Séraphine ou l’utopie à l’épreuve
p. 163-180
Texte intégral
1Séraphine constitue le premier cycle de la deuxième section des Nouveaux poèmes, intitulée Quelques autres (Verschiedene). À ces « quelques autres » sont dédiés neuf groupes de poèmes, auxquels s’ajoutent « Tannhäuser », les « Chants de la création », « À l’étranger » et « Tragédie ». L’amour qu’elles incarnent est celui que réprouve la morale bienpensante, le sujet qu’elles inspirent, ce sont « les amours hors normes dans une maison de fou universelle comme Paris »1. Les poèmes dévolus à Séraphine, cependant, n’ont pas la crudité de cette provocante formule ; ils sont aussi d’une frivolité moins appuyée que ceux qui leur succèdent sous le patronage d’autres Parisiennes plus ou moins imaginaires : le prénom même de Séraphine suggère que la passion qui s’y exprime sait concilier l’extase terrestre avec le souvenir des béatitudes célestes. Ce cycle est en effet atypique dans l’ensemble des Quelques autres, tant par sa construction rigoureuse que par sa thématique singulière. Il occupe également une position clé dans l’évolution de l’œuvre, esquissant une réorientation de la réflexion poétologique, reprenant et résolvant des problèmes anciens, inscrivant pour la première fois la poésie dans « le grand combat du temps présent »2.
I
2Si la mise au point définitive des Quelques autres a été longue, une bonne partie des poèmes ont paru en 1834 dans le premier volume du Salon, dans un agencement qui préfigure la version achevée : l’ensemble de Séraphine est alors déjà composé, ainsi que Tragédie. Une première série de poèmes de ce qui deviendra Quelques autres a d’ailleurs été publiée dès 1833 dans la revue conservatrice berlinoise Der Freimüthige, de Willibald Alexis. Le scandale, de toutes parts, accompagna chacune des parutions3. Si les arguments de la critique progressiste, plus raisonnés, font apparaître (certes en la contestant) l’intention politique qui anime la subversion morale4, les réactions forment, dans l’ensemble, un chœur hystérique dont l’escalade verbale suggère bien plus de dépravation que n’en contiennent explicitement les textes eux-mêmes5. On peut sourire de cette morale de « cloportes »6, mais aussi en tirer quelques lumières sur la nouveauté de ces œuvres. C’est ce que suggère Gutzkow avec modération : « Elles appartiennent aux Allemands et ne pourront jamais faire d’eux autre chose que ce qu’ils sont. Or les Allemands sont de bons pères de famille, de bons maris, des pédants et, ce qui est leur meilleur côté, des idéalistes »7. C’est ainsi qu’au-delà des convenances, la représentation nouvelle de l’amour met en cause les valeurs spirituelles et la vision du monde.
3Les poèmes frivoles de Heine sont, pour la société frileuse et fermée du Biedermeier, les messagers d’un monde où la vie se transforme : premiers produits d’un « érotisme moderne de la grande ville »8, ils témoignent à leur manière de la fin de l’Ancien Régime, de la vulgarisation du libertinage aristocratique. Par ailleurs, en détaillant sa psychologie et ses circonstances, en exaltant le désir et son assouvissement, en dénigrant toute sublimation, ils brisent le modèle idéal de l’amour et combattent l’hypothèse de sa nature spirituelle, dont se nourrissaient encore la morale et l’esthétique du moment. En opposant ainsi à l’idée de l’amour les manifestations de sa réalité sociale, Heine participait lui-même à l’avènement des temps nouveaux, à ce qu’il décrira dans ses Aufzeichnungen (notes éparses) comme « l’irruption du fait brut dans le monde abstrait de l’idée »9. Ainsi, en s’ouvrant aux réalités de son temps, la poésie sortait de la retraite esthétique où l’avait cantonnée la « période artistique ».
4La cohérence de l’entreprise au regard du « principe nouveau » de l’émancipation apparaît bien dans les justifications de Heine : « II y a beaucoup d’images graveleuses. Cela correspondait à une intention politique. Je voulais donner un certain tour à l’opinion publique », écrit-il à sa mère10 ; il s’agit donc d’ébranler la société bourgeoise parce que Gerbard Höhn appelle « une stratégie de frivolité érotique », que complétera la stratégie satirique des poèmes politiques11. L’érotisme libérateur, cependant, ne trouve pas en lui-même sa justification : il se réclame, du moins à partir du premier volume du Salon, de la doctrine saint-simonienne de la réhabilitation de la chair et de la réconciliation de la matière et de l’esprit. En outre, dans sa réponse à Gutzkow, Heine prétend, pour ces poésies, au même rang que le Satiricon ou les Élégies romaines, et revendique la liberté de l’art : « Ce ne sont pas les besoins moraux de quelque bourgeois marié dans un coin de l’Allemagne qui sont ici en question, mais c’est l’autonomie de l’art. Ma devise reste : l’art est la finalité de l’art, de même que l’amour est la finalité de l’amour et que la vie elle-même est la finalité de la vie »12.
5En proclamant ainsi l’autonomie de l’art, Heine semblait revenir sur sa fonction émancipatrice13, mais ne faisait en réalité qu’accorder le statut de la poésie à ce qu’il exigeait pour l’individu lui-même, et appliquait ce principe de liberté au domaine dans lequel le problème se posait symptomatiquement depuis le milieu du XVIIIe siècle, la poésie amoureuse. Hiltraud Gnüg a montré que l’histoire de l’expression littéraire de l’amour en tant qu’expérience existentielle était liée au désir de liberté de l’individu, métaphoriquement désigné par son « cœur », et que l’idéalisation du sentiment était aussi le fruit d’une contrainte sociale qui exigeait de renoncer à l’amour vécu14. Ainsi, Le Livre des chants thématise la passion malheureuse en variant à l’infini le modèle de Werther comme expression de cette contrainte sociale ; mais tandis que la poésie du Biedermeier conduit le dialogue du moi et de son cœur à des compromis raisonnables et respectueux des valeurs sociales15 Heine tente alors d’en démasquer le mensonge et fait du bonheur individuel une exigence absolue. La référence au saint-simonisme dans Séraphine VII montre que cette revendication reste liée à un idéal, ou du moins à une éthique universelle, et que le thème de l’épanouissement dans l’amour accompagne celui de la fonction créatrice, « l’idéal de libre épanouissement créateur »16. Heine reste ainsi en accord avec sa pratique antérieure (Le Livre des chants associe constamment le thème de l’amour et le thème poétologique), et avec l’évolution générale de la littérature subjective depuis la fin du XVIIIe siècle.
