Conclusion générale
p. 349-359
Texte intégral
1Globalement, les contours de la fonction d’entraîneur sont définis depuis les années 1940 et n’ont pas varié depuis. Ils ont simplement été précisés et complétés au cours des années. De surcroît, à partir des années 1980, la logique de compétence qui se développe dans les organisations du travail et dont l’un des corollaires est le travail en équipe (C. Dubar, 2001), a conduit les entraîneurs professionnels à s’entourer d’un véritable staff au sein même du club et, de ce fait, à ne plus être seuls à endosser la responsabilité théorique de la rentabilité de l’équipe professionnelle. C’est là un des changements majeurs liés à la fonction d’entraîneur : sans abandonner son rôle de leader vis-à-vis de ses joueurs, l’entraîneur devient également le leader de toute une équipe technique, économique et médicale qui conditionne l’avenir à court terme du club. De la condition d’homme isolé, des années 1930 aux années 1970, on est passé à celle de leader de son staff à partir des années 1980. À l’image de l’évolution du monde du travail, le métier d’entraîneur s’est modifié en interne en fonction du progrès technique et des modes d’organisation. Le travail effectivement change radicalement, dans le sens du passage du secondaire au tertiaire (C. Lemoine, 2003). Pour l’entraîneur, à partir des années 1980, les heures consacrées à diriger l’entraînement seul sur le terrain sont moins nombreuses que lors des périodes précédentes et leur proportion s’amenuise au profit de charges plus bureaucratiques passées en communication, en concertation, en élaboration, en programmation. D’autre part, à partir des années 1990, des facteurs conjoncturels et structurels s’entrecroisent pour inciter l’entraîneur à accroître son temps de présence dans les locaux du club. Ils sont connectés à la montée de l’individualisme, la compression des rythmes de travail et de productivité à tous les échelons de la société moderne en application de « la culture du plus vite et du toujours plus vite : plus de rentabilité, plus de performance, plus de flexibilité » (G. Lipovetsky, S. Charles, 2004). Ces impératifs ont des retentissements sur tous les secteurs de l’activité économique, mais également culturelle, dont le football est l’un des fleurons. Or, en raison de sa position à l’interface des joueurs, des dirigeants, des supporters et de son propre staff, l’entraîneur est la première victime de cette nouvelle donne. En effet, l’urgence et l’action immédiate lui sont imposées de l’extérieur alors que paradoxalement il est naturellement et historiquement incliné vers des valeurs de formation et de stratégies à long terme, qu’il ne peut plus guère cultiver. Sous de nombreux aspects, l’entraîneur professionnel de football présente des points communs avec les cadres supérieurs et plus particulièrement les cadres de haut niveau. Les cadres au travail sont définis comme « ceux qui ne comptent pas leurs heures » (O. Cousin, 2004) et subissent de très fortes pressions (V. Delteil, E. Genin, 2004), fondées sur les notions d’implication de soi et de prise de risques. Ces critères s’appliquent parfaitement à la situation des entraîneurs professionnels, mobilisés par les contraintes inhérentes à leur emploi sur leur lieu de travail, que ce soit vérifié sur le temps court de la journée ou sur le temps plus long de la saison de football. De ce fait, la pression devient telle que l’entraîneur des années 2000 en est conduit à envisager certaines issues, comme tout cadre de haut niveau. Il peut par exemple songer à une mobilité accrue qui permet d’envisager une « carrière sans frontière » (F. Dany, L. Rouban, 2004). Mais les possibilités ne sont pas légion pour les entraîneurs, bien que certaines destinations comme l’Afrique ou les Émirats arabes unis offrent depuis les années 1990 des perspectives potentielles. En tout état de cause, l’inactivité prolongée est à proscrire absolument, dans la mesure où attendre des propositions est impossible à long terme car « l’individu n’a que rarement les moyens de s’assurer de façon certaine de son maintien dans la liste des cadres à haut potentiel » (C. Falcoz, 2001). Si quelques entraîneurs s’octroient parfois le luxe d’un congé sabbatique d’une année ou de quelques mois, ils ne peuvent se permettre de prolonger cette période trop longtemps, au risque de se voir oublier des meilleurs clubs.
