Chapitre 3. Reconnaissance et médiatisation : de l’anonymat à la reconnaissance médiatique
p. 155-174
Texte intégral
1Si la presse spécialisée des années 1930 faisait la part belle aux joueurs tout en n’accordant qu’une place très limitée aux entraîneurs, à partir des années 1940 et surtout 1950, cette profession est désormais reconnue. Les articles de journaux ne se contentent plus de mettre en avant les joueurs-vedettes, mais commentent, analysent, rendent compte d’entretiens qui évoquent le rôle et la fonction des entraîneurs professionnels.
1. L’identification médiatique : portraits, photographies et dithyrambes
2Ces hommages appuyés à des hommes qui, dix ans auparavant, étaient plus rarement mis en lumière, prennent de l’ampleur. Ainsi, c’est en une que l’hebdomadaire France Football1 titre : « Helenio Herrera est un grand homme ». L’entraîneur du Stade Français, reconnu pour ses qualités de chef et l’ascendant qu’il exerce sur ses hommes, rallie les commentaires élogieux. La période d’après-guerre est celle du redressement dans une France meurtrie, et le fait de souligner le caractère de meneurs d’hommes n’est pas surprenant. Le grand homme se prête à de multiples incarnations (J.-.N. Jeanneney, P. Joutard, 2003), même si Herrera ne peut prétendre à cette dénomination qu’à l’échelon du football français. D’autres éléments viennent alimenter cette mystique. Ainsi France-Football organise un référendum en juin 1947 et pour la première fois, les lecteurs sont invités à voter pour un technicien en répondant à la question : « Quel est le meilleur entraîneur français ? ». Les résultats sont les suivants :
Herrera s’est classé premier, totalisant 71,4 % des suffrages. L’entraîneur stadiste possède une autorité exceptionnelle sur ses hommes, qui le suivent… aveuglément. Il n’a sans doute pas son pareil pour « donner » le moral. Herrera est également un des entraîneurs français les plus évolués sur le plan tactique2.
3Les entraîneurs accèdent manifestement à une certaine notoriété. Au même titre que les joueurs vedette, ils commencent à être mis en lumière et le public est amené à émettre des jugements à leur propos. Herrera est un des premiers entraîneurs à communiquer avec les journalistes et à leur livrer ses recettes originales3, qui ne manquent pas d’attirer l’attention. Il peut être considéré comme le premier à employer réellement des notions de psychologie avec ses joueurs4. La presse sportive lui attribue la paternité d’une nouvelle méthode de jeu, le béton5. De ce fait, l’exposition dont il bénéficie et l’image de novation et de dynamisme qu’il véhicule contribuent au choix du public.
4Il faut relever que les critères des journalistes n’accordent qu’une importance secondaire aux résultats obtenus par les entraîneurs. Certes, Herrera a obtenu des succès, mais aucun titre significatif en Division 1 ou en Coupe de France6. La propension à définir des catégories s’est déjà révélée dans la presse peu de temps auparavant. Les qualités principales des entraîneurs sont disséquées, et leurs caractéristiques analysées, parfois de façon pragmatique, avec des discours qui tentent de n’emprunter ni à la mythologie, ni à la magie, ni à la religion.
Certains d’entre eux sont avant tout des techniciens. Ils s’attachent à la méthode, à la condition physique, à la logique du football. Exemple : Georges Berry, entraîneur de Lille […]. Par contre, il existe une catégorie d’entraîneurs qui savent communiquer l’enthousiasme à leurs poulains… Mattler à Sochaux […]. Nous avons aussi des entraîneurs qui ont à lutter contre le tempérament de leur équipe et aussi profiter de leurs aptitudes particulières. C’est le plus difficile. Paul Wartel. Nous conservons enfin une quatrième catégorie d’entraîneurs : ceux qui, en dehors de toute considération de valeur personnelle, subissent l’influence du milieu dans lequel ils opèrent et l’ascendant du passé du club- Paul Baron, au Racing, Delfour au Red-Star7.
5Bien entendu, chacun des paramètres employés pour cette catégorisation ne saurait à lui seul constituer l’unique trait propre à caractériser les différents entraîneurs. Certains entraîneurs semblent pouvoir asseoir leurs compétences et leur aura sur des facteurs internes comme des traits de personnalité, alors que, curieusement, d’autres semblent condamnés à s’adapter à des facteurs externes qu’ils ne peuvent totalement maîtriser. Mais ces métaphores journalistiques de France Football, si elles semblent partisanes et forcément partielles, ont le mérite de révéler les différentes facettes que la presse souligne pour médiatiser les entraîneurs : les compétences techniques (enseigner et perfectionner), psychologiques (motiver), relationnelles (diriger), d’adaptation à l’environnement (convaincre). Le lecteur et le public peuvent désormais se familiariser davantage avec ce nouveau type d’acteurs. En reconnaissant la primauté de son rôle, la presse s’est attachée à décrire le personnage et en retour, cette médiatisation accrue a un impact sur la situation de l’entraîneur. Dans certains clubs, l’embauche d’un entraîneur devient d’ailleurs une priorité, et passe avant le recrutement de joueurs-vedettes :
Vous imaginez donc aisément que les responsables du club marseillais peuvent maintenant envisager un recrutement de tout premier ordre. Avant toute chose, ils ont acquis un nouvel entraîneur (Henri Roessler) qui succède à Gusti Jordan8.
6En choisissant la « plus belle carte de visite des entraîneurs français »9, l’Olympique de Marseille pense se garantir des résultats probants. Le palmarès de Roessler, mis en avant dans la presse, explique qu’il est devenu une priorité du recrutement marseillais, passant même avant les joueurs. Cette reconnaissance médiatique, qui engendre un transfert spectaculaire, a parfois un corollaire : l’indemnisation financière. « À Reims, pendant la saison dernière, Roessler avait touché près de 2 millions. Pour la saison prochaine, l’OM lui en garantit presque le double »10. Roessler accède ainsi à un salaire très élevé, ce qui constitue un évènement inédit dans le cadre du football français et il bénéficie en outre d’une villa au Prado. À partir des années 1950, on assiste à l’émergence d’entraîneurs-vedettes, au même titre qu’il existe depuis les débuts du football des joueurs-vedettes. Si dans les années 1930 puis 1940, certains techniciens ont pu accéder à une certaine forme de notoriété, il ne s’est jamais agi de vedettariat et elle concernait presque exclusivement les entraîneurs d’origine étrangère. Cependant, cet accès à un nouveau statut ne concerne évidemment qu’un petit nombre d’entre eux et de ce fait, les compensations financières respectent cette logique et n’échoient qu’à quelques élus.