6Quant à la situation de ces poésies nouvelles dans l’histoire littéraire, elle est évoquée dans l’introduction de Don Quichotte. Des deux « écoles » qui ont dominé la poésie depuis Goethe, Heine reconnaît à la sienne propre une vertu capitale : « Elle provoqua une salutaire réaction à un idéalisme réducteur dans la poésie allemande, elle ramena l’esprit à la réalité concrète et déracina ce pétrarquisme sentimental qui nous est toujours apparu comme une donquichotterie lyrique »17. Il continue ainsi d’exiger avec cohérence l’abandon de l’idéal pour le réel, de l’illusion pour la vérité. Tout comme il avait estimé, dès la préface de la deuxième partie des Tableaux de voyage, parlant du cycle Nouveau printemps, que les chants traditionnels devaient s’enrichir d’un genre nouveau, « ces chants modernes qui ne veulent nullement faire la démonstration fallacieuse d’une harmonie catholique des sentiments mais s’attachent plutôt, avec une inflexibilité jacobine, à disséquer les sentiments pour l’amour de la vérité »18. Ce manifeste, les poèmes du cycle Quelques autres se sont efforcés de le mettre en pratique.
7La portée de l’entreprise reste cependant problématique. Le premier signe en est que l’exaltation des sens n’est pas la seule tonalité du cycle. Le soupir mallarméen, « la chair est triste, hélas ! », pourrait lui servir d’exergue paradoxal. Höhn parle de « cafard érotique »19 et constate : « [...] à deux exceptions près toutes les histoires d’amour même si elles ne sont qu’esquissées finissent dans la désillusion, le découragement ou le refroidissement »20. L’opposition subtilement formulée par Jost Hermand entre « l’amour Biedermeier qui moralise » et « l’amour libéral qui assouvit »21 n’est donc pas libératrice, « l’assouvissement dans l’amour provoque le dégoût »22. Encore cette émancipation manquée n’est-elle que celle de l’homme ; celle de la femme n’est pas au programme de Heine, bien que Prosper Enfantin, précurseur entre tous des membres de l’Église saint-simonienne, ait prôné, comme fin ultime de la doctrine, l’égalité de l’homme et de la femme dans le couple, et partant, l’abolition du mariage aussi bien que de la prostitution23. Jost Hermand a bien montré que l’émancipateur Heine restait en cela prisonnier des préjugés de son temps et de la « duplicité morale » (« Doppelmoral ») qu’il voulait combattre. Peut-être les censeurs progressistes du cycle Quelques autres avaient-ils déjà ressenti ce décalage entre l’exaltation provocante de la consommation amoureuse24 et les intentions généreuses proclamées dans L’Histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne : « Nous devons mettre à nos femmes de nouvelles chemises et de nouvelles idées et nous devons désinfecter à la fumée tous nos sentiments, comme après une épidémie de peste »25. Mais la société de son temps n’était prête à recevoir aucun de ces discours, et les poèmes restent à ce titre « le reflet d’un système »26, un système fermé de toutes parts à l’idée de l’émancipation.
II
8Le cycle consacré à Séraphine, par sa thématique de l’exaltation et de la désillusion, annonce le mouvement général de Quelques autres. Mais par son poème central, il les enrichit également d’une utopie radieuse qui fait passer le plaisir des sens du statut d’immoralité à celui d’éthique universelle, et transforme la poésie en évangile des temps nouveaux. Tout le cycle s’organise autour de ce poème, qui en est le point culminant27.
9Il se présente à la fois comme un manifeste et comme l’acte fondateur d’une Église nouvelle ; il passe de l’emphase à l’allégresse, combinant la conviction d’un message universel à l’expression du bonheur le plus subjectif. Sa thématique est directement issue de la doctrine saint-simonienne, à la fois utopie sociale et religion de l’amour, qui promet aux hommes le salut ici-bas. La dimension eschatologique apparaît dans la première strophe, où le schéma ternaire emprunté à l’Apocalypse annonce la troisième alliance, le troisième âge de l’humanité qui réconciliera tous les hommes28. La deuxième strophe est consacrée à la réhabilitation de la chair : « le sot tourment des corps » résume le reproche constant de Heine envers le christianisme et sa fustigation du corps, le terme « das Zweierlei » est une image de ce dualisme funeste. Le panthéisme, qui fournit le principe divin de cette réorientation de l’homme vers l’ici-bas, se trouve illustré par les deux dernières strophes. Heine en emprunte la formule littérale à l’Exposition de la doctrine par Prosper Enfantin : c’est l’avant-dernier vers, « Gott ist alles, was da ist » (« Dieu est tout ce qui est »), qui fait écho au deuxième livre de L’Histoire de la religion et de la philosophie : « Dieu [...] est tout ce qui existe, il est aussi bien matière qu’esprit, l’un et l’autre sont également divins »29. Cette divinité s’étend à l’amour et à son expression particulière qu’est le baiser, ici sans doute métaphore de l’étreinte. La vision universelle qui précède ces derniers vers suggère l’infini de la présence divine et supprime la dualité dans une nouvelle cosmologie qui réconcilie les ténèbres et la lumière.
10 L’appréciation générale du poème dépend pour l’essentiel de l’interprétation de son rapport à la Bible. Le geste fondateur par lequel il s’ouvre reprend en effet les paroles de Jésus rapportées par Matthieu (16, 18) : « Tu es pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église ». Sternberger y voit une parodie blasphématoire : « Tout à fait dans le style de Heine dans la manière dont les mots transmis sont comme pêchés à la ligne et sont modifiés dans leur sens littéral – la pierre, l’Église, bâtir – de sorte qu’à peine cités ils entrent dans une configuration d’une étonnante nouveauté. Ainsi la nouvelle foi, qui est fondée hic et nunc, à l’instant présent et en ce lieu-même, est une parodie de l’ancienne »30. Outre l’analyse stylistique, l’argument principal vient du contexte : le poème VI, en effet, présente le rocher comme terme de la poursuite amoureuse et lieu de l’étreinte, la parole fondatrice « sur cette pierre » réunit ainsi dans un même geste l’aventure érotique et la nouvelle religion : « Prise à rebours, la parole divine est pour ainsi dire encore une fois l’objet d’une sécularisation sarcastique »31.