2En résumé, de très nombreuses similarités montrent que l’entraîneur professionnel de football peut être assimilé à un cadre à haut potentiel : la quantité de travail fournie, l’obsession de la tâche, les perspectives de carrière, la mobilité, la pression incessante subie. On peut même mentionner les salaires, sachant que la rémunération est le prix de la disponibilité au quotidien qui conduit à s’investir fortement dans le travail (F. Berton, M. Lallement, 2004). Les entraîneurs professionnels de football remplissent à nouveau parfaitement dans ces critères. On peut donc considérer que depuis les années 1990, comme les cadres à haut potentiel, ils exercent un « métier impossible » (F. Mispelbloom-Beyer, 2006). En effet, encadrer engendre de l’incertitude sur tous les plans. Sur le plan intellectuel, l’entraîneur ne peut jamais être sûr de la justesse d’une analyse, de la réaction d’un subordonné. Sur le plan politique, il n’est jamais certain de ses alliances, de ses soutiens. Sur le plan stratégique, il ne peut jamais garantir l’effet de telle ou telle décision. Enfin, sur le plan personnel, à force de se livrer à une tâche harassante, il ne peut jamais prévoir de façon assurée ses propres capacités de résistance, sa capacité à maîtriser ses nerfs et à subir sans stress excessif des impondérables sur lesquels il a rarement prise. Les exemples de Gérard Houllier, victime d’un accident cardiaque en octobre 2001 en tant que manager de Liverpool, ou de l’entraîneur d’Auxerre Guy Roux, obligé de subir un double pontage coronarien en novembre de la même année, rappellent que pression et incertitude soumettent les entraîneurs à de rudes charges psychophysiologiques. De surcroît, la relation aux joueurs a connu une nette évolution depuis les années 1980. Si sous de nombreux aspects il était possible de comparer l’entraîneur à un ingénieur ou un contremaître dans les années 1930 à 1960, néanmoins il restait difficile de comparer les rapports que l’entraîneur entretenait avec ses joueurs à ceux que l’ingénieur entretenait avec les ouvriers. En effet, l’ingénieur pouvait se targuer de percevoir un salaire bien supérieur à celui des ouvriers, alors que dans chaque équipe plusieurs joueurs gagnaient bien mieux leur vie que l’entraîneur. Cette singularité contribuait à complexifier la situation de l’entraîneur, qui bénéficiait d’une autorité institutionnelle mais pas d’une supériorité financière, rendant parfois les rapports ambigus. Depuis le recours à l’entraîneur dans le football professionnel, il est arrivé parfois que des joueurs contestent son autorité, ce qui pouvait aboutir à son renvoi. Mais en général la situation se réglait au sein du club sans connaître une diffusion tapageuse à l’extérieur. Depuis les années 2000, un évènement a créé un précédent. Mickaêl Landreau, gardien de but et capitaine du FC Nantes, s’est sciemment servi de la presse lors de la trêve hivernale pour accuser, dans les colonnes de France Football1, son président mais surtout son entraîneur Loïc Amisse, principal responsable à ses yeux de la mauvaise passe dans laquelle se trouvait le club. Cette accusation fait alors grand bruit dans le landerneau du football français, d’autant qu’elle est relayée par les télévisions. Elle aboutit à une rébellion de tous les joueurs nantais contre l’entraîneur à la reprise en janvier 2005, puis au renvoi de Loïc Amisse. « Landreau divise le Football Français »2 titre France Football. Quelques-uns des représentants des principales instances du football professionnel sont interrogés sur ce sujet par les journalistes. Philippe Piat, président de l’UNFP, ainsi que certains joueurs, approuvent l’attitude de Landreau, même si d’autres footballeurs restent circonspects. Pierre Repellini, directeur de l’UNECATEF, le président de Bordeaux Jean-Louis Triaud, l’entraîneur et président de l’UNECATEF Joël Muller, l’entraîneur du Paris SG Vahid Halilhodzic, celui d’Ajaccio Rolland Courbis, désapprouvent l’attitude du joueur nantais, certains de manière véhémente. Ce qui peut apparaître comme un fait divers insignifiant est en réalité une rupture. Jusqu’en 2005, il arrivait parfois que des entraîneurs soient contestés par l’ensemble des joueurs d’une équipe. En plus d’être rares, ces conflits se réglaient en interne et lorsqu’ils étaient portés à la connaissance du public, le problème était déjà résolu par le club. Depuis cette accusation portée par Mickael Landreau, une brèche supplémentaire s’est ouverte pour contester l’autorité des entraîneurs. Dorénavant, les joueurs savent qu’ils peuvent s’exprimer dans les médias pour porter atteinte à l’autorité de celui qui les dirige et rendre publics leurs griefs. Cette nouvelle composante s’ajoute à la complexité des relations qui caractérisent la tâche des entraîneurs et leur fait subir, comme nous le soulignions, davantage d’incertitude et donc davantage de stress et de pression. On peut se demander jusqu’à quel point le métier d’entraîneur professionnel n’a pas été précurseur et annonciateur de nombreux bouleversements liés au groupe des cadres supérieurs depuis les années 1980. En effet, même lors de la période dorée des cadres, qui dure jusqu’au début des années 1970, les entraîneurs français subissent déjà toutes les contraintes, les sources d’instabilité et de pression qui vont se développer de plus en plus dans le monde du travail pour cette catégorie socioprofessionnelle.