2. Une attribution causale positive
7Plus encore que l’identification médiatique, les entraîneurs bénéficient de ce que l’on pourrait qualifier d’« attribution causale positive ». Cette expression revient à dire que les entraîneurs, davantage que lors de la période précédente, bénéficient d’une réelle imputation en responsabilité pour les bons résultats de leur équipe. Certes, dans les années 1930, puis pendant la période d’Occupation, quelques articles avaient commencé à mettre son rôle en exergue. Les louanges réapparaissent après 1945.
Bilan de la saison 1944-1945 : Rouen : Mais l’entraîneur Kimpton, critiqué pour sa sévérité, sut mettre dirigeants et joueurs devant leurs responsabilités, et nanti des pleins pouvoirs, faire reprendre à l’équipe sa marche triomphante. Il est vrai que « le magicien britannique » reçut, à ce moment décisif, l’appoint de deux excellents joueurs…11.
8Dans la presse spécialisée la mystique du pouvoir décisif de l’entraîneur s’établit petit à petit de façon récurrente. L’histoire des mentalités montre que la perméabilité entre le monde sensible et le monde surnaturel, l’identité de nature entre le corporel et le psychique (J. Le Goff, 1974), sont soutenus par des médias de leur époque. La presse sportive remplit ici cette fonction. Ce sont dans les résultats que réside en fait la part visible de l’influence de l’entraîneur. Les aspects positifs sont largement soulignés, et les commentaires souvent élogieux : « Succès personnel de l’entraîneur Veinante, lequel sut voir les défauts de la cuirasse arlésienne et en tirer, pour son équipe, tout le profit désirable »12. De plus en plus, on assiste à un processus d’attribution personnelle : en effet, alors qu’autrefois, c’était la profession d’entraîneur dans son ensemble qui était louée, dorénavant, les « exploits » des entraîneurs sont relatés de façon nominative. Plus que la faculté à diriger un entraînement conçu de façon rationnelle, c’est la capacité de l’entraîneur à être un maître tacticien, un stratège, qui est mise en valeur.
9Auparavant, ce sont principalement les joueurs qui étaient crédités d’exploits en tous genres. À partir des années 1950, les entraîneurs accèdent à une forme de médiatisation indéniable. Dorénavant, si les qualités intrinsèques des joueurs sont toujours susceptibles de faire basculer le sort d’un match, elles ne semblent tirer leur quintessence que de leur adéquation à un dessein tactique perpétré par l’entraîneur, à qui sont imputés nombre de bons résultats. Obtenir des résultats significatifs est un sésame efficace pour être valorisé dans la presse écrite. Les obtenir avec la manière est également un moyen favorable. Enfin, bénéficier de résultats convaincants malgré des moyens limités est un fait d’armes qui ne passe pas inaperçu.
Mais il continua de travailler lui aussi, avec des moyens extrêmement réduits et les joueurs que son flair et celui des dirigeants lui permettaient d’acquérir. […] Firoud est un entraîneur sérieux, appliqué, intelligent, qui ne jette jamais de poudre aux yeux mais qui mène remarquablement bien sa barque13.
10Kader Firoud réussit à faire fructifier les ressources humaines dont dispose son club. La qualification de Nîmes pour la finale de la Coupe de France de 1958 semble donc beaucoup devoir à son entraîneur, d’autant que ses conditions de travail ne sont pas celles que connaissent certains de ses collègues dans des clubs plus huppés.
3. Les entraîneurs vedettes d’une profession qui se médiatise : Snella et Batteux
11À partir des années 1950, la presse s’attache à mieux faire découvrir les entraîneurs. À l’orée de la saison 1950-1951, une double page leur est consacrée. « […] Ils méritent d’être connus »14. Chacun des 18 entraîneurs de Division 1 bénéficie du même traitement : son portrait, assorti de quelques lignes de commentaire. Symboliquement, avant le démarrage de la saison, tous sont placés sur un pied d’égalité. Les entraîneurs représentent en cette occasion un groupe professionnel uni, dont on ne dégage aucune vedette. La difficulté de la tâche qu’ils ont à accomplir est commune à tous. Le traitement accordé à chacun d’eux est donc strictement le même : un portrait de taille identique, suivi de dix à douze lignes de commentaires, qui évoquent essentiellement les traits de caractère et les qualités de chacun d’entre eux. Le procédé se renouvelle régulièrement. « Les 20 entraîneurs de Division 1 répondent aux questions (indiscrètes) de F.F. ».15 Cette fois-ci, la place accordée à chacun dépend évidemment de la longueur de leurs réponses. Par contre, ils sont à nouveau placés sur un pied d’égalité en étant chacun strictement soumis aux mêmes questions, qui portent essentiellement sur les qualités de leurs équipes respectives, leurs méthodes de jeu. La promotion par la presse de la profession d’entraîneur qui s’effectue dans les années 1950, se traduit par une médiatisation accrue, notamment à deux moments-clé, rapprochés dans la saison : le stage national d’entraîneurs et la présentation officielle d’avant saison. Dans le second cas, aucun des entraîneurs n’est mis en avant par rapport à ses congénères, comme si, de manière symbolique, les problèmes qu’ils sont amenés à connaître et les différences de traitement qui suivent dans la saison, en fonction des résultats que leurs équipes obtiennent, ne peuvent être soulignés qu’après le premier match de championnat. Les années 1960 voient la presse perpétuer cette tradition, alors que les questions posées à l’entraîneur deviennent plus personnelles. Ainsi, France Football n° 1170 du 3 juillet 1968, qui retrace l’ensemble de la carrière de Division 1 de chacun d’entre eux, leur demande de se livrer à un pronostic, et de fournir le tiercé dans l’ordre du championnat de France de la saison à venir. Cette formule permet de personnaliser les réponses et de sonder mieux les pensées de chacun d’entre eux. Cependant, une fois le championnat de France entamé, certains d’entre eux reviennent davantage que les autres sur le devant de la scène. Parmi eux, quelques-uns accèdent à un véritable statut d’entraîneur-vedette. Au cours des années 1940-1950, deux entraîneurs se construisent un palmarès, d’abord en tant que joueurs, puis en tant qu’entraîneurs : Jean Snella et Albert Batteux. C’est avant tout leur palmarès d’entraîneur, forgé au fil des années, qui les expose à une curiosité médiatique accrue. Batteux, par exemple, remporte le championnat de France avec Reims en 1953, 1955, 1958, 1960, 1962, ainsi que la Coupe de France en 1958. Jean Snella, lui, remporte le championnat de France en 1957 avec l’AS Saint-Étienne. Bien sûr, en raison de leur passé de joueur professionnel, ils ne démarrent pas leur carrière comme de parfaits inconnus. Mais c’est parce qu’ils accumulent des résultats positifs que la presse s’intéresse de très près à eux dans leur fonction d’entraîneur. La rentabilité est devenue un critère pour désigner les bons entraîneurs, bien plus qu’en 1947, où Herrera et Wartel étaient consacrés pour des caractéristiques qui s’attachaient moins aux résultats obtenus par leur équipe16. En 1957, une double page est publiée : « Batteux et Snella : Les deux plus grands entraîneurs français ont échangé leurs impressions sur la saison 1957-1958 »17. Pour les deux