11À cette lecture s’opposent la multiplication des références saint-simoniennes dans l’œuvre de cette période et le fait que la doctrine se conçoit elle-même comme une religion d’ici-bas. En outre, le rapport à la Bible peut être envisagé de façon plus complexe : Paul Peters pense, par exemple, que la formule initiale, loin de se limiter à la parodie et au blasphème, procède à une « appropriation par métamorphose »32, selon ce processus historiquement avéré qui veut que tout culte nouveau reprenne les éléments de l’ancien, les vide de leur sens et les investisse d’un pouvoir régénéré. La préface de l’édition française des Tableaux de voyage donne la formule de cette continuité destructrice et pourrait corroborer cette analyse : « Il ne s’agit plus de détruire violemment la vieille Église, mais bien d’en édifier une nouvelle, et bien loin de vouloir anéantir la prêtrise, c’est nous-mêmes qui voulons aujourd’hui nous faire prêtres »33. Mais la démonstration de Peters s’appuie sur le renversement, dans le texte même, de deux motifs bibliques fondamentaux : la genèse et la rédemption. Le premier acte divin de la genèse fut de séparer la lumière des ténèbres : Heine les réconcilie dans une cosmogonie qui ôte à ces deux éléments les significations morales que leur attribuait la civilisation judéo-chrétienne. Le dernier acte divin fut celui de la rédemption, la mort du Christ sur le Golgotha, rocher symbolique de la réconciliation de Dieu et des hommes : Heine en fait le lieu de l’étreinte paradisiaque, de l’union des hommes sans courroux divin. Il y a dans tout cela, selon Paul Peters, plus qu’un simple blasphème, la volonté d’insuffler une substance nouvelle aux éléments de l’ancienne croyance, de les transformer en se les appropriant pour construire cette « cathédrale du sensualisme »34 que représente le poème.
12L’analyse stylistique témoigne aussi des divergences de l’interprétation. Sternberger voit dans la chute finale un indicateur de la parodie : elle est à ce point étonnante qu’elle semble toucher la frontière où le pathos se renverse dans la parodie et où le ton apostolique et la généralité pompeuse se désavouent eux-mêmes35. L’effet de surprise vient, selon lui, de ce que le poème, partant d’une situation humaine, s’amplifie progressivement jusqu’à la vision cosmique et atteint la formulation la plus abstraite de l’identité divine, pour retomber brusquement dans cette circonstance la plus particulière et la plus concrète qu’est le baiser. Paul Peters, au contraire, perçoit non la rupture mais le pouvoir synthétique de la vision, renforcé par la suggestion de la rime. En associant « Küssen » (baisers) à « Finsternissen » (obscurités), Heine réunit la métaphore de l’acte amoureux et les ténèbres réhabilitées dans leur équivalence divine avec la lumière, faisant ainsi de la langue poétique le vecteur sensible de cette réconciliation : « Car la rime est le “baiser” de la langue, où le mariage des mots réalise aussi dans l’élément du langage le mariage qui importe pour Heine, celui de l’esprit et de la sensualité »36.
13Il est certes très difficile de déterminer les proportions de ce mélange subtil d’emphase, de provocation et de conviction créatrice qui fait la singularité du poème. Il est sûr cependant qu’une telle pièce ne saurait être lue hors de son contexte : elle est le point culminant d’une construction thématique qui l’exalte et la réfute, le centre d’un réseau de correspondances métaphoriques qui, selon l’endroit de la lecture, l’éclairent d’un jour différent.
III
14Le premier poème de Séraphine assure la transition avec le cycle précédent. Le Nouveau printemps se termine sur des images d’inconfort subjectif dans le style du « Weltschmerz » et liées à l’amour malheureux ; cette situation est ici reprise sur un mode hypothétique et interrogatif qui réoriente la thématique dans le sens de l’espoir. Les images de la nature expriment la dialectique de la réalité et de l’apparence, de la présence et de l’absence. L’ultime question (« Ou est-ce vraiment toi, bien-aimée/ Qui marches près de moi en pleurant »37) est résolue positivement par le poème IV (« Tu m’aimes, ça je le savais »38), tandis que le poème IX enrichit au contraire les métaphores de l’inconsistance, les conceptualise, et renvoie le thème de l’amour sur la pente de la désillusion (« Croyais-tu, sotte, que tout allait rester, / Inchangé, éternellement vrai ? »39).
15Le deuxième et le troisième poème thématisent la situation individuelle dans le cadre métaphorique d’un paysage marin : l’un adopte la fiction de l’observation objective, l’autre celle de la confession à la première personne. Dans les deux cas, c’est le divorce du moi et du monde qui est représenté, l’isolement du sujet face à l’univers inaccessible : ce problème sera résolu dans les poèmes VII et VIII par la communion panthéiste dans l’amour. Le poème II complète la thématique par les données essentielles de la situation individuelle : l’amour, la poésie, et la question du sens, l’adjectif « närrisch » (sot, fou) faisant écho au dernier vers des « Questions » de La Mer du Nord II. Nous voyons donc s’esquisser ici le complexe thématique qui sous-tend l’ensemble du cycle, dans la continuité d’ailleurs de l’œuvre précédente : l’équivalence métaphorique de l’amour et de la poésie, et leur intégration mutuelle comme modalité de la recherche du sens. Cette démarche, dans sa forme, n’est pas différente de la problématique romantique, mais s’accomplit sous le signe radicalement différent d’une perte de la transcendance.
16Les poèmes IV, V et VI constituent un ensemble cohérent, consacré à la réalité de l’amour. Les questions du poème II, l’angoisse existentielle de l’âme qui s’exprime en III se trouvent ainsi résolues non par la spéculation, mais par la pratique pure et simple. La réalité de l’amour s’affirme progressivement, comme certitude intellectuelle dans le poème IV (« Tu m’aimes, ça je le savais »40), puis comme conquête effective dans le poème VI (« J’ai pu enfin la rattraper »41). La cohérence métaphorique des trois poèmes est également remarquable : la relation métaphorique entre « mer » et « âme », qui s’affirme dès le poème II et reste déterminante jusqu’à la fin du cycle, s’étoffe ici progressivement pour préparer l’exaltation dithyrambique de l’union dans le poème VIII. C’est l’image du coucher de soleil qui sert de support à cette gradation expressive. La première étape est la récupération du cliché : « J’ai longé la mer en pleurant/ Quand le soleil s’est couché »42 ; ce lieu commun, brocardé dans Séraphine X, se trouve réinvesti dans la manifestation d’un thème nouveau, l’amour universel : « Et dans une mer d’amour/ II disparaît splendide et grand »43. La deuxième étape se réalise dans la dernière strophe de Séraphine VI où, après avoir une fois encore ironisé sur le cliché, le moi lyrique abandonne le relais de la comparaison et identifie « soleil » et « cœur », suggérant l’équivalence de la lumière et de l’amour. Le point culminant de cette progression de l’hyperbole cosmique est atteint dans les strophes 4 et 5 du poème VIII, où les étoiles se transforment en soleils tourbillonnants et où les rossignols, symboles de l’amour terrestre, s’identifient aux lumières du ciel : « Ce sont des rossignols soleils/ Qui tournent là-haut, radieux »44.