3Pour tenter de résister à ces contraintes croissantes, les entraîneurs ont tout intérêt à s’entraider entre pairs. C’est essentiellement le stage national d’entraîneur, mis en place en 1941 et sanctionné par un examen qui délivre un diplôme à partir de 1942, qui témoigne d’un pas en avant remarquable dans la constitution de la profession d’entraîneur, parce qu’il permet d’établir une identité professionnelle forte. « Les identités professionnelles sont des manières socialement reconnues, pour les individus, de s’identifier les uns les autres, dans le champ du travail et de l’emploi » (C. Dubar, 2001). Obtenir le diplôme d’entraîneur de football et notamment le degré d’instructeur, c’est donc à la fois être en mesure de postuler de manière prioritaire dans la recherche d’un emploi relatif à l’entraînement professionnel en football, être reconnu par ses pairs, mais également savoir que d’autres collègues occupent des positions similaires dans l’espace du travail. Bien davantage encore, les qualifications juridiques (ici le diplôme) se traduisent par l’existence d’un lien, qui unit tous ceux qui se reconnaissent une même qualification juridique et qui crée un réel sentiment d’appartenance qui « s’identifie absolument avec le lien de fraternité » (A. Supiot, 2002). Celui-ci est d’autant plus fort qu’il est réservé à un nombre restreint de lauréats. Si les joueurs professionnels sont en comparaison relativement nombreux à exercer leur métier3, le diplôme d’entraîneur-instructeur compte peu d’élus chaque année4. Mais ce qui est prépondérant dans le stage national, c’est l’adéquation de ses contenus de formation avec les exigences requises par la pratique professionnelle sur le terrain.
On ne prétend pas, à Reims, former des joueurs de football. On y modèle des professeurs de football. Ce n’est pas la même chose. Il n’est pas permis à un maître d’ignorer quelque chose de sa profession5.
4Le sentiment d’appartenance, non plus à la catégorie des joueurs mais à celle des éducateurs, est rapidement renforcé par la création d’une Amicale des entraîneurs en 1947. Si l’on s’en réfère aux différentes théories de la sociologie des professions, le stage national créé en 1942 et l’Amicale née en 1947 consacrent conjointement la naissance d’une véritable profession : l’unité de la profession d’entraîneur est liée à sa spécificité, aux conditions de délivrance de son mandat, à l’accès réservé aux membres qui remplissent des conditions très précises. Cette unité est préservée par un esprit de corps et garantie par ses représentants les plus en vue, qui sont tout d’abord Gabriel Hanot dans les années 1950, puis Georges Boulogne à partir de 1956.
Ainsi, toute profession tend à se constituer en groupe de pairs avec son code informel, ses règles de sélection, ses intérêts et son langage communs et à sécréter des stéréotypes professionnels excluant, de fait, ceux qui n’y correspondent pas6.
5C’est bien des années 1940 que l’on peut dater l’identification d’une véritable profession d’entraîneur de football. Elle se caractérise aussi par la continuité du recours aux entraîneurs d’origine française que l’Occupation avait imposée par défaut dès 1940.