hommes, ce qui est remarquable, c’est la durée encore relativement courte de leur carrière, à l’époque où l’article est publié : aucun d’entre eux n’a encore entamé sa dixième saison à la tête d’une équipe (Batteux, par exemple, a commencé sa carrière d’entraîneur à Reims en 1950). En raison d’un palmarès nettement plus étoffé, à la fin des années 1950, Albert Batteux devient l’entraîneur-vedette français. Il est vrai qu’il a été nommé entraîneur de l’équipe de France en 1955 et qu’on lui attribue une bonne part du mérite de la troisième place obtenue par la France à la Coupe du Monde de 1958, même si pour l’occasion, Jean Snella l’a efficacement secondé. Mais Batteux a alors d’ores et déjà pris de l’avance en termes d’exposition médiatique. Ainsi, lors du titre de champion de France obtenu par le Stade de Reims, France Football18 choisit pour sa une l’entraîneur plutôt qu’un joueur-vedette et titre : « Le sourire du champion » pour illustrer un portrait d’Albert Batteux qui occupe l’intégralité de la page, alors que toute la dernière de couverture est consacrée à son interview. Par ce choix, l’hebdomadaire consacre bien Albert Batteux comme une des étoiles du football français. Le fait est suffisamment rare pour être souligné. Batteux est le seul entraîneur français à bénéficier d’un statut qui avoisine celui des joueurs-vedettes. Il est vrai que non seulement le Stade de Reims obtient des titres sous la houlette de son entraîneur, mais que de surcroît l’équipe développe un style technique et rapide qui devient sa marque de fabrique. Caractérisé par des échanges de jeu courts, des déviations en une touche, des une-deux, du jeu en triangle, ce style, travaillé et répété à l’entraînement, est identifié par le public par l’appellation « jeu à la rémoise ». Ce processus ne se dément pas, puisqu’en 1960, après un nouveau titre de champion de France le mensuel France-Football Magazine n° 4, lui consacre six pages d’interview. Albert Batteux, en raison de ses résultats mais également de son rayonnement auprès des joueurs, de son charisme, de sa jeunesse, est l’entraîneur phare des années 1950. De surcroît, sa réussite à la tête de l’AS Saint-Étienne entre 1967 et 1972, qui prolonge celle vécue à la tête du Stade de Reims, contribue à pérenniser son aura dans les années 196019. Il est la preuve que les entraîneurs, au même titre que les meilleurs joueurs, peuvent également accéder au vedettariat à la fin des années 1950.
4. Difficultés et entraves : une instabilité croissante
12Au cours des années 1920 et 1930, le poids des responsabilités qui pesaient sur les entraîneurs provenait essentiellement de la pression exercée par les dirigeants. Il était rare que la presse mette l’accent sur une carence de l’entraîneur. Au contraire, la tendance générale de la presse spécialisée, qui était de prendre systématiquement la défense des entraîneurs, s’est perpétuée dans les années 1940.
Mais, nous croyons que Delfour a raison quand il parle des entraves que l’on porte dans les clubs à l’exécution du rôle des entraîneurs. Au lieu de renforcer leur autorité, on la conteste souvent20.
13Ce constat se justifie : les dirigeants ne sont en règle générale pas les premiers supporters de l’entraîneur. D’une part, en raison de leur investissement matériel ou symbolique, ils ne sont pas enclins à faire preuve de patience en cas de mauvais résultats. D’autre part, ils préfèrent rechercher les faveurs des joueurs, plus exposés et plus visibles médiatiquement. De ce fait, ils soutiennent plutôt les joueurs en cas de problème ou de conflit avec l’entraîneur. Le rôle difficile de l’entraîneur est mis en exergue dans France Football21 : « Ils ont de lourdes responsabilités ». Ce titre suggestif accompagne la présentation des entraîneurs professionnels de Division 1 et Division 2. En soulignant la difficulté de leur tâche et l’importance de leur rôle, la presse contribue également à leur conférer une image symboliquement connotée : alors que onze joueurs sur le champ de jeu sont chargés d’assurer les résultats de l’équipe, au final, toute l’obligation de résultat se cristallise sur un seul homme. Si la responsabilité de l’entraîneur est importante, c’est qu’il doit composer avec un impondérable : le facteur temps. En valeur absolue, l’entraîneur dispose de moins d’une saison, soit quelques mois, pour faire ses preuves. Au terme de cette saison, dans les années 1940, une seule équipe est championne de France professionnelle, en Division 1 comme en Division 2, une autre (ou parfois la même) remporte la Coupe de France, alors que trois équipes, les dernières du classement, descendent respectivement en Division 2 et en championnat de France amateurs. De ce fait, un nombre très restreint d’équipes a la possibilité de s’arroger un titre officiel. C’est pourquoi dès les années 1950, l’entraîneur doit souvent s’habituer à travailler dans l’urgence. Le corollaire de cette situation, c’est le court séjour que de nombreux entraîneurs effectuent dans les clubs. Entre le début de la saison 1947 et la fin de la saison 1952, soit durant quatre saisons d’affilée, s’effectuent 8 changements d’entraîneurs par saison en Division 1. Cela signifie que, chaque année, parmi les 18 équipes de Division 1 qui terminent le championnat en mai, 8 d’entre elles entament la saison suivante avec un nouvel entraîneur.
C’est un métier ingrat et difficile que celui d’entraîneur. Ce qui tend à le montrer, c’est le manque de constance et de continuité qui s’attache à l’emploi. Pour quelques entraîneurs, comme Wartel, Cheuva, Pleyer, Gérard, Baron22, par exemple, qui restent attachés à leur club et auxquels les clubs font confiance, combien n’en voit-on pas qui passent dans les clubs comme des météores23 ?
14Une hypothèse qui peut éclairer ces changements multiples du personnel chargé de l’entraînement réside dans l’afflux de nouveaux entraîneurs sur le marché. En effet, entre 1941 et 1952 inclus, le stage national fournit pas moins de 228 instructeurs de football, habilités à entraîner les équipes professionnelles. Ce nombre était déjà de 145 au début de la saison 1947. Il faut ajouter que, chaque année, les promotions offrent des noms connus, en la personne de joueurs internationaux : Delfour (1941), Veinante (1943), Prouff (1946), Bourbotte (1948), Bigot (1949), en sont des exemples probants. Et comme de surcroît, le stage national devient médiatisé et reconnu, en quelques années l’éventail de choix qui s’offre aux clubs s’élargit considérablement. De ce fait, lorsqu’un entraîneur n’obtient pas les résultats escomptés, il devient relativement aisé de s’en séparer, puisque de nombreux candidats sont prêts à prendre sa succession. Il est permis de supposer qu’en raison de cet afflux nouveau depuis les années 1940, l’entraîneur de nationalité française n’est pas hors de prix. Toutes ces raisons expliquent que de nombreux entraîneurs ne parviennent pas à se stabiliser dans les clubs qui les recrutent :
À quoi tient l’instabilité du métier d’entraîneur ? Peut-être à ce que les dirigeants, manquant de patience, demandent dans l’immédiat à leurs entraîneurs des résultats qu’il est matériellement impossible d’atteindre avec les moyens donnés. Peut-être à la différence de conception entre le « financier » et le « technicien »24.