17Cet embrasement universel dans l’allégresse de l’amour est préparé en VI par la réconciliation métaphorique du ciel et de la mer, avec leurs connotations respectives de lumière et d’obscurité : « [die] ungestüme Wonne » (délices fougueuses) avec laquelle la mer accueille le soleil renverse la négativité traditionnelle de l’image ; en outre, la rime « Fluten » (flots)- « Gluten » (flammes) associe le soleil et la mer dans la réalité du cœur, suggérant l’abolition de l’antique opposition des ténèbres et de la lumière dans l’unité de l’amour. La relecture de la Genèse dans le poème VII est ainsi annoncée. Enfin, la progression métaphorique résout avec cohérence la confrontation du moi et du monde : si dans le poème III la mer est dite « trop proche » et si la lune s’affirme par trois fois « haut dans le ciel », la distance est à présent abolie ; le point extrême de la fusion sera atteint dans les derniers vers de Séraphine VIII où l’association « Wonne » (volupté) /, « Woge » (vague), l’allégresse de la mer accueillant le soleil, est transposée au cœur du poète : « Et je sens une immense volupté /S’engouffrer comme une tempête dans mon cœur »45. Le dernier aspect de la gradation métaphorique et thématique des poèmes IV à VI est l’assimilation « paroles »- « baisers » dans les derniers vers de Séraphine V : c’est l’annonce de la chute finale du poème VII, « [Dieu] est aussi dans nos baisers »46, la réconciliation du « logos » et de la chair, selon une relecture blasphématoire de la formule de l’incarnation. Alors que le poème VII énonce un principe doctrinal, c’est ici la situation érotique qui est expressément représentée, comme elle l’était déjà sous une forme plus parodique dans La Ville de Lucques : « [...] mes baisers cueillent sur tes lèvres de charmantes professions de foi, le verbe se fait chair et la foi devient sensible sous les espèces de la beauté du corps et de la silhouette : quelle religion ! »47.
18Si le poème VII est le point culminant de la thématique du cycle, le huitième en est le sommet lyrique en ce sens que l’expression de l’âme y atteint sa dimension la plus hyperbolique. La doctrine de l’unité et de l’omniprésence divine telle qu’elle est formulée en VII y trouve son expression « liturgique » : le poème VIII est le cantique qui couronne l’institution du nouvel amour, qui exalte la compréhension nouvelle de l’univers comme lieu de la présence divine. Ses cinq premières strophes sont des variations sur la troisième strophe du poème VII, décrivant quelques-unes des « mille voix » et « mille lumières » divines, dans un crescendo synthétique où la lumière, les sons et les mouvements s’exaltent mutuellement. Ce poème reprend les anciens motifs des « poèmes sur la mer du Nord » et leur apporte, comme on le verra, une résolution thématique inattendue. La dernière strophe représente le degré extrême de l’exaltation subjective, elle manifeste le thème de la liberté dans son acception poétologique et existentielle. L’affirmation répétée du « je » et l’absence paradoxale du « tu » caractérisent cette description de l’extase amoureuse qui est, poétologique-ment, une variation sécularisée de l’hyperbolisation romantique. Idéologiquement, ce solipsisme est sans doute le reflet d’un système où la femme n’est que prétexte à l’émancipation de l’homme. On se rappelle à ce propos le poème « Près de la tour » (Am Turme) d’Annette von Droste-Hülshoff où, dans une situation équivalente, face au même spectacle des éléments déchaînés, le moi lyrique se refuse à cette « jouissance démesurée », s’abritant derrière ce regret : « Si j’étais seulement un homme...»48.
19L’identité masculine du moi se confirme à la lecture du poème IX, qui marque une rupture brutale avec l’exaltation dithyrambique. Les vers 3 et 4 de la première strophe reproduisent en effet le discours cynique libertin, soucieux de cantonner l’amour à la satisfaction éphémère des sens. Cependant, le contexte atténue la portée de cette connotation pour suggérer la vraie nature du sentiment. Les deux premiers vers, par leur progression méthodique et leurs inflexions pathétiques, installent d’emblée le poème au plan des vérités générales. « Baisers » renvoie au terme du poème VII, mais le réfute par l’attribut « fantômes » ; cette modalisation négative affecte tour à tour « l’amour » et « la vie » dans une gradation du particulier au général qui démontre l’inconsistance de la vie, explicitée ensuite par les vers 5 et 6. L’utopie de l’amour terrestre se heurte à la toute-puissance de l’éphémère, la religion d’ici-bas rencontre ses limites, et les anciennes métaphores de la « Vergänglichkeit » (l’éphémère) suggèrent presque, par antiphrase, le regret de l’idéal.
20Les poèmes XI et XII forment un ensemble métaphorique et thématique auquel se rattache, en un sens, le poème X. L’image dominante est celle de la « navigatio vitae »49 (« Avec ses voiles noires mon voilier/ File hardiment sur la mer sauvage » – « je suis allé en pleine mer »50), représentation classique de l’aventure existentielle ; elle est thématiquement liée à l’amour malheureux, et plus spécifiquement à la récrimination amoureuse caractéristique du Livre des chants : « Et pourtant tu me blesses gravement ». « Combien ton action fut honteuse »51... Ce retour des anciennes querelles rappelle, face à l’éthique de l’amour universel, les données immédiates de la relation amoureuse. Le poème X, qui tourne en dérision les comportements sentimentaux, reprend lui aussi un vieux débat pour souligner que le nouvel amour n’a pas aplani les ornières du sentiment.
21Après ces trois poèmes qui marquent un retour en arrière, le dernier groupe apporte des solutions métaphoriques et thématiques originales : la mer, jusqu’alors image de l’âme humaine, devient le support d’une méditation existentielle plus générale, déjà amorcée dans « Le Naufragé » (La Mer du Nord II)52. Son mouvement inlassable se fait allégorie de l’indifférence, sur laquelle se reflètent successivement l’existence humaine, le souvenir des amis disparus, puis l’anticipation subjective de la mort. Le thème de l’amour s’efface presque totalement, remplacé dans l’avant-dernier poème par celui du souvenir, et dans le dernier par un geste de fraternité mélancolique qui accompagne l’expression des dernières volontés.
22Ce dernier poème est le contrepoint exact de la dernière strophe du huitième : à l’hyperbolisation sans limite répond l’humilité, à l’assimilation passionnée du monde répond la conscience de la dualité, à l’intensité de l’amour répond le souvenir des souffrances. Le moi qui s’exprime là retrouve les limites empiriques que lui assigne d’habitude la poésie du Biedermeier, « un moi qui se circonscrit »53, revenu de l’idéalisme romantique mais aussi de son avatar sécularisé, cette utopie saint-simonienne de l’amour accompli dans la rencontre terrestre avec le divin. Ainsi la subjectivité qui s’exprime dans ce cycle suit-elle un parcours des plus singuliers : partant d’une situation de « Weltschmerz » où l’individu angoissé interroge le monde, elle passe par une hyperbolisation extatique de forme romantique mais de nature moderne parce que totalement immanente et libératrice, pour retomber dans une sorte de résignation conciliante qui surprendrait moins chez des poètes plus sages. Heine résume de la sorte, en un cycle d’une remarquable cohérence, l’éventail des solutions expressives de son temps ; Lenau, Mörike, le romantisme honni et regretté pourraient s’y reconnaître tour à tour. Le résultat, pourtant, n’est ni syncrétique ni épigonal ; il témoigne au contraire d’une poésie subjective inquiète de percevoir et de manifester le message des temps nouveaux. Cette situation historique particulière est corroborée par le rôle de Séraphine dans l’ensemble de l’œuvre.