6La création de l’UNECATEF en 1977, qui se substitue à l’Amicale pour traiter des problèmes qui concernent spécifiquement les entraîneurs professionnels à l’exclusion du monde amateur en est l’une des étapes de la construction identitaire. Mais davantage que le changement de structure destinée à assurer leur protection, c’est dans la rupture au sein même de l’UNECATEF, orchestrée à partir de 2001 par une nouvelle équipe dirigeante, que se remobilise la profession, face aux évolutions sociales, mais surtout économiques du football professionnel en général. Les actions concrètes de protection, de défense, de formation continue, ont alors contribué à renforcer cet esprit de corps qui caractérise les professions. La mise en place du DEPF en 1991 a contribué à « fermer la porte aux étrangers » (C. Delporte, 1999), en d’autres termes à évincer d’autres spécialistes qui, par l’entremise du BEES 3 acquis dans une autre discipline sportive, auraient pu s’immiscer dans l’entraînement professionnel en football sans avoir par ailleurs été eux-mêmes des pratiquants du ballon rond. Mais les acquis principaux du nouveau diplôme résident dans son adéquation aux situations concrètes de terrain, dans la prise en compte de l’évolution du professionnalisme qui nécessite dorénavant de maîtriser les langues étrangères, les techniques de communication, les variables tactiques. De surcroît, ils s’accompagnent d’une primauté toujours plus affirmée de la formation continue, selon le postulat que la sélection par les compétences « crée une exigence supplémentaire pour le salarié, celle d’être responsable de sa productivité, et finalement, de son emploi » (P. Carré, 2005). Si cette prise en compte de la formation continue s’impose avec insistance, elle ne constitue pas pour autant une rupture avec les années antérieures, puisque dès la fin des années 1940, les instructeurs nationaux convoquaient les entraîneurs professionnels à des réunions d’information au siège de la FFF. Du début des années 1960 jusqu’au début des années 1980, sous l’égide de Georges Boulogne, se déroulait plusieurs fois par an le même type de rassemblement réservé aux entraîneurs de l’élite, auxquels s’adjoignaient parfois les entraîneurs de Division 2. Mais, depuis la création du DEPF, les recyclages ont été rendus obligatoires et conditionnent donc la validité du diplôme. L’évolution de la profession d’entraîneur depuis les années 1990 s’inscrit dans une évolution du travail en termes de professionnalisation, c’est-à-dire de spécialisation des services permettant d’accroître la satisfaction d’une clientèle et de création d’organisations professionnelles pour définir et contrôler les « codes d’éthique et de déontologie professionnelle » (C. Dubar, 1996), ce qui permet d’accroître le prestige du métier. Elle est plus que jamais indissociable d’une formation spécifique permettant l’acquisition d’une véritable culture professionnelle. Quelle que soit la théorie que l’on examine, quelle que soit la définition que l’on adopte, la visibilité sociale du groupe des entraîneurs est acquise. En effet, même si Claude Dubar écrit en 2003 préférer la dénomination de « groupe professionnel » à celle de profession, la communauté des entraîneurs répond bien à sa définition :
7J’appelle « groupe professionnel » un ensemble flou, segmenté, en constante évolution, regroupant des personnes exerçant une activité ayant le même nom, doté d’une visibilité sociale et d’une légitimité politique suffisantes, sur une période significative.
8On peut entendre que ces derniers critères sont tous respectés, et que si l’on s’en tient au sens choisi par Dubar, celui de groupe de personnes faisant le même métier, cela « suppose l’existence d’un nom de métier reconnu, partagé, ayant une valeur symbolique forte » (C. Dubar, 2003). La profession d’entraîneur professionnel de football s’est établie sur la durée, forte de plus de soixante-cinq années d’épreuves surmontées. Elle a résisté à la stagnation du professionnalisme, à sa mise en accusation et aux doutes émis quant à sa propre utilité dans les années 1960. Elle a également acquis une valeur symbolique forte, perceptible à chaque match officiel, alors que chaque supporter, lecteur, spectateur ou téléspectateur s’ingénie à commenter la composition de l’équipe choisie par l’entraîneur et à la reformuler à sa manière. Elle se définit par la pratique de l’entre-soi, qui n’est pas perceptible dans les années 1930, en raison des provenances très différentes des différents hommes qui officient dans les équipes professionnelles et du manque de références communes, qui n’est pas comblé par des instituts ou des formations propices à forger une appartenance communautaire. Cependant, à partir des années 1940, cet entre-soi, pensé, voulu et initié par Gabriel Hanot et ses compagnons, se manifeste lors des rencontres officielles mais surtout à travers les deux institutions incontournables que sont l’Amicale puis le syndicat, et la formation initiale. Toutes deux instaurent cohérence et cohésion sociale (P. Charrier, 2004). C’est à travers ces deux entités institutionnalisées que s’identifient les entraîneurs de football, non seulement entre eux parce qu’elles leur permettent de se reconnaître entre pairs, mais aussi vis-à-vis de l’extérieur parce que leurs caractéristiques communes influencent la perception qu’en ont les autres familles du football ainsi que l’opinion.