15Le technicien a souvent besoin de temps, alors que le financier exige un rendement à effet immédiat. La formation et l’entraînement à long terme pèsent de peu de poids comparés à l’image projetée par le club au regard des résultats immédiats, qui produisent l’impression d’un retour sur investissement pour le président. Le rôle de l’entraîneur, lorsqu’il prétend interférer avec des affaires auxquelles les dirigeants lui dénient le droit d’accès, s’en trouve singulièrement compliqué. Cependant, les rapports ne sont pas forcément tendus avec tous les dirigeants. Parmi ces derniers, il y en a qui fondent leur jugement avant tout sur l’efficacité de leur technicien. Mais au sein du même club, les avis ne convergent pas forcément, et en cas de conflit, la place des dirigeants n’est jamais menacée comme celle de l’entraîneur. Des entraîneurs que France Football citait comme des modèles de stabilité à la fin de la saison 1951, sont limogés et remplacés dès la saison suivante : « Depuis fort longtemps, nous n’avions connu une telle « valse des entraîneurs »25. L’expression « valse des entraîneurs », qui fait alors son apparition, ne se démode pas et est fréquemment reprise par la presse. Cette valse des entraîneurs, qui, dans le langage familier indique un changement fréquent de personnes dans une même fonction, semble trouver dans les années 1950 une première consécration de l’instabilité de la profession. « La valse des entraîneurs » est commencée. Trois clubs viennent de confier leurs professionnels à un homme nouveau »26. Si l’expression se pérennise, malgré tout, les années 1950 voient la profession d’entraîneur connaître moins de bouleversements. À part l’intersaison 1955, où 7 équipes de Division 1 changent d’entraîneur, l’usage constaté est de 3 ou 4 changements entre 1952 et 1958, et de 5 changements en 1959 et 1960. De ce fait, c’est chaque année entre 1/3 et 1/6e des clubs qui changent d’entraîneur. Il faut également prendre en compte le fait que certains clubs procèdent à un remplacement en cours de saison. Si en 1952, cinq entraîneurs débutent la saison avec leur équipe et ne la finiront pas en mai 1953, ce chiffre constitue une exception. De 1947 à 1957, la règle oscille entre un et trois remplacements en cours de saison, avec aucun constaté au cours de la saison 1957-1958. Effectivement la valse des entraîneurs mentionnée par les journalistes existe27. Mais cette valse est à replacer dans le contexte des années 1950. On s’aperçoit que certes, les changements sont nombreux, mais qu’ils ont sensiblement diminué depuis la fin des années 1940. Les changements effectués peuvent être de plusieurs types : tout d’abord, la modalité la plus fréquente, celle prioritairement soulignée à travers l’expression valse des entraîneurs, est celle du limogeage pour incompatibilité de vues entre dirigeants et entraîneurs. Mais il existe d’autres cas de figure : certains entraîneurs parviennent au terme de leur contrat et en raison de leur réussite antérieure, se voient proposer un autre contrat, plus alléchant, plus sérieux, ou simplement différent : Roessler quitte ainsi Reims pour Marseille, ou Jean Snella abandonne Saint-Étienne pour prendre la destination de Lausanne en 1959. Certains encore font le libre choix de ne pas prolonger leur contrat, parce qu’ils estiment ne pas bénéficier de ce qu’ils méritent :
Pour continuer le rôle qu’il a parfaitement tenu pendant la saison 1950- 1951 (Metz vient de reprendre sa place en Division 1 sous sa direction technique), Veinante exige, en effet, de ses dirigeants une garantie de 2100000 francs. Et le président Herlory n’est pas d’accord28.
16Veinante n’obtient pas gain de cause et est remplacé par Elly Rous pour la saison 1951-1952, à des conditions très inférieures29. Bien que l’on reconnaisse l’importance de la fonction d’entraîneur, certains clubs ne sont pas prêts à faire des sacrifices financiers de même nature que ceux qu’ils consentiraient pour acquérir des grands joueurs. Parfois aussi, des clubs embauchent des joueurs qui ont effectué l’essentiel de leur carrière, en leur sein, à l’issue de leur dernière saison de joueur. Tomazover à Sète, Batteux à Reims, ou Bigot au Havre, passent ainsi directement du statut de joueur à celui d’entraîneur de l’équipe professionnelle en 1950. Leur statut professionnel, leurs qualités de joueurs et le sérieux dont ils ont fait preuve au cours de leur carrière influencent sans aucun doute la décision des dirigeants. Ces derniers ont vite fait d’opérer une construction intellectuelle et de postuler qu’un bon joueur qui a fait honneur à son maillot deviendra un bon entraîneur. L’avantage de ce choix est de préserver une continuité et de recruter un homme qui est déjà imprégné de l’esprit du club, dont il connaît le fonctionnement. On se situe encore dans le cadre d’une entreprise paternaliste, telle que l’évoque A. Wahl (1986). Enfin, si l’on parle de valse des entraîneurs, on peut aussi évoquer le jeu « des chaises musicales. » Par exemple, lorsque Bigot termine son contrat en fin de saison avec Toulouse en 1957, il ne trouve pas immédiatement d’employeur, mais finit par remplacer Michlowsky, l’entraîneur de Lens, en cours de saison l’année suivante (1958- 1959). De son côté Michlowsky, dès la saison 1959-1960, est embauché à Angers, nouvellement promu en Division 1. Ou encore, lorsque Dupal cesse d’entraîner Lens en 1953, il est remplacé par Marek, et s’en va entraîner l’AS Monaco. Et lorsque Dupal cesse d’entraîner l’AS Monaco en 1956, il est à nouveau remplacé par Marek. Comme on le voit, ces procédés facilitent une circulation des entraîneurs confirmés, mais ne favorisent pas l’injection de nouveaux techniciens sur le marché du football professionnel. D’ailleurs, des chiffres corroborent cette impression. En se livrant à une étude diachronique, de 1950 à 1959, en l’espace d’une décennie, on peut constater que l’expression « valse des entraîneurs » est certes un procédé rhétorique séduisant pour la presse et le lectorat, mais qu’elle ne s’applique pas à l’ensemble des clubs. En effet, entre ces deux dates, seules 5 équipes ont participé à l’intégralité des 10 saisons en Division 1. Or, ces cinq équipes ont très peu participé au mouvement des entraîneurs. La palme revient à Reims et à Saint-Étienne qui n’effectuent aucun changement, puisque Batteux et Snella restent en poste durant toute la durée de la décennie. Suit Nîmes, avec un seul remplacement, lorsque Pibarot est remplacé par Firoud en 1954. Enfin seules les équipes de Nice et de Lens ont procédé à trois changements. À Nice, Andoire, puis Berry (1954), Carniglia (1955) et Luciano (1957) se succèdent, alors qu’à Lens, l’occupation du poste d’entraîneur est dévolue à Dupal, Marek (1954), Michlowsky (1956), et Bigot (1959). De fait, les situations sont inégales selon les clubs. Plus une équipe assure sa pérennité dans l’élite du football français, plus, en retour, elle tend à conserver son ou ses entraîneurs sur des durées relativement longues, allant de 2 à 10 années par entraîneur pour la décennie 1950-1959.