IV
23On admet généralement que les poèmes des années 1830 marquent une coupure avec la production antérieure ; Heine a lui-même insisté sur ce tournant. Pourtant, les choses sont loin d’être aussi schématiques, et Séraphine, par certains traits, semble être justement un exemple de transition.
24La continuité la plus évidente s’exprime par la reprise des images de la mer. Celles-ci, dans La Mer du Nord, relèvent déjà d’un lyrisme différent, dont le principe distinctif est celui d’une expression subjective non hypothéquée par les formes de la tradition54. Le moi s’abstient de recourir à ces accessoires qui, dans les autres cycles du Livre des chants, relativisent aussi bien la poésie que le vécu. Ainsi le poète peut-il écrire sans aucune réfraction ironique : « Au pâle rivage de mer /J’étais seul, assombri de pensées » (« Crépuscule du soir »)55. Ce principe de sincérité, de continuité lyrique entre le sentiment et son expression, repose sur une expérience originale de la nature, ni médiatisée ni préformée par la convention poétique. Le traitement des motifs s’appuie alors significativement non plus sur une stylisation post-romantique, mais sur l’observation : « Je me nourris beaucoup de la contemplation de la nature », écrit Heine56. Ces conditions d’écriture sont maintenues dans Séraphine, quelle que soit la fonction des images de la mer. L’explication, autobiographique sans doute, y apparaît dans le dernier poème, « J’ai toujours tant aimé la mer »57, rappelant Poséidon (La Mer du Nord I, 5) :
Va, ne crains rien, petit poète !
Je n’ai nulle intention d’exposer aux dangers
Ta faible embarcation,
[...] tu n’as jamais provoqué mon ire.58
25L’ouverture du premier cycle de La Mer du Nord, par laquelle le poète exhorte ses chants à célébrer la mer, trouve son aboutissement dans l’assimilation de la mer, du ciel et du cœur à la fin de Séraphine VIII. Ainsi la mer joue-t-elle, dans Séraphine, le rôle qu’elle tient déjà dans les « cycles de la mer du Nord » : tantôt miroir de l’âme, tantôt partenaire du moi, elle est le support métaphorique d’une expression subjective dont le contenu va de l’angoisse existentielle à la plénitude de l’amour. Cette progression thématique apparaît dans la reprise des motifs : à la vision funeste de la Loreley marine dans « Tempête » (La Mer du Nord I) répond l’image de l’amante qui s’abandonne au sommet du rocher (Séraphine VI) ; au « songe de la démence » venu des profondeurs (« Catharsis », La Mer du Nord I) répond la certitude de l’amour impétueux (Séraphine VI) ; les voix discordantes de la tempête, « tonitruantes et démentielles »59, se transforment en un concert qui monte jusqu’aux étoiles (Séraphine VIII) ; quant à « l’âme libérée » qui s’élève à la fin du poème « Catharsis » (La Mer du Nord I), c’est celle-là même qui s’accorde, au terme de Séraphine VIII, au tumulte du ciel et des flots.
26La confrontation du moi et de la mer, telle que le poème « Questions » (La Mer du Nord II) la présente de façon exemplaire, reparaît au début du cycle de Séraphine avec les mêmes valeurs thématiques, mais se poursuit dans des directions nouvelles. Séraphine VIII la résout par l’utopie de l’amour, Séraphine XV par l’acceptation tranquille de la mort. Dans chacun des cas, cependant, c’est le même divorce entre l’homme et le monde, la même situation de « mal du siècle » qui se trouvent surmontés. Quant à la prière finale, « Quand je mourrai frères /Mettez mon corps dans la mer »60, elle manifeste une fois encore l’utilisation de l’image de la mer comme fonction privilégiée de l’expression subjective : cet accord du moi et du monde s’exprimait déjà dans La Mer du Nord I, à la fin de « La Nuit dans la cabine »61, mais sous forme de rêve et non de volonté, par l’image de l’ensevelissement sous la neige et non par celle de l’immersion. On voit ainsi comment Heine, reprenant les images de la mer, poursuit leur exploitation thématique pour la mener à son terme, et l’on comprend notamment pourquoi le poète choisit la mer pour exalter l’amour. Dans « Le Phénix », qui fait suite à « Questions », c’est déjà le même système métaphorique qui se met en place :
Et le ciel et la mer avec mon propre cœur
Reprenaient en écho :
Elle l’aime ! Elle l’aime !62
27 Séraphine reprend ce thème pour exprimer un degré extrême de l’exaltation subjective sous l’effet d’une dynamique utopique encore absente du Livre des chants.