9La cohésion sociale est affirmée, parce que beaucoup d’entre eux ont effectué le même parcours professionnel et partagé les mêmes valeurs au sein de la famille du football. Mais certaines crises, comme celle des années 1960 qui questionnait l’efficacité des entraîneurs, ont pu menacer la cohésion de cette profession, qui pas plus que toute autre, n’est à l’abri des querelles de pouvoir. Cependant, on peut affirmer que ses fondements et ses fondations se sont, depuis les années 1940, révélés assez solides pour garantir à la profession une unité qui n’a rien de façade. Les caractéristiques de l’identité et celles de la fonction d’entraîneur de football s’entremêlent donc constamment. Mais chaque famille du football professionnel (entraîneurs, joueurs, dirigeants, supporters, médias) a une représentation particulière de la profession d’entraîneur, qui affecte l’identification de chaque technicien à sa profession. Parce que le football est devenu un « fait social total »7, les entraîneurs sont surexposés médiatiquement, tout comme leurs meilleurs joueurs. Mais la règle générale, qui délègue quasi exclusivement aux entraîneurs l’imputation en responsabilité des résultats d’une équipe, ne s’est pas démentie depuis les années 1930. La surmédiatisation du football conduit donc à une inflation des évènements depuis les années 1990, qui s’inscrit dans la recherche perpétuelle de l’évènement (P. Nora, 1974). Entraîneurs et joueurs en sont parfois les cibles, les victimes ou les acteurs. Pour les premiers, qui sont parfois les porte-parole des seconds lorsqu’il s’agit d’aborder le versant compétitif qui les unit au sein du même club, la connaissance des médias et la maîtrise de la communication sont donc devenues des compétences fondamentales à acquérir pour exercer leur profession.
10Même si la période de l’entre-deux-guerres est celle des balbutiements, des expérimentations et des croyances, elle consacre la primauté de l’entraînement physique sur les autres composantes. Jusque dans les années 1970, cette prédominance ne se dément pas, mais elle est désormais justifiée par des cautions diverses, qui mêlent rationalité empirique et rationalité scientifique. Ce sont surtout les sciences biologiques qui sont questionnées pour justifier le versant athlétique de l’entraînement en football. Cette référence est aussi un moyen employé par les entraîneurs, sous l’égide de l’Amicale, pour prouver leur activité et leur dynamisme dans le cadre d’une formation continue qu’ils prennent eux-mêmes en main. Les versants techniques et tactiques de l’entraînement évoluent également, sous la pression conjuguée des transformations du jeu et des innovations humaines. Le football devient un jeu de plus en plus rapide et il soumet les joueurs à une pression temporelle plus accentuée : de ce fait, l’entraînement technique sollicite l’utilisation de nouvelles surfaces corporelles qui doivent permettre de répondre à ces contraintes. L’entraînement tactique, s’il garde le même statut, change petit à petit d’aspect : dispensé jusqu’alors essentiellement sous forme de conseils et de séances théoriques au tableau noir, il commence à partir des années 1960 à s’exécuter physiquement sur le terrain, sous la forme de situations de jeux réduits et de mises en place formelles. Les évolutions ponctuelles relatives à ce versant tactique sont en règle générale inspirées par ce qui se pratique dans les meilleures sélections nationales et les meilleures équipes européennes, dont le style et le système de jeu sont décortiqués par les experts lors de chaque compétition internationale. La période qui s’étend des années 1970 à nos jours perpétue les tendances amorcées jusque-là. La différence essentielle par rapport aux périodes antérieures réside dans le fait que les entraîneurs sont mieux formés dans la détection et la remédiation des problèmes, ainsi que dans l’intervention experte sous pression, en situation d’urgence. Ils sont davantage capables d’expliquer et de justifier la cohérence de leurs choix. Ils ont également, depuis la fin des années 1980, la possibilité de s’appuyer sur des spécialistes de la préparation