17À l’inverse, les clubs qui connaissent des problèmes et descendent en Division 2 sont plus enclins à se séparer rapidement de leurs entraîneurs. Entre 1950 et 1959, sur une moyenne de 3 équipes par saison qui descendent de Division 1 à l’échelon inférieur, on ne repère pas une seule saison où au moins un club ne se sépare pas de son entraîneur. En général, 2 équipes sur 3 font appel à un nouvel entraîneur en cas de descente : la faillite du technicien à l’échelon supérieur est souvent irrémédiable et il n’est pas courant de bénéficier d’une seconde chance de faire ses preuves à un niveau supposé moins difficile. Ces observations soulignent l’instabilité liée à la fonction d’entraîneur professionnel, en même temps qu’elles apportent une nuance. Les situations varient en fonction des clubs et de leur statut. Dans les équipes qui obtiennent des bons résultats, et se maintiennent au plus haut niveau, la stabilité est plus grande.
5. Le professionnalisme en question : la mise en accusation des entraîneurs
18Le football français connaît donc une période faste à la fin des années 1950. Pourtant il ne va pas tarder à vivre des heures plus chaotiques dans les années 1960. Pendant un temps l’opinion publique, influencée par la plupart des journaux, a pensé que la France était devenue une nation forte du football européen, que le réservoir des joueurs était suffisant et leur formation solide. Loin de succomber au triomphalisme ambiant, le journaliste Jacques Ferran postule que la performance de la sélection nationale est due uniquement à la conjonction de deux facteurs : la réunion d’une génération exceptionnelle de footballeurs, emmenée par Kopa, alliée à la qualité de l’encadrement en Suède, personnifiée par « l’influence morale d’Albert Batteux, l’autorité retrouvée de Paul Nicolas, la lucidité souriante de Jean Snella […] »30. Ce n’est en aucun cas le réservoir de joueurs, pas plus que la qualité de leur formation, qui sont ici évoqués. Par contre, les bénéfices dus au choix de l’encadrement, deux hommes désignés à partir de résultats concrets obtenus avec les clubs qu’ils entraînent en championnat, sont reconnus et loués. Mais ces performances ont été réalisées sur un laps de temps court, une durée d’un mois entre la préparation et la compétition proprement dite, et non sur le long terme. Les résultats obtenus à partir de 1960 confirment de ce fait les présomptions de Jacques Ferran. En effet, si le professionnalisme, juridiquement parlant, est établi depuis 1932, « la professionnalisation » du football français ne s’est pas encore effectuée (Jean Michel Faure et Charles Suaud, 1999). C’est bien le football amateur qui influence le football professionnel. À travers les exemples de Sedan, dont les footballeurs professionnels travaillent la journée à l’usine, ou de Nantes où la mentalité « amateur » dans les années 1950 et 1960 imprègne encore les esprits et dicte les décisions, les clubs professionnels français, à de très rares exceptions, n’ont pas les usages qui devraient être les leurs. Ce type de fonctionnement engendre forcément des répercussions dans le secteur de l’entraînement et affecte la fonction d’entraîneur. En effet, l’entraînement reste relativement modéré en quantité et, de ce fait, les entraîneurs n’ont pas d’opportunité de faire travailler les joueurs de façon intensive ou plus quantitative. Il est permis de supposer que si l’entraînement est régulier, et sur le fond et sur la forme, il subit souvent les conséquences de cette attitude dite « amateur » dans laquelle végète le football professionnel. L’approche que les clubs ont du professionnalisme déteint sur la façon dont les joueurs appréhendent leur métier, donc sur leur perception de l’entraînement. Carlo Molinari, président du FC Metz, en témoigne.
Quelles différences entre les entraînements professionnels des années 1950-1960, et les entraînements actuels ? Ça n’a plus rien à voir ! C’est le jour et la nuit ! À l’époque, il y avait au maximum une heure et demie par jour, les jours d’entraînement… Et encore, c’était plus de l’entretien que de la préparation foncière. Avant, l’entretien foncier à part le footing de début de saison, ça se faisait une fois par semaine… (C. Molinari, 2001).
19Même si les propos de Carlo Molinari, parce qu’ils ne distinguent pas de bornes précises, sont à interpréter avec précaution, les discours des joueurs de la fin des années 1950 et des années 1960 confirment ses observations. Dans ces conditions, après la période faste de la fin des années 1950, les années 1960 vont connaître des troubles qui affectent la profession d’entraîneur. Patrick Mignon (1998) rapproche la crise du football des années 1960 en France de celle des institutions en déclin, telles que l’Église, l’École, les partis politiques, l’armée… Le déclin du football, confronté à l’essor de la consommation de masse, est non seulement celui du jeu, mais également celui de l’intérêt du public. Si quelques résultats positifs émaillent le parcours de l’équipe de France, les fiascos se répètent dans les grandes échéances internationales. En 1965, elle réussit à se qualifier pour la Coupe du Monde en Angleterre, mais en 1966 elle termine dernière de son groupe de qualification au cours de la compétition. Mais c’est surtout la défaite du 6 novembre 1968, contre les amateurs norvégiens, qui secoue le monde du football français. En perdant à Strasbourg sur le score de 1-0, l’équipe de France se trouve pratiquement éliminée de la Coupe du Monde 1970 qui doit se tenir au Mexique. La mise en accusation du professionnalisme s’organise et elle implique les entraîneurs, aux côtés des joueurs professionnels, mais également de la fédération, des dirigeants et des structures en place. Il n’est guère étonnant que cette mise en accusation du football émerge dans le contexte de l’après mai 1968 (F. Mahjoub, A. Leiblang, F.R. Simon, 2008).