28 Séraphine réutilise et résout un autre problème, celui de la nature. Dans le contexte de ce cycle où les images du monde extérieur sont les supports d’une expression subjective non réfractée, le poème X fait l’effet d’un corps étranger : thématiquement, il contredit l’utopie en régressant vers la querelle amoureuse mais, poétologiquement, il parodie un discours qui ne se produit pas dans Séraphine. En effet, si les poèmes IV et VI réutilisent presque littéralement le cliché poétique et le comportement qui le sous-tend, c’est pour le vider de son sens conventionnel et le réinvestir dans une interprétation nouvelle du phénomène naturel. Cette instrumentalisation originale de l’image de la nature s’accorde avec la thématique d’adhésion subjective au monde qui prévaut dans ce cycle. Séraphine X est par conséquent le témoin d’une polémique obsolète. Même Nouveau printemps, que l’on dit généralement plus proche du Livre des chants, semble s’être réconcilié avec la fonctionnalisation directe des images de la nature – « Mon cœur, hélas ! ressemble à ce désert »63 – dans une projection digne du « Weltschmerz ». Et à l’opposé, dans l’exubérance qui marque le début du cycle, Nouveau printemps VII exalte les phénomènes de la nature comme autant d’éléments de la poésie amoureuse :
Mais moi, je vous aime tous :
Rose, papillon, rayon du soleil,
Étoile du berger et rossignol.64
29Alors que, dix ans plus tôt, « À la vérité » énumérait les mêmes constituants pour ne leur accorder qu’une valeur d’accessoires, conformément au débat poétologique du Livre des chants :
Le beau soleil, la lune et les étoiles,
Connaît-on rien qui puisse plaire mieux —
Mais quoi, on ne peut pas en faire un monde !65
30Ce que condamnait « À la vérité », et que condamne encore « La Demoiselle au bord de la mer », c’est ce que Heine stigmatise, dans la discussion du chapitre IV des Bains de Lucques, par les termes de « sentiment de la nature qui manque de vérité » ou « vert mensonge »66. Mais dans Nouveau printemps, et plus encore dans Séraphine, la nature s’est libérée de la discussion poétologique et des références polémiques à la convention, lesquelles obéraient aussi bien l’expression que le sentiment. Si la nature peut être à nouveau instrumentalisée sans arrière-pensée, c’est que ses éléments, mis tous ensemble, sont à présent susceptibles de « constituer un monde », d’obéir à une idée nouvelle que Heine, significativement, désigne elle aussi par une métaphore de la nature : « l’idée de printemps », que le poète invoque dans la préface du Salon I pour justifier ses poèmes frivoles : « […] le fait que mon chant a fleuri à partir d’une grande et divine idée du printemps qui n’est pas meilleure mais au moins aussi respectable que cette triste idée moisie pour mercredi des Cendres qui attriste et déflore notre belle Europe...»67. Et la préface poursuit dans cette veine : « Je veux à nouveau me glisser paisiblement dans le pays de la poésie »68, un pays qu’illustre une magnifique et subtile description de la nature normande. Ce qui trouble cette « authentique perception de la nature », ce n’est plus alors, comme dans le Livre des chants, l’obsession de la convention poétique, mais le spectacle des malheurs du monde, la rencontre d’une colonne d’émigrés sur la grand-route. Ainsi la poésie de la nature se trouve-t-elle réhabilitée, dans cette phase de l’œuvre de Heine, sous l’effet d’une idée nouvelle, d’une utopie de la réconciliation du sentiment et de la vie. Quand cette utopie vacille, c’est la convention sentimentale qui reprend le dessus, avec le réflexe de dérision qu’elle suscite : ainsi s’explique Séraphine X. Mais ce poème est dépassé, dans son contexte, par la pratique nouvelle de Heine. La fonctionnalisation positive de la nature au service d’une expression subjective originale atteint un degré exemplaire dans la formule syncrétique des « rossignols-soleils » (Séraphine VIII) : deux accessoires de l’ancienne convention, à la fois usés et brocardés, réunis dans une image totalement neuve pour exprimer une expérience inouïe de l’amour. Ainsi le chant du rossignol revit-il sous une forme que l’enlisement du discours traditionnel n’aurait pas laissé espérer.
31Enfin, porté par l’idée saint-simonienne, le langage poétique atteint, dans Séraphine, une charge utopique sans équivalent dans la poésie de Heine. Dans Le Livre des chants, le langage et l’amour entretiennent un rapport problématique. Le chant du poète n’est souvent qu’un message vain ou la mise en scène d’une situation cent fois décrite. La langue y est le vecteur du mensonge et de l’illusion de l’amour :
Tu dis tout bas un mot secret
Me tends des rameaux de cyprès.
Je m’éveille, enfui le bouquet,
Et le mot, je l’ai oublié.69
32Dans Nouveau printemps encore, le silence seul peut préserver la qualité éphémère d’un moment d’amour : « Non, ne dis pas que tu m’aimes ! / embrasse-moi seulement et tais-toi »70. Dans Séraphine, au contraire, l’amour et la parole se réconcilient : « Les paroles et les baisers /Sont merveilleusement mélangés »71. La parole reprend ses droits, le nouvel amour appelle le discours amoureux, la poésie réhabilitée peut célébrer l’union de l’esprit et de la matière, comme dans les rimes finales de Séraphine VII. Plus encore, c’est par la parole poétique que se proclame le nouvel amour, c’est elle qui fonde la nouvelle Église et le monde nouveau, et c’est elle encore qui exprime, dans le premier et le seul hymne de cette religion, l’accord de la subjectivité et du monde dans une exaltation universelle. Mais la réfutation contextuelle des poèmes VII et VIII est sévère et réprime l’abandon généreux par les vieux réflexes du cynisme et de la désillusion. Quant à l’ensemble de Quelques autres, c’est par l’évocation de l’exil et par une « tragédie » qu’il se conclut, renvoyant le langage poétique à ses réussites familières, d’infinies variations sur la nostalgie du bonheur perdu et la mélancolie tenace d’un inexplicable mal de vivre :
Les amoureux bavardent et puis soudain se taisent,
Et les voici qui pleurent sans même savoir pourquoi.72
33Au point de rencontre de la poésie et de l’idéologie, l’utopie de Séraphine prend ainsi un relief singulier dans l’œuvre de Heine. Elle répond à la crise de l’« organisation spiritualiste du monde » telle que M. de Schnabelewopski l’a vécue et analysée : « Je comprends bien maintenant que les étoiles ne sont pas des êtres pleins d’amour et de compassion, mais seulement de brillantes illusions nocturnes, des leurres éternels dans un ciel bâti de rêves, des mensonges dorés dans un néant bleu sombre »73. Elle réfute, dans le même esprit, la fable du rossignol qui, dans Nouveau printemps IX, tourne en dérision le pouvoir créateur du chant poétique74. Mais plus tard, dans le cadre même des Nouveaux poèmes, c’est encore le rossignol qui, soulignant sans le dire l’échec de Séraphine, scellera le divorce du poète et de la nature :
Et que le rossignol ressente ce qu’il chante,
J’en doute également. Il me semble
Qu’il exagère, fait des trilles et sanglote
Par routine, sans plus.75
34L’image de ce monde désenchanté (« La vérité disparaît de la terre »76) exprime alors le retour à cette situation de lucidité postromantique que décrivait Schnabelewopski ; et le poète hébraïque du Romancero ne sera pas mieux inspiré :
Le beau monde de rossignols !
En lieu et place du vrai Dieu,
On n’adorait que le faux dieu
Le dieu de l’Amour et des Muses.77
35L’échec des utopies immanentes conduit ainsi, dans une logique toute heinéenne, à la profession de foi subtilement ambivalente du « romantique défroqué », par laquelle s’ouvrent les Aveux78. Un tel regret du romantisme est un reliquat d’utopie, qui démontre a contrario la faiblesse de la position « artiste » de Heine : s’il affirmait dans Lutèce la primauté absolue de la forme sur le fond79, c’est bien avant tout la disparition des contenus utopiques de la poésie qui motive l’attachement paradoxal au romantisme perdu et qui révèle, indirectement, quelle contrainte le monde présent fait peser sur l’autonomie de l’art. Aussi est-il d’autant plus remarquable qu’avec Séraphine, provisoirement, l’espace de quelques poèmes, la poésie retrouve, au cœur du « grand combat », le pouvoir magique que les temps mythiques accordaient au verbe et la force utopique dont l’avait dotée la « période artistique ».
