Chapitre 4. De l’absence d’entraînement à l’entraînement sportif des équipes de haut niveau
p. 77-104
Texte intégral
1Thierry Terret (2000) définit l’entraînement comme l’action de se préparer physiquement, psychologiquement, techniquement et tactiquement en vue d’une prestation sportive identifiée. Si l’entraînement en football coïncide avec l’un ou l’autre, voire l’ensemble de ces quatre termes, parfois un versant prend le pas sur les autres. Il faut distinguer deux périodes distinctes. La première court des années 1890 à 1919, la seconde conduit de 1920 à 1941. Ce choix s’impose pour deux raisons essentielles : la première amène à considérer avec Thierry Terret « l’absence presque totale de manuels d’entraînement jusqu’en 1920 » dans le sport français, qui conjuguée à d’autres facteurs, contraint à faire ignorer des pans importants des procédures d’entraînement. La seconde est empruntée à Anne Roger (2003), qui choisit pour borne l’année 1919 en raison de la tenue des Jeux interalliés qui invitent à la remise en cause de la préparation des athlètes français. Il est vraisemblable que cette remise en cause ne concerne pas uniquement les pratiquants de l’athlétisme, mais également ceux d’autres sports inscrits au programme de ces Jeux dont le football fait partie. En ce qui concerne le premier critère, nous n’avons répertorié que trois manuels qui traitent de l’entraînement au cours de cette période de 1890 à 1919 dans les archives de la FFF1 : Football (association) de A.-A. Tunmer et E. Fraysse (3e édition revue et augmentée) en 1908 ; Le football : rugby, américain, association de C. Gondouin et Jordan en 1910 ; Traité du jeu de ballon par un surveillant S.J. (football association) au collège et au patronage (Jean Cardony) en 1919. Certes, cette liste n’est pas exhaustive, mais si on la compare avec celle des titres qui paraissent ultérieurement, on voit bien que la parution de ces ouvrages revêt un caractère exceptionnel. En effet, entre 1920 et 1942, ce sont douze ouvrages qui sont répertoriés dans les archives de la FFF dans la même catégorie2. Les trois ouvrages cités contribuent davantage à vulgariser la pratique du football par l’explication du règlement ou la description de certains gestes techniques qu’à expliquer aux pratiquants les manières de s’entraîner.
1. Qu’entend-on par entraînement des années 1890 à 1919 ?
2Au moment où s’organisent les premières rencontres contre des équipes étrangères en 1893 et les premiers championnats en France en 1894, le football constitue un divertissement pour ses adeptes. La nécessité de s’entraîner n’est pas apparue dans les représentations des pratiquants. Malgré tout, le terme d’entraînement est employé dans les rares ouvrages ou articles publiés au début du siècle. Mais ce vocable d’entraînement recouvre une réalité différente de la définition que nous avons donnée en préambule. « C’est vers le 1er septembre que les adeptes du ballon rond commencent leurs parties d’entraînement […] »3. En réalité, ce que le microcosme du football nomme « parties d’entraînement » consiste à disputer des rencontres amicales, le plus souvent dominicales, contre d’autres équipes. Rapidement et également par commodité, l’expression « parties d’entraînement » se réduit au vocable unique « entraînement ». Cette distinction n’est pas uniquement sémantique, puisqu’elle conduit les footballeurs à reproduire exactement les contenus des rencontres officielles dans un cadre moins formel : en d’autres termes, il s’agit de disputer des matches qui ne figurent pas au programme d’une compétition officielle et dont le résultat final a moins de signification que l’objectif de créer ou maintenir un état de forme chez les coéquipiers.
La meilleure préparation est incontestablement le jeu lui-même, entre joueurs du même club l’effort physique est moins grand, la tension d’esprit est bien moins soutenue… C’est par les parties d’entraînement qu’il acquerra graduellement l’endurance et la science du jeu dans ses moindres détails4.
3Le niveau des joueurs et également de l’équipe s’améliore donc au cours même de la rencontre sportive. Jusque dans les années 1930, la majorité des footballeurs, même ceux qui pratiquent au plus haut niveau, se contentera de ces parties en guise d’entraînement, dont l’appellation s’est pérennisée dans la presse5. Ainsi donc, les matches amicaux entre partenaires du même club se révèlent être une référence majeure des deux premières décennies du XXe siècle. Ces parties d’entraînement sont censées se dérouler sans la pression de l’enjeu lié au gain du match, donc de manière physiologiquement plus économique pour les joueurs.
