre du 13 nov. 1925 à Witold Hulewicz, BR, 900 : « Wir sind […] im Sinne der Elegien, sind wir diese Verwandler der Erde ».
133 Op. cit., p. 112 : « [...] c’est l’homme lui-même qui doit devenir le sauveur de l’existence ».
134 Fink, op. cit., p. 61.
135 Cf. Ecce Homo, NW II, 1135 : « … diese Rückkehr der Sprache zur Natur der Bildlichkeit… » [ « ce retour de la langue à la nature même de l’image » (Œ2, 1177)].
136 « Symbole » est une traduction approximative de « Gleichnis ».
137 « Aber da unten – da redet alles, da wird alles überhört [...]. Alles bei ihnen redet, alles wird zerredet » (NW II, 433) [ « Là-bas cependant – tout parle et rien n’est entendu. […] Chez eux tout parle, tout est dilué » (Œ2, 428)].
138 « alles Sein will hier Wort werden, alles Werden will hier von mir reden lernen » (NW II, 433) [ « tout ce qui est veut s’exprimer ici, et tout ce qui devient veut apprendre de moi à parler » (Œ2, 428)].
139 À propos du chapitre Die sieben Siegel [Les Sept sceaux], (Ecce Homo, NW II, 1104 ; Œ2, 1150).
140 « singe mir, singe, o meine Seele ! » (NW II, 469) [ « chante pour moi, chante mon âme ! » (Œ2, 461)].
141 Op. cit., p. 15 : « Mais ce que voulait Nietzsche, c’était “parler” et ne plus rien embellir par le “chant” ». Le poème Vereinsamt [Solitaire] auquel Peter Por se réfère le plus souvent, n’est pas conforme au programme poétologique de Nietzsche. Il exprime l’état d’âme d’un « surhomme » en devenir, les doutes tragiques de l’existence poétique telle que Nietzsche la conçoit. De ce fait, il relève encore, par bien des aspects, des motivations et des modalités de l’« Erlebnislyrik ».
142 Op. cit., p. 20 : « Il a cependant éludé la confrontation excessive avec le vide, avec la création dans la négation, avec l’auto-destruction de l’art, et, selon une idée anti-nietzschéenne et procédant d’une autre logique, il s’est efforcé de recréer l’espace et le chant par le moyen de l’art, c’est-à-dire de faire que l’art se sauve lui-même en renaissant de la négation ».
143 La citation de P. Por est erronée, remplaçant « sich verkühlend » [se rafraîchir] par « sich verklärend » [se transfigurer], ce qui donne évidemment plus de poids à l’argument esthétique !
144 Même le sonnet XXVIII de la 2e partie, traditionnellement invoqué dans ce contexte, devrait être lu avec plus de précaution : « […] ergänze / für einen Augenblick die Tanzfigur / zum reinen Sternbild einer jener Tänze, / darin wir die dumpf ordnende Natur // vergänglich übertreffen » (SW I, 769-770) [ « cette figure, un temps, complète-la en pure / constellation, fais-en, toi, l’une de ces danses, / par où nous l’emportons, périssablement même, // sur l’ordre obtus de la nature » (Œ.P., 615)].
145 Op. cit., p. 127.
146 « Man muß vor allem […] diesen halkyonischen Ton richtig hören, um dem Sinn seiner Weisheit nicht erbarmungswürdig unrecht zu tun » (EH, NW II, 1067) [ « Il faut avant tout entendre [...] l’accent qui sort de cette bouche – un accent alcyonien – pour ne pas méconnaître pitoyablement le sens de sa sagesse » (Œ2, 1113)].
147 Lettre du 6 janv. 1923 à la Comtesse Sizzo, BR, 806-807. On peut lire dans le même esprit la description de la totalisation du vécu comme mode d’appréhension du devenir dans Vorrede zu einer Vorlesung aus eigenen Werken [Avant-propos d’une lecture publique…], SW VI, 1098.
148 Cf. Fülleborn, KA II, 725.
149 « den Wert und die Wirklichkeit dessen, was unser Gemüt durch die Jahrhunderte aus sich erschaffen und erhoben hat ». Lettre du 1er juin 1923 à la Comtesse Sizzo, BR, 841.
150 Ibid.
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