20De plus, en raison de l’apparition des diffusions télévisées, le jeu des équipes est de plus en plus analysé et disséqué et, de ce fait, chaque téléspectateur se transforme en entraîneur potentiel. Nombreux sont les journalistes qui interviennent dans le débat. Ils n’accusent pas encore ouvertement les entraîneurs. Ils soulignent plutôt le problème de la structure du football français, dont le professionnalisme n’a permis que d’infimes progrès depuis 1932. Les discussions et débats qui s’amorcent après l’accumulation des défaites et, plus grave, en raison de la qualité plus que médiocre du jeu produit par l’équipe de France, trouvent leur point culminant après la « fameuse » élimination de novembre 1968 contre la Norvège. Just Fontaine31, qui a été l’espace de deux matches sélectionneur de l’équipe de France (mars et juin 1967) émet une opinion sévère en impliquant les entraîneurs :
J’estime que les entraîneurs français sont responsables de cette situation […]. Les entraîneurs français n’ont pas d’idées. Ils sont toujours en retard d’une guerre : 4-2-4 après la Suède, 4-3-3 après l’Angleterre. Ils ne connaissent rien au problème de la préparation physique. Seul Paul Frantz m’a apporté quelque chose dans ce domaine32.
21Les propos de Just Fontaine doivent être recontextualisés. En effet, deux ans auparavant, on ne lui a laissé que deux matches, tous deux sanctionnés par une défaite, pour faire ses preuves à la tête de l’équipe de France, dont il venait d’être nommé sélectionneur. Sa rancœur s’explique par le fait qu’il accuse l’Amicale des entraîneurs d’avoir organisé son renvoi. Fontaine est soutenu par le Miroir du Football33 qui titre : « Comment l’Amicale des entraîneurs a préparé la liquidation de Fontaine. » Le Miroir du Football, né en 1959, est le seul organe de presse à dénoncer avec virulence l’organisation du football français au début des années 1960. Il s’oppose systématiquement à la politique des dirigeants, de la Fédération… Ses principaux rédacteurs sont membres du Parti communiste français et à ce titre, la contestation du pouvoir footballistique en place se ressent dans leurs écrits. Les journalistes des autres quotidiens ou hebdomadaires sont fustigés pour leur absence d’analyse, les entraîneurs montrés du doigt :
Les entraîneurs, formés dans les stages officiels imposent sans discussion la conception qu’on leur a inculquée ; celle de l’école anglaise (jeu « direct » en profondeur) adaptée à la tradition de certains pays latins (marquage individuel)34.
22L’accusation ici, revêt plusieurs formes. Pour la première fois le stage national d’entraîneurs est contesté, même s’il s’agit d’un avis isolé. Alors que dans un premier temps le point de vue systématiquement polémique du Miroir du Football reste singulier en France, la déroute de novembre 1968 rallie des opinions similaires. Dans un reportage intitulé « Face à la crise », France Football publie un article intitulé : « Faut-il “tuer” les entraîneurs ? »
Ensuite, les entraîneurs se sont groupés en une amicale grâce aux efforts de Georges Boulogne […]. Mais cette amicale prit progressivement des allures de « syndicat parallèle ». Certains parleront même de maffia35, mais nous leur laisserons la responsabilité de leur propos. Il reste que dans ce domaine, ce sont à peu près toujours les « mêmes petits copains » que l’on retrouve, alors qu’ils ont remarquablement échoué dans un ou plusieurs clubs, alors que des centaines d’entraîneurs diplômés pareillement ont fait souvent leurs preuves dans des clubs amateurs, aussi bien structurés que beaucoup de leurs homologues professionnels36.
23Ces propos reposent sur quelques fondements, même si on ne peut véritablement parler de complot. En effet, plusieurs entraîneurs conservent un poste en Division 1 en changeant d’équipe, et parfois lorsque leur équipe descend à l’échelon inférieur. Ainsi Lucien Jasseron passe du Havre (1961- 1962) à Lyon (1962-1963) puis Bastia (1968-1969). En 1964-1965, Courtois, Pibarot, Bigot, et Firoud retrouvent respectivement un poste à Monaco, Nîmes, Lille et Toulouse, alors qu’ils ont déjà officié auparavant en Division 1. En 1965- 1966, Vernier et Mirouze retrouvent un poste à Rouen et Toulon. En 1966-1967, Jonquet, à Reims, Robert à Valenciennes, et Domergue à Marseille, réintègrent un poste en Division 1 dans une équipe différente de celle qu’ils dirigeaient ultérieurement. En 1968-1969, c’est au tour de Batteux et Flamion de procéder de la sorte. Ces chiffres et ces observations confirment que certains entraîneurs ne semblent pas avoir de mal à trouver une place en Première Division, même si un petit nombre d’entre eux est concerné. Dans cette liste, on remarque que Domergue et Jasseron, par exemple, ont été nommés entraîneurs assistants de l’équipe de France pour la durée de la Coupe du Monde de 1966 en Angleterre, et que c’est sans doute eux que le commentaire prend principalement pour cibles. D’autres, comme Pibarot, Bigot ou Firoud, sont instructeurs lors des stages nationaux. La faible circulation des entraîneurs observée dans les années 1950 dans les clubs de Division 1 et Division 2 se confirme. Mais dans les années 1960, l’explication résiderait plutôt en partie dans une orientation syndicaliste. Cette dernière, qui renvoie de son côté à la perception que la sécurité de l’emploi est largement liée à la présence syndicale sur le lieu de travail (D. Andolfatto, D. Labbé, 2000), donc ici à l’adhésion à l’Amicale. L’Amicale des entraîneurs, grâce à sa bonne structuration et à son influence grandissante, permettrait à ses membres de pouvoir trouver des postes intéressants, même en cas d’échecs répétés. De ce fait, l’apport de sang neuf ne s’effectuerait pas dans les clubs professionnels. Ainsi, ce phénomène fournirait une explication à l’absence d’innovations visibles en matière d’entraînement et de choix tactiques.
24Le problème de cette double fonction de Georges Boulogne est qu’elle établit une confusion des genres. Il est l’homme qui modèle un type d’entraîneur dans les stages et qui établit ensuite des connivences à travers les réunions de l’Amicale. Les entraîneurs qui n’y adhèrent pas ont le sentiment d’être laissés pour compte et, en ce qui concerne le niveau professionnel, d’être exclus d’un réseau qui leur permettrait d’être embauchés dans les clubs. Ces reproches, qui étaient latents, émergent au grand jour avec la crise de novembre 1968. Ils visent non seulement Georges Boulogne mais également tous les entraîneurs de l’Amicale. Dans un article intitulé « Les entraîneurs se défendent »37, paradoxalement, alors que l’on pourrait s’attendre à des prises de position multiples, c’est uniquement Georges Boulogne qui prend la parole : « Chaque mauvaise période de l’équipe de France, on met en cause la compétence des entraîneurs français… C’est classique »38. Ce premier argument est à nuancer. En effet, hormis le cas du Miroir du Football, on ne retrouve pas dans la presse écrite avant novembre 1968, d’accusation formulée contre le corps des entraîneurs français. Certes, certaines défaites engendrent parfois de sévères critiques ; mais elles sont dirigées contre le ou les sélectionneurs en exercice, et non contre la profession d’entraîneur en général. Seule la toute récente période coïncide avec ces propos, ce qui n’est guère étonnant dans un contexte où la contestation des « années 68 frappe tous les niveaux de l’organisation politique, sociale et culturelle » (B. Brillant, 2008). En réponse, Boulogne contre-attaque, et se livre à un réel plaidoyer en faveur de ses congénères, qui ont été pour la plupart ses élèves.