1.1. Prescriptions, modération et dosage
4Des prescriptions d’ordre hygiénique sont délivrées dans les premiers manuels. Les premières démarches en matière d’entraînement relèvent du bon sens ou des représentations et sont basées sur des conseils empiriquement fondés. Elles ont trait à la gestion de l’hygiène de vie, à l’alimentation. « Il ne faut pas boire à l’arrêt du jeu pendant la mi-temps : un quartier de citron que l’on suce rafraîchit la bouche »6. La fatigue provoque une surchauffe du milieu interne, qu’il importe de ne pas solliciter davantage par l’ingestion de boisson. Cette recommandation semble issue du bon sens populaire. Tout au long de cette période, d’autres conseils abondent dans le sens d’une vie équilibrée, propice à la préparation à la pratique du football : « Entraînement. Tout se résume en 2 mots : vie régulière et tempérance. Pas d’alcool, sacrifice de la chère cigarette »7. Une caractéristique commune aux premiers ouvrages est à repérer. Elle réside dans le fait que les recommandations qui concernent l’entraînement le définissent autant par ce qui est à éviter que par ce qui est réellement à faire. Il s’agirait donc de compenser le manque d’informations quant à la teneur réelle de cet entraînement par des précautions quotidiennes liées à l’hygiène. En améliorant la santé, non seulement on établit une propédeutique à l’entraînement, mais on pallie son insuffisance. Les prescriptions d’ordre hygiénique se doublent de prescriptions d’ordre technique et tactique. De la même manière, des descriptions tactiques sont fournies, mais elles restent purement descriptives. Charge au lecteur de se les accaparer mentalement et d’en faire le meilleur usage possible lorsqu’il se retrouvera en situation de les réinvestir sur le terrain.
5Dans les années 1890 et 1900, avec les observations et expériences des docteurs Philippe Tissié et surtout Fernand Lagrange, des voies nouvelles de recherches explorent une physiologie énergétique des exploits sportifs. Les quelques conseils prodigués par les ouvrages spécialisés prônent la mesure et le dosage. La pratique de l’entraînement doit rester modérée. Ce procédé n’est pas propre au football et a cours dans d’autres disciplines athlétiques telles que la course à pied (G. Bruant, 1992). Il est souvent déconseillé aux joueurs de produire des efforts à pleine intensité. « Un joueur, en dehors des matches, doit se tenir en dessous de ses moyens »8. Si l’ouvrage du docteur Lagrange Physiologie des exercices du corps, publié en 1888, est salué à la fois par le public intellectuel, les sportmen et les athlètes, pour lesquels il devient « une bible », en revanche, il n’est pas utilisé en tant que support à des procédés d’entraînement en matière de football jusque dans les années 1920. En effet, les traités en vigueur conseillent de la modération. Lagrange insiste sur l’effort soutenu dans le temps, mais en modérant son intensité et en fractionnant les exercices. Les références à la machine mécanique ont été supplantées par celles de l’animal et de l’humain9, et les procédés et connaissances du début du siècle indiquent qu’il ne faut pas faire exploser la machine, donc ne pas trop la solliciter. Pourtant, malgré des efforts d’intensité modérée, l’entraînement doit produire des effets remarquables : « Un bon joueur bien entraîné doit sortir d’un match frais comme une rose »10. L’entraînement a donc une utilité reconnue, celle de permettre à ses adeptes de retarder la fatigue, la souffrance ou la lassitude, voire même de l’annihiler. En ce sens, il correspond d’assez près à la définition donnée par Lagrange : « Nous appelons entraînement, un ensemble de pratiques ayant pour but de rendre un homme ou un animal apte à supporter un travail donné »11. Car c’est bien en cela que l’entraînement est utile : permettre au sportif de produire une performance de façon relativement économique, sans déployer d’efforts inutiles ni s’épuiser. Cet intérêt n’est pas spécifique au monde du sport à cette époque qui fait suite à la révolution industrielle et a vu les conditions des ouvriers évoluer. L’attention se porte dorénavant sur le monde du travail manuel et intellectuel et les interrogations sur la résistance au travail. L’entraînement s’inscrit dans une « approche positiviste de l’exercice physique » (A. Roger, 2003).