physique, ou sur des adjoints qui possèdent le même diplôme qu’eux et ont donc bénéficié d’une formation aussi solide que la leur. De ce fait, l’évolution de l’entraînement en football depuis la fin des années 1990 va dans le sens d’une plus grande individualisation des contenus, mais également de l’intégration des versants. L’entraînement intégré consiste à mêler plusieurs aspects, sans en privilégier aucun : travailler le versant technique et le versant physique ensemble, voire les versants technique, tactique, technique et mental de manière associée. Ce procédé réclame une plus grande mobilisation des ressources des joueurs ainsi que son optimisation, mais requiert également plus d’efforts de la part des entraîneurs dans la conception de l’entraînement. Davantage que lors des périodes antérieures, la problématique de l’entraînement exige des choix clairs et concrets, mais également des remises en cause permanentes liées à l’évolution des savoirs et des références scientifiques. Mais en tout état de cause, l’intime conviction de l’entraîneur le pousse toujours à effectuer des choix : ceux-ci se réalisent encore et toujours en fonction du passé (l’expérience), du présent (les connaissances en l’état) et de l’avenir (les objectifs et les innovations). De ce fait, la conception de l’entraînement mêle encore de nos jours procédures empiriques et justifications scientifiques. Simplement, le milieu professionnel de l’entraînement en football est devenu beaucoup moins imperméable aux secondes. Les productions techniques issues de l’entraînement en football, « historiquement signifiantes », (L. Robène, 2006) sont donc soumises à des influences de nature très diverses et s’inscrivent dans un processus ou agissent des « reconfigurations permanentes », et participent de « l’ethos de la virtuosité » (N. Dodier, 1995). Il est indéniable que les entraîneurs y participent de façon de plus en plus experte.
11Il nous reste, au terme de notre travail, à souligner une réelle difficulté : celle qui subsistera toujours et consiste à tenter d’associer sous la même dénomination des hommes aussi différents que Guy Roux ou Rolland Courbis, Albert Batteux ou Georges Boulogne, Arsène Wenger ou Luis Fernandez. Le danger de généralisation abusive est grand lorsqu’il s’agit de regrouper sous le même vocable un groupe professionnel composé d’hommes dont les idées, les méthodes, les cheminements et les ambitions divergent parfois complètement. A. Prost souligne la difficulté à désigner des « entités collectives », à « subsumer un ensemble d’individus concrets et de figurer dans le discours de l’historien comme des singuliers pluriels, des acteurs collectifs » (A. Prost, 1996). Il nous est appartenu, lorsque le cas se produisait, de distinguer les actions ou les volitions divergentes au sein des groupes étudiés. Cependant il faut souligner la part prépondérante prise par les hommes, les pratiquants de terrain, et parfois pas forcément les plus renommés ou ceux que l’histoire du football aura retenus. Il est impossible de mettre en lumière tous les entraîneurs de la même façon, et certaines carrières dignes d’éloges ne sont pas toujours suffisamment soulignées. De la même façon, si des hommes passent à la postérité pour des raisons assez incontestables, certains de leurs collègues en sont exclus alors qu’ils en auraient sans doute été dignes. Le peu de reconnaissance dont bénéficie Georges Boulogne dans la presse après sa retraite et jusqu’à sa mort8 est sans aucun doute lié au caractère entier de l’homme et à ses rapports conflictuels entretenus avec les médias tout au long de ses différents mandats officiels. Mais il existe sans aucun doute d’autres techniciens qui ont d’une manière ou d’une autre œuvré pour le football dans son ensemble et pour la profession d’entraîneur en particulier et dont l’histoire et les médias n’ont pas souligné les mérites. Ainsi, les témoignages d’acteurs majeurs (Just Fontaine, Robert Vergne, Robert Szczépaniak…) prouvent qu’un entraîneur comme Paul Frantz dans les années 1960 semble avoir apporté beaucoup plus à la cause des entraîneurs qu’il ne paraît de prime abord.