Notes de bas de page
1 « Die abnormen Amouren in einem Welttollhaus, wie Paris ist »- Heine à Karl Gutzkow, le 23 août 1838 (DHA II, p. 232). Pour la version française des Neue Gedichte nous utilisons la traduction d’Anne-Sophie Astrup et Jean Guégan éditée par Gerhard Höhn, Paris, Gallimard, 1998. Pour la version française du Buch der Lieder, la traduction de Nicole Taubes, Paris, Cerf, 1999.
2 « In dem großen Kampf der Zeit », « Neuer Frühling »- Prolog (Neue Gedichte).
3 Cf. Jost Hermand, « Erotik im Juste Milieu. Heines„ Verschiedene“ », in : Heinrich Heine. Artistik und Engagement, hrsg. von Wolfgang Kuttenkeuler, Stuttgart, Meuler, 1977, p. 86-104.
4 Voir la lettre d’Arnold Ruge à sa femme (11 sept. 1843) : « De façon générale il prend tous ses poèmes pour des chants de libération alors qu’il s’agit des chants de l’esclavage le plus amolli et le plus perverti » (Hermand, op. cit., p. 91-92).
5 Quelques exemples dans Gerhard Höhn, « Nachwort », in : Heine, Neue Gedichte, hrsg. von Bernd Kortländer, Stuttgart, Reclam, 1996, p. 320.
6 J. Hermand, op. cit., p. 91 : « Gut, so schrieben die Konservativen, [...] die biedermeierlichen Kellerasseln » [C’est ce qu’écrivaient les conservateurs, les cancrelats du Biedermeier].
7 « Sie gehören doch einmal den Deutschen an und werden die Deutschen nie anders machen als sie sind. Die Deutschen aber sind gute Hausväter, gute Ehemänner, Pedanten, und was ihr bestes ist, Idealisten » (lettre du 6 août 1838, DHA, t. II, p. 230).
8 J. Hermand, « Vom„ Buch der Lieder“zu den„ Verschiedenen“. Heines zweimalige Partnerverfehlung », in : Heine, Ästhetisch-politische Profile. hrsg. von G. Höhn, Frankfurt a.M.,Suhrkamp, 1991, p. 227.
9 « Der Gedanke ist nicht mehr uneigennützig, in seine abstrakte Welt stürzt die rohe Tatsache » (B, t. VI/I, p. 649).
10 « Viel Zoten. Dies war politische Absicht. Ich wollte der öffentlichen Meinung eine gewisse Wendung geben ». Le 4 mars 1834, cité d’après Hermand, Erotik..., op. cit., p. 89.
11 G. Höhn, « Nachwort », op. cit., p. 317.
12 « Nicht die Moralbedürfnisse irgendeines verheuratheten Bürgers in einem Winkel Deutschlands, sondern die Autonomie der Kunst kommt hier in Frage. Mein Wahlspruch bleibt : Kunst ist der Zweck der Kunst, wie Liebe der Zweck der Liebe, und gar das Leben selbst der Zweck des Lebens ist ». Lettre du 23 août 1838, DHA, t. II, p. 232.
13 Ce que J. Hermand soutient trop catégoriquement : « Heine se réfugie finalement dans une théorie très problématique de l’Art pour l’art » (Erotik..., op. cit., p. 92).
14 H. Gnüg, Entstehung und Krise lyrischer Subjektivität, Stuttgart, Metzler, 1983, p. 122.
15 Cf. Mörike : « Und ich sprach zu meinem Herzen : / Laß uns fest zusammenhalten ! » [Et je dis à mon cœur/ Restons solidaires] (Trost).
16 H. Gnüg, op. cit., p. 122
17 « [Sie] bewirkte eine heilsame Reaktion gegen den einseitigen Idealismus im deutschen Liede, sie führte den Geist zurück zur starken Realität und entwurzelte jenen sentimentalen Petrarkismus, der uns immer als eine lyrische Donquixoterie erschienen ist. » (B, t. IV, p. 163).
18 « Jen[e] modernen Lieder. die keine katholische Harmonie der Gefühle erlügen wollen und vielmehr, jakobinisch unerbittlich, die Gefühle zerschneiden, der Wahrheit wegen » (B, t. II, p. 209).
19 G. Höhn, « Nachwort », op. cit., p. 308.
20 G. Höhn, Heine-Handbuch, Stuttgart, Metzler, 1987, p. 86.
21 J. Hermand, Vom„ Buch der Lieder ‟zu den„ Verschiedenen ‟, ibid., p. 227.
22 G. Höhn, Handbuch, op. cit., p. 86.
23 Cf. Dolf Sternberger, Heinrich Heine und die Abschaffung der Sünde, Hamburg, Claassen, 1972, p. 88-89.
24 « Une sorte de (petit) album de Leporello », ibid., p. 107.
25 « Wir müssen unseren Weibern neue Hemden und neue Gedanken anziehen, und alle unsere Gefühle müssen wir durchräuchern, wie nach einer überstandenen Pest » (B, t. III, p. 568).
26 J. Hermand, Erotik..., op. cit., p. 102.
27 Deux élucidations remarquables en ont été données : D. Sternberger, op. cit., chap. 4, et Paul Peters, « Der Fels der Küsse », in : Interpretationen. Gedichte von Heinrich Heine, hrsg. von. Bernd Kortländer, Stuttgart, Reclam, 1995, p. 86-104.
28 Heine s’inspire aussi de Lessing, « der Prophet, der aus dem zweiten Testament ins dritte hinüberdeutete » [le prophète qui à partir du deuxième testament annonçait le troisième »] (Zur Geschichte..., B, t. III, p. 589). Cf. L’Éducation du genre humain, § 80.
29 Trad. de J.-P. Lefebvre, Paris, Imprimerie nationale, 1993, p. 112 « [Gott] [...] ist alles was da ist, er ist sowohl Materie wie Geist, beides ist gleich göttlich » (B, t. III, p. 566).
30 D. Sternberger, op. cit., p. 106
31 Ibid.
32 P. Peters, op. cit., p. 92
33 DHA, t. II, p. 447.
34 P. Peters, op. cit., p. 93 : « […] La genèse et le Golgotha sont les éléments de construction, les structures profondes et cachées qui servent à étayer dans un renversement le poème heinéen comme cathédrale du sensualisme ».
35 Ibid., p. 86.
36 Ibid., p. 99.
37 « Oder gehst du, Liebste, wirklich / Weinend neben mir einher ? ».
38 « Daß du mich liebst, das wußt ich ».
39 « Glaubst du, Närrin, alles bliebe / Unverändert, ewig wahr ? ».