Disposant de peu de moyens, en audience, crédits, installations, cadres, … ils font de l’artisanat et dépensent des trésors d’ingéniosité, de sens psychologique, de dévouement, pour assurer le présent et le niveau national39.
25Les conditions évoquées par Georges Boulogne concernent, même dans les grands clubs, le manque de terrains d’entraînement, de salles de musculation, d’installations sanitaires… De surcroît, l’entraîneur de club professionnel, sans moyens décents, ne dispose d’aucune autre aide que de son imagination et de son inventivité pour mener à bien sa tâche. La première conséquence de cet isolement est l’absence de formation des jeunes joueurs, pourtant amenés à prendre la relève des anciens dans l’équipe professionnelle. Cette constatation est désastreuse, d’autant que ces jeunes joueurs, en partie livrés à eux-mêmes, n’acquièrent pas d’habitudes de sérieux et de travail. En fait, l’entraîneur français des années 1960 est constamment obligé de s’adapter aux piètres conditions de travail. Sa principale compétence semble justement être cette faculté d’adaptation.
26En 1968 la mise en accusation des entraîneurs constitue une rupture avec les pratiques antérieures. L’ensemble des acteurs du football français se retrouve au banc des accusés. Et si les entraîneurs paraissent être coupables des fautes les moins impardonnables, néanmoins, contrairement aux joueurs et aux dirigeants, qu’il s’agisse de la profession dans son ensemble ou de cas particuliers, la profession avait jusque-là bénéficié d’une aura rarement démentie dans la presse. La mise en accusation de la profession dans son ensemble s’accompagne d’attaques précises, fomentées contre un seul homme. Ce procédé n’existait pas dans les années précédentes. Si, parfois, la presse locale a pu entretenir des relations plus virulentes avec les entraîneurs professionnels, en revanche, la presse spécialisée nationale a toujours manifesté une certaine mesure. Or, en retranscrivant, en automne 1968, des arguments défavorables au corps des entraîneurs professionnels, n’a-t-elle pas ouvert une brèche, qui a mis des hommes désignés de façon nominative sur le devant de la scène ? À ce titre, l’affaire Robert Domergue est significative : il y a en effet une concomitance de date, qui pousse à se demander si, en raison de la conjoncture liée aux résultats de l’équipe de France, à la mise en accusation générale, désormais il y a moins d’hésitation à attaquer de front des hommes jusque-là épargnés. En raison des mauvais résultats qu’il obtient avec son équipe de l’Olympique de Marseille, Robert Domergue est critiqué de façon virulente par Robert Vergne, journaliste de France Football. Le magazine publie un pamphlet qui occupe plus de la moitié d’une page et est intitulé « Robert Domergue ou la fin d’un mythe » Robert Vergne, en prenant des exemples précis, tente de démontrer que Domergue, à Marseille, ne sait pas tirer parti de ses joueurs, qu’il « dépersonnalise » les joueurs, au point qu’ils se demandent s’ils ont encore le niveau pour jouer en Division d’Honneur. La conclusion de Robert Vergne constitue le témoignage qui permet de penser que c’est bien la crise du football français qui justifie ces accusations « personnalisées » jusqu’alors inédites dans la presse écrite :
Une histoire certes plus spectaculaire que d’autres en fonction des circonstances, mais qui est celle de beaucoup d’entraîneurs français pseudo-intellectuels, qui ont amené doucement, mais sûrement, le football français – et pas seulement marseillais – au bord du gouffre40.
27Ce lien entre un individu en particulier et une profession en général, permet à Robert Vergne de passer d’une imputation générale en responsabilité à une imputation particulière. Robert Domergue représente un exemple, parce que dans les années 1960, l’Olympique de Marseille est la plus grande ville de France en matière de football et parce que l’équipe, bien qu’ayant bénéficié de la plus grosse subvention de tout le football professionnel, se traîne désespérément à la dernière place du classement. L’article de France Football est représentatif d’un nouvel état d’esprit. Il développe au niveau national des arguments qui jusqu’ici étaient l’apanage de la presse locale. Robert Domergue perd son poste d’entraîneur quelques jours plus tard.
28L’année 1968 marque une rupture : pour la première fois, la profession d’entraîneurs est incriminée dans son ensemble et conjointement, pendant que des entraîneurs sont dénigrés spécifiquement et désignés coupables des mauvais résultats du football français et de ceux de leur équipe. Un vent de contestation qui se traduit comme « l’expression de la révolte » (B. Brillant, 2008), s’exprime dans la société française. En football, porté par la presse sportive, il souffle sur une profession jusque-là épargnée. Malgré cette sombre période vécue par le football, aucune décision primordiale n’est prise dans l’immédiat pour définir des solutions. Évidemment, les mises en accusation diverses s’estompent, que ce soit celles qui sont dirigées vers les entraîneurs ou celles qui visent les autres acteurs du football français. Georges Boulogne lui-même se charge de tempérer les ardeurs naissantes, en élargissant le problème à l’ensemble du football professionnel français, et non pas à ses seuls représentants internationaux.
Les progrès du football français restent entravés, ralentis par des querelles pseudo-tactiques et des campagnes de dénigrement systématique. […] Malheureusement, leurs campagnes constituent un moyen d’affaiblissement sérieux : l’évolution est retardée, l’entraînement est contesté, les formes de jeu les plus efficaces sont combattues41.
29Le sectionneur national dénonce la trop grande propension des médias à s’immiscer dans ce qu’il considère être le domaine réservé des entraîneurs : le débat technico-tactique. Si au tout début des années 1970, les résultats plus positifs de l’équipe de France renvoient les débats à une date ultérieure, de nombreux entraîneurs ont le sentiment que dans le football français, rien n’a véritablement avancé. Pierre Flamion42, entraîneur de Troyes, traduit une opinion largement répandue :
Nous avons dix ans de retard sur le terrain et cinquante ans dans les structures des clubs […]. L’équipe de France est l’émanation des clubs. Voyez ce qu’ils font dans les compétitions internationales43.