12L’étude de l’évolution de l’entraînement est davantage un moyen d’appréhender les difficultés liées à l’exécution de la tâche quotidienne. Si elle a surtout permis d’éclairer les contours de la fonction, elle a également permis de vérifier en quoi les débats autour de la liaison théorie-pratique et du débat scientifiques-praticiens sont pertinents et heuristiques. Enfin, l’étude de l’entraînement permet de montrer en quoi les méthodes et les contenus employés influencent les perceptions que le public peut avoir du football, et plus précisément des entraîneurs. Passer d’une absence d’entraînement à un entraînement existant, puis d’un entraînement mené en dilettante à un entraînement exécuté avec conviction, d’un entraînement en quantité insuffisante à un entraînement dosé en qualité et quantité, d’un entraînement qui néglige certaines composantes à un entraînement total et intégré constitue un processus complexe, ininterrompu et toujours inachevé dans lequel les entraîneurs modifient et construisent peu à peu leurs connaissances, leurs savoirs et leurs compétences, grâce à un va-et-vient incessant entre expérience, empirisme et emprunts scientifiques.
13Nous avons eu recours à des études biographiques et longitudinales, qui permettent de suivre les individus et groupes sur des périodes plus longues et d’introduire des dimensions subjectives pour « mieux comprendre les stratégies et identités professionnelles, les segmentations internes aux groupes et les phénomènes de mobilisation au travail » (C. Dubar, 2003). Nous avons utilisé des méthodes issues d’autres disciplines scientifiques et entremêlé plusieurs approches tout en effectuant systématiquement un retour à l’histoire puisque
les groupes professionnels […] sont des processus historiques de segmentation incessante, decompétitions entre segments, de « professionnalisation » de certains segments, de « déprofessionnalisation » d’autres segments, de restructuration périodique sous l’effet des mouvements du capital, des politiques des États et des actions collectives de ses membres (C. Dubar, 2003).
14Il est indubitable que l’histoire de la profession d’entraîneur connaîtra comme tout groupe professionnel des évolutions nouvelles. La complexité de l’exercice de la profession réside encore et toujours dans la prise en compte des interactions toujours variables entre l’environnement physique et humain, entre savoir et intuition, expérience et innovation, tradition et modernité, autonomie et dépendance, local et national, chance et travail, culture et société. Et poser conjointement l’histoire de l’entraînement en football et celle de la profession d’entraîneur en objet d’étude, c’est incontestablement s’inscrire dans une posture qui spécifie que « l’histoire culturelle est indissociablement sociale en ce qu’elle s’attache à ce qui différencie un groupe d’un autre » (A. Prost, 1997).
Notes de bas de page
1 France Football n° 3064, 28 décembre 2004.
2 France Football n° 3065 bis, 7 janvier 2005.
3 On dénombre déjà 878 licences professionnelles délivrées en France en 1938. Chiffres donnés par J.-L. Gay-Lescot, (1991).
4 Le nombre de lauréats ne dépasse pas 30 par session dans les années 1940, 15 dans les années 1950 et 7 des années 1960 à 1972.
5 A. Duchenne. Notes sur le stage national de Reims. France Football officiel n° 223, 27 juin 1950.
6 E. Hughes, cité par C. Dubar, 1996, opus cit., p. 138.
7 « Le football n’est pas seulement un jeu ; il constitue un fait social total. Car en l’analysant dans toutes ses composantes – ludiques, sociales, économiques, politiques, culturelles, technologiques –, on peut mieux déchiffrer nos sociétés contemporaines, mieux identifier les valeurs fondamentales, les contradictions qui façonnent notre monde. Et mieux les comprendre ». I. Ramonet. Un fait social total. Manière de voir n° 39, mai-juin 1998. Le Monde diplomatique. Football et passions politiques. p. 7.
8 L’Équipe du jeudi 26 août 1999 lui consacre à peine quelques colonnes (environ 1/8e de page) sous la plume de Didier Braun dans un article titré : « Boulogne, à la base de tout ». Didier Braun est considéré, y compris par les historiens, comme l’un des meilleurs analystes du jeu parmi les journalistes.
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