Lire les poètes
p. 13-15
Texte intégral
1En centrant son activité de professeur et de chercheur sur le lyrisme de langue allemande, Rémy Colombat a très tôt, et résolument, opté pour une perspective générique. Un tel choix n’allait pas de soi. La pratique universitaire française privilégiait en effet de longue date une période (un siècle), un mouvement (une école), plus fréquemment encore un auteur. Donner la préférence à un mode d’écriture a pu surprendre, maintenir ce cap avec une totale constance intriguer.
2Autre écart (mais non sans parentés avec le précédent) : la curiosité exégétique de Rémy Colombat allait aux textes, sans préalables d’histoire littéraire ni déterminismes biographiques. Les poèmes, lus à la loupe, étaient sa première et unique matière. C’est à travers eux que prenaient corps ces débats sur la nature de la modernité, élevée par Hugo Friedrich dans sa Structure du lyrisme moderne au rang de paradigme des relations littéraires entre la France et l’Allemagne. C’est là que se découvraient au cas par cas, dans l’interaction des œuvres et des présupposés théoriques le jeu des images, la présence d’un « moi lyrique » confronté au « moi empirique », l’expression esthétique de la situation existentielle de l’artiste. Précision supplémentaire indispensable : à la différence de ce que certains (et non des moindres assurément) se plaisaient à proclamer, Rémy Colombat n’a jamais cru que l’auteur pût (ou même dut !) disparaître - le retour foucaldien au « souci de soi » devait lui donner raison. Avec lui, le « sujet » ne cessa jamais d’être littéralement « à l’œuvre ».
3C’est que, à ses yeux, la véritable interrogation portait fondamentalement sur les formes de présence de l’artiste dans le poème en tant que poète dans le rapport essentiel qu’il entretenait avec le verbe et le monde. Ainsi Rimbaud : l’impitoyable censeur de « la vieillerie poétique » dont le « Voyant » détectait la survivance jusque dans son œuvre précoce, habite encore les Illuminations - on n’en comprend que mieux les railleries qu’il adresse à l’« exécrable » Musset et sa dénonciation d’une « poésie subjective » jugée « horriblement fadasse ». Heine illustre à merveille le statut du poète « entre les époques ». Le « romantique défroqué », comme il s’est défini lui-même, est vu dans cet éclairage. Au-delà de la classification « en écoles » qui n’édicte des règles que pour énoncer des exceptions, le discours critique redonne aux textes leur véritable portée littéraire. Plus généralement, Orphée, sous l’invocation de qui, à partir de Rilke, se place ce voyage à travers des œuvres magistrales des XIXe et XXe siècles, est toujours le même et toujours différent. Interpréter, c’est donc chercher à saisir au mieux la métamorphose. Le terme d’« avatars », donné comme titre à ce recueil d’essais, en ce qu’il inclut en son sens premier une explicite relation à la forme, exprime la même conviction.
4Le germaniste français qu’était Rémy Colombat tenait la part linguistique et culturelle première de sa formation pour consubstantielle à sa recherche. Il avait bien conscience, ce faisant, de se démarquer de ses confrères allemands qui, non seulement (depuis Julius Petersen) rejetaient toute « comparaison » à la différence des grands romanistes de la première moitié du XIXe siècle, mais postulaient aussi un développement purement national des lettres outre-Rhin. Ce n’est donc en rien un hasard si le premier article de Rémy Colombat repris ici est consacré à Hugo Friedrich. Mais ce n’en est pas un non plus si ce texte riche s’attache à ce qui est qualifié d’« incertitudes » : l’écart justifie d’autres manières de lire la poésie et légitime d’autres préférences.
5C’est bien par un choix personnel délibéré que l’attention se porte sur Heine, Rilke, Trakl, Celan. Tous, effectivement, se caractérisent par une implication créative intense dans le lyrisme des deux pays. Nulle raison dès lors de s’étonner que Rémy Colombat ait été conduit à mettre en doute les jugements hâtifs, les rapprochements rapides, voire arbitraires, ou les assimilations abusives décelables dans l’historiographie littéraire allemande. Le cas du « symbolisme » (et du « post-symbolisme ») tout comme le rapprochement entre ces notions et l’expressionisme allemand s’est affirmé et demeure un point fort de ces enquêtes. Aux yeux de Rémy Colombat, Rimbaud, Mallarmé, Valéry n’ont pas été des « modèles » induisant une sorte de dépendance dévalorisante pour ceux qui, outre-Rhin, les lisaient, les fréquentaient, les traduisaient. Mais inversement, Rilke, Trakl, Celan n’ont jamais pratiqué un usage purement superficiel et anecdotique de leurs avancées. Ils n’ont pas été les banals déclencheurs d’une autonomie réaffirmée dans l’indifférence. La notion d’« avatars » fait sans doute que s’affaiblit jusqu’à l’obsolescence l’idée d’influence, mais c’est pour d’autant mieux valoriser la trace (la « contamination ») mesurée par l’altérité recherchée.
6On l’a constaté : Rémy Colombat n’hésite pas à prendre position, par endroits même de manière tranchante. Pourtant, comment ne pas percevoir, derrière la densité du propos, un mouvement interprétatif foncièrement tributaire de la nuance, du choix du mot juste, de l’approche prudemment formulée ? Le retour fréquent à des termes tels que « remarques » ou « observations », témoignent de l’association de la sensibilité et du jugement, de l’ambition et de la modestie. L’exégète est à tout moment soucieux de se déprendre de l’usage intempérant d’un discours autoritaire sur la poésie, les poèmes et les poètes.
7Cela dit, écarter une taxinomie préalable à la critique ne revient pas à ignorer les moments et les lieux où la modernité se pense comme telle dans la nouvelle conception qu’elle promeut de l’ordre de l’œuvre d’art. Rémy Colombat part ainsi de Hölderlin, restitué à la conscience des Allemands dans un geste fondateur par Norbert von Hellingrath, alors jeune membre du Cercle de Stefan George. La modernité n’est pas pour autant l’objet d’un récit. Elle vient « à son heure », certes, mais dévoile sa nature intrinsèque à travers des moments qui rendent perceptibles son essence variable. On peut regretter que ces travaux tiennent à l’écart l’hôte assidu des mardis parisiens de l’auteur d’Hérodiade ou de La Chute d’Igitur. Il n’y a pas là ostracisme de la part de Rémy Colombat, mais conséquence directe d’une réticence marquée et durable envers l’exhaustivité. Rien ne lui était plus extérieur en vérité que l’idée d’un déroulement allant comme nécessairement vers son accomplissement. Conséquence qui s’impose vigoureusement : dans un tel cadre, l’hermétisme ne pouvait être donné pour l’expression aboutie du « Dichten von der Sprache her », pas plus que, dans l’art pictural, W. Spies l’a montré, l’abstraction n’a été le terme unique et inéluctable d’un renoncement aux conventions pluriséculaires propres à l’espace, à la figure et à la couleur. Rémy Colombat, dont les élèves furent nombreux, ne s’est à aucun moment voulu initiateur d’une quelconque école herméneutique. Son legs est tout entier dans ce qu’il a exprimé à travers son enseignement et ses travaux. Nous invitons les lecteurs à (re)trouver dans les pages qui suivent le style qui était le sien, l’écho de sa parole vive.
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