30En effet, malgré ses résultats en hausse, l’équipe de France n’est pas parvenue à se qualifier pour les phases finales du championnat d’Europe des Nations. Selon Flamion, seul un club comme Saint-Étienne, pour sa politique de formation des jeunes joueurs, pour ses infrastructures, peut soutenir la comparaison avec les bons clubs étrangers. Quant à la responsabilité de la profession, Flamion la récuse clairement :
Non, nous ne sommes que des boucs émissaires. […] Contrairement aux joueurs, nous sommes des passionnés de notre métier. Personnellement, je suis conscient de faire un métier d’inconscient. Non, mes camarades entraîneurs et moi ne sommes pas inférieurs aux autres. Nous travaillons avec les outils qu’on nous fournit. Que les clubs prennent une autre orientation, qu’ils soient structurés de façon professionnelle, avec une optique sportive, et tout changera44.
31Les faits et les résultats donnent raison à Flamion. Souvent, de surcroît, l’attitude désinvolte ou réservée des joueurs professionnels a été soulignée, et d’ailleurs mise en évidence pendant la crise de 1968. Les joueurs eux-mêmes ne savent que trop penser de leur profession. La désignation de la profession d’entraîneurs comme coupable des mauvais résultats obtenus par le football français paraît injuste à ses représentants. Ces derniers ne désirent qu’une chose : faire leurs preuves, dans des conditions d’exercice de leur métier que le football français n’a pas encore réussi à leur fournir. Ces conditions, qui tardent à venir, ne seront pas mises en place avant 1973.
32Les années 1942-1972 marquent donc une rupture avec les périodes antérieures, dans la mesure où les entraîneurs deviennent nettement plus visibles et identifiables, puis sujets à des critiques plus mordantes, doublées de remises en cause plus appuyées de la part de la presse écrite. Leur efficacité et l’adéquation de leur formation sont désormais contestées.
Notes de bas de page
1 France Football n° 81, 25 septembre 1947.
2 France Football n° 122, 21 juillet 1948.
3 « Herrera a une influence énorme sur ses joueurs. Pour les doper, il n’hésite pas à les doper. Ses fameuses pilules atomiques en sont le meilleur exemple ». France Football n° 89, 4 décembre 1947. Herrera joue sur l’effet placebo en distribuant des pilules qu’il présente comme miraculeuses à ses joueurs, mais qui ne contiennent aucun produit dopant.
4 M. Pefferkorn. « L’entraîneur Herrera applique aux joueurs stadistes la méthode Coué ». France Football n° 102, 3 mars 1948.
5 Cette méthode basée sur un renforcement de la défense, est plus connue sous le nom de catenaccio. Herrera prétend l’avoir découverte alors que joueur au poste d’arrière gauche au Stade Français, il tentait de préserver un avantage de son équipe au score. Il demande alors à son demi-gauche de prendre en charge l’ailier adverse à sa place, et lui-même recule en couverture. C’est ce qui lui fait affirmer : « On m’a surnommé à juste titre « le père du béton ». Football Magazine n° 10, novembre 1960.
6 Si en effet Herrera a fait remonter son équipe de seconde en Première Division, en 1945-1946, en 1947 le Stade Français finit cinquième du championnat, performance qu’il renouvelle en 1948.
7 M. Pefferkorn. France Football officiel n° 7, 19 février 1946.
8 France Football n° 223, 28 juin 1950.
9 Expression utilisée par France Football n° 223, 28 juin 1950. Roessler, 2 sélections en équipe de France en 1942 en tant que joueur, a entraîné Reims de 1945 à 1950, et obtenu le titre de champion de France en 1949 puis la Coupe de France en 1950.
10 Ibid.
11 L’Almanach du Football 1946. Paris, Ce soir éditions.
12 France Football n° 235, 19 septembre 1950.
13 France Football n° 632, 29 avril 1958.
14 France Football n° 231, 22 août 1950.
15 France Football n° 647, 5 août 1958.
16 Se reporter à France Football n° 122, 21 juillet 1948.
17 France Football n° 647, 5 août 1958.
18 France Football n° 633, 6 mai 1958.
19 L’image d’Albert Batteux est restée tellement ancrée dans la mémoire du football français que France Football lui consacre un hommage de six pages à sa mort en mars 2003, alors que sa carrière d’entraîneur est terminée depuis 1980. France Football n° 2969, 4 mars 2003.
20 France Football n° 33, 12 septembre 1946.
21 France Football n° 231, 22 août 1950.
22 Ils entraînent respectivement Sochaux, Lille, Rennes, Bordeaux et le Racing Club de Paris.
23 France Football n° 281, 7 août 1951.
24 France Football n° 326, 17 juin 1952.
25 Ibid.
26 France Football n° 481, 7 juin 1955.
27 « Valse des entraîneurs ou l’éternel retour ». France Football n° 542, 7 août 1956.
28 France Football n° 274, 19 juin 1951. Le salaire annuel moyen net d’un ouvrier est de 2560 francs, et celui d’un cadre supérieur de 9 940 francs en 1951. Sources : Annuaire rétrospectif de la France. Séries longues. 1948-1988. Paris, INSEE, 1990. p. 92. Veinante réclame donc un salaire plus de 8 fois supérieur à celui d’un ouvrier, et plus de 2 fois supérieur à celui d’un cadre supérieur.
29 Rappelons que Elly Rous fera le choix d’aller entraîner le club amateur de l’UST Hayange à la fin de la saison 1952-1953, car le club lui offre la possibilité de bénéficier parallèlement d’un emploi à la mine bien plus rémunérateur.
30 France Football n° 702, 8 juillet 1958.
31 Just Fontaine, célèbre footballeur qui détient le record de buts marqués par un joueur lors d’une même édition de Coupe du Monde, a marqué 30 buts pour l’équipe de France en 21 sélections. Curieusement, on lui confia la direction de l’équipe de France en 1967 alors qu’il n’avait pas encore entraîné la moindre équipe professionnelle.
32 France Football n° 1180, 12 novembre 1968.
33 Le Miroir du Football n° 97, juillet 1967.
34 F. Thébaud. Le temps du Miroir. « Une autre idée du journalisme ». Paris, Albatros 1982. 214 p.
35 F. Thébaud écrit dans son éditorial de décembre 1968 dans Le Miroir du Football n° 113 : « La désaffection du public devant les indigents spectacles que lui offrait le « réalisme » de la maffia des entraîneurs dirigés par Boulogne […] ».
36 France Football n° 1180, 12 novembre 1968.
37 France Football n° 1181, 19 novembre 1968.
38 Ibid.
39 Ibid.
40 France Football n° 1179, 5 novembre 1968.
41 France Football n° 1337, 14 novembre 1971.
42 Pierre Flamion, 17 sélections en équipe de France de 1948 à 1953, a entraîné à plusieurs reprises des clubs de Division 1 comme Metz et Reims dans les années 1960 et 1970. Il a mis un terme à sa carrière d’entraîneur en 1993.
43 France Football n° 1390, 21 novembre 1972.
44 Ibid.
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