40 « Daß du mich liebst, das wußt ich ».
41 « Da hab ich sie erreichet ».
42 « Ich ging ans Meer und weinte / Beim Sonnenuntergang » (IV, strophe 2).
43 « [...] in ein Meer von Liebe / Versinkt es [mein Herz] groß und schön ».
44 « Sonnennachtigallen sind es, / Die dort oben strahlend kreisen ».
45 « Und ich fühle Riesenwollust / Stürmisch in mein Herze dringen ».
46 « [Gott] ist in unseren Küssen ».
47 Heinrich Heine, Tableaux de voyage en Italie. Traduction par J.-P. Mathieu, Paris, Cerf, 1997, p. 214 « [...] Von den Lippen küssen wir uns das holde Bekenntnis, das Wort wird Fleisch, der Glaube wird versinnlicht, in Form und Gestalt, welche Religion ! » (B, t. II, p. 496).
48 « Wär’ ich ein Mann doch mindestens nur... »
49 Plutôt que celle du « Hollandais volant », à laquelle on se réfère systématiquement.
50 « Mein Schiff segelt über das wilde Meer », « ich hin hinausgefahren auf das Meer ».
51 « Du kränkst mich doch so schwer », « wie schändlich du gehandelt ». Tonalités qui rappellent par exemple Heimkehr LXXVI : « Aller Welt will ich es klagen/ Daß du mich so schlecht behandelt » [Retour LXXVI : « Au monde entier, j’irai me plaindre/ De toi, qui m’as si mal traité »].
52 « Ein Trübes, langweil’ges Geschäft, / und nutzlos, wie mein eignes Leben » [Morne besogne d’insipide ennui/Et vaine, comme ma propre vie].
53 Pour reprendre une formule de Benn (Reisen).
54 Dans sa lettre du 7 juin 1826 à Wilhelm Müller, Heine faisait miroiter « welche neue Töne ich anschlage und in welchen neuen Weisen ich mich ergehe » [les nouveaux chants que j’entonne et les nouveaux airs auxquels je m’adonne]. Cf. Norbert Altenhofer, « Ästhetik des Arrangements - Zu Heines„ Buch der Lieder“ », in : Text+Kritik 18/19 Heinrich Heine, 1982, p. 28.
55 « Am blassen Meeresstrande / Saß ich gedankenbekümmert und einsam » (Abenddämmerung).
56 « [ich] nehme [...] viel Naturanschauung in mich auf », 28/7/1826 (B, t. I, p. 652).
57 « Hab immer das Meer so lieb gehabt ».
58 « Fürchte dich nicht, Poetlein ! / Ich will nicht im gringsten gefährden / Dein armes Schiffchen, / [...]. Denn du, Poetlein, hast nie mich erzürnt... »
59 « Wie ein Tollhaus von Tönen », Sturm, Nordsee I.
60 « Ihr Brüder, wenn ich sterbe / Versenkt mich in das Meer ».
61 « Es träumte mir von einer weiten Heide, / Weil überdeckt von stillem, weißem Schnee, / Und unterm weißen Schnee lag ich begraben / Und schlief den einsam kalten Todesschlaf. // Doch droben aus dem dunkeln Himmel schauten / Herunter auf mein Grab die Sternenaugen, ... » [J’ai rêvé d’une lande, étendue vaste et blanche / Recouverte de neige et de vaste silence/Enseveli, gisant, sous cette neige blanche/Je dormais, solitaire, un froid sommeil de mort.//Et de là-haut, dans l’obscur firmament, / Les beaux yeux étoilés regardaient mon tombeau....].
62 « Und Himmel und Meer und mein eigenes Herz / Ertönten im Nachhall / Sie liebt ihn ! sie liebt ihn ! »
63 « Ach, mein Herz gleicht dieser Wildnis », dit l’avant-dernier poème (Neuer Frühling XLIII).
64 « Ich aber lieb euch all / Rose, Schmetterling, Sonnenstrahl. / Abendstern und Nachtigall ».
65 « Doch Lieder und Sterne und Blümelein, / Und Äuglein und Mondglanz und Sonnenschein, / Wie sehr das Zeug auch gefällt, / So macht’s doch noch lang keine Welt » (Junge Leiden XX).
66 Reisebilder, III (B, t. II, p. 405).
67 « [...] Daß all mein Wort und Lied aus einer großen, gottfreudigen Frühlingsidee emporblühte, die wo nicht besser, doch wenigstens ebenso respektabel ist, wie jene triste, modrige Aschermittwochsidee, die unser schönes Europa trübselig entblumt. »
68 « [Ich] will mich wieder ruhig zurückschleichen in das Land der Poesie » (B, t. III, p. 9 et 11).
69 « Du sagst mir heimlich ein leises Wort, / Und gibst mir den Strauß von Zypressen./ Ich wache auf, und der Strauß ist fort, / Und das Wort hab ich vergessen » (Intermezzo LVI).
70 « Sag nicht, daß du mich liebst ! / Und küsse nur und schweige » (XXX).
71 « Die Worte und die Küsse / Sind wunderbar vermischt ».
72 « Die schwatzenden Buhlen, die werden stumm, / Sie weinen und wissen selbst nicht warum » (Tragödie III).
73 « Wohl begriff ich jetzt, daß die Sterne keine liebende mitfühlende Wesen sind, sondern nur glänzende Täuschungen der Nacht, ewige Trugbilder in einem erträumten Himmel, goldene Lügen im dunklenblauen Nichts » (B, t. I, p. 518).
74 Cf. Karl-Heinz Fingerhut, Standortbestimmungen. Vier Untersuchungen zu Heinrich Heine, Heidenheim, Heidenheimer Verlagsanstalt, 1971, p. 31-32.
75 « Ich zweifle auch, ob sie empfindet, / Die Nachtigall, das was sie singt ; / Sie übertreibt und schluchzt und wittert / Nur aus Routine, wie mich dünkt » (« Entartung », Zeitgedichte VIII).
76 « Die Wahrheit schwindet von der Erde » (ibid.).
77 « Schöne Nachtigallenwelt ! / Wo man statt des wahren Gottes / Nur den falschen Gott der Liebe / Und der Musen angebeten » (Jehuda ben Halevy II). Cf.K.-H. Fingerhut, op. cit., p. 34. Citation empruntée à la traduction d’Isabelle Kalinowski.
78 B VI/I, p. 447.
79 « Dieses Selbstbewusstsein der Freiheit in der Kunst offenbart sich ganz besonders durch die Behandlung, durch die Form, in keinem Falle durch den Stoff » [Cette conscience de soi de la liberté dans l’art se manifeste tout particulièrement dans le traitement, dans la forme et en aucun cas dans la matière] Lutezia II, LV (B, t. V, p. 438).
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