1.2. L’exemple inspiré par l’étranger
6L’Association chez les professionnels anglais : L’entraînement d’avant saison commence au mois d’août, par de la course à pied, des longues promenades, à seule fin de faire perdre aux joueurs la graisse qu’ils ont pu amasser pendant l’inactivité estivale. L’entraînement plus sérieux vient avec la saison qui commence le 1er septembre […]. Un entraînement rationnel, régulier, dont voici les grandes lignes. Le lundi, courses à pied sur 60 mètres, promenades en groupes. Le mardi, courses à pied sur des distances moyennes, 1500 à 2000 mètres par exemple, saut à la corde, boxe ; tout cela pour donner du souffle ; Le mercredi, même programme que le lundi, le jeudi on recommence ce qui a été fait le mardi. Le vendredi, veille du match, sera presque une journée de repos ; une longue promenade-marche, à seule fin d’éviter l’engourdissement des muscles, est effectuée. Il faut naturellement ajouter à cela tous les autres exercices de gymnastique ou sportifs pratiqués dans un local spécial à l’entraînement [… ]12. Le tout est terminé chaque jour par de bons massages sans compter une hydrothérapie des plus complètes13.
7On le constate, ce programme d’entraînement se construit essentiellement sur la base d’exercices de course, que ce soit du sprint ou du demi-fond, ainsi que sur des exercices de culture physique. Le laps de temps restreint consacré à la manipuation du ballon peut surprendre, mais cette référence est corroborée par les professionnels anglais du début du XXe siècle.
En dehors des matches, les pros anglais ne « touchent » presque jamais le ballon. À peine, au début de la saison, s’exerceront-ils aux dribblings, passes et shoots pour se remettre « en jambes », mais une fois la saison commencée, plus de ballon à l’entraînement14.
8La presse française se fait parfois l’écho de méthodes d’entraînement à l’étranger15. Quelques dirigeants tentent également de témoigner de ce qui se pratique outre-Manche, comme Roland Richard, manager du Red Star en 191416, qui décrit l’entraînement de l’équipe professionnelle écossaise de St Mirren. Comme le montrent les programmes de ces joueurs professionnels en 191417, les exercices sont soigneusement minutés, dosés, balisés. Des emprunts aux autres sports tels que la course à pied ou la boxe sont réalisés :
Samedi : Match.
Mardi : 10h30 : 5 minutes de mouvements respiratoires. 4 fois 50 mètres. 200 mètres. 15 minutes de culture physique. Douche. 3h : 2 fois 50 mètres. 100 mètres. 15 minutes de punching-ball. Bain. Douche.
Mercredi : Après-midi : Penalties (3 essais par joueur). Coups de pieds de coin par les ailiers sur attaque-défense. Shoots au but, balle reprise de volée sans l’arrêter, du droit et du gauche. Bain. Douche. Massage.
Jeudi : Matin : Même programme que mardi, parfois marche de 7 ou 8 kilomètres en campagne. Culture physique légère. Punching-ball. Après-midi : même entraînement que mardi.
Vendredi : Repos. Enregistrement du poids. Mesure des chevilles et genoux pour blessés.
9Entre les deux propositions relatées dans la presse, émergent peu de différences significatives. Courses et marches balisent l’entraînement, ainsi que les soins apportés au corps par l’hydrothérapie et les massages. Tout juste peut-on noter un emploi un peu plus fréquent du ballon dans le cadre d’exercices techniques ou de mises en place tactique dans le cas du club de St Mirren. Tout en se gardant d’analyser ces programmes, les journalistes n’en espèrent pas moins que les joueurs et les clubs français seront en mesure de s’inspirer de ces modèles et de reproduire quelques-uns de ces exercices. Le décalage effectif qui s’observe entre le niveau des équipes françaises et celui des équipes anglo-saxonnes s’explique principalement au regard des différences en matière d’entraînement. En Angleterre, l’entraînement est abordé de façon analysée, structurée, dans « un savoir positif » (A. Rauch, 1982). Cependant, le professionnalisme en football y arrive des décennies après celui connu par d’autres sports, tels que la course à pied ou la boxe et les premiers entraîneurs anglais de football sont donc issus des rangs de ces sports, ou encore du cricket. Il paraît donc logique que les techniques employées s’apparentent à celles en vigueur dans ces mêmes activités physiques et que les premières mises en œuvre s’inspirent des procédés relatifs à la préparation athlétique dans d’autres sports. Ces emprunts sont également confirmés par l’ancien professionnel anglais, W.J. Bassett, qui indique dans La Vie Au Grand Air18 : lorsque les matches officiels se déroulent le dimanche, si le lundi est consacré au repos, le mardi correspond à une phase de préparation physique, constituée par une marche de 6 à 7 milles, entamée à 10 heures du matin, et suivie d’une demi-heure de saut à la corde, puis de quelques minutes de punching-ball. Le football va donc rechercher ses modèles dans des activités telles que la boxe, qui ont sacrifié à des pratiques d’entraînement depuis des décennies et apporté certaines démonstrations d’efficacité en matière de préparation des sportifs. Bassett préconise également l’emploi de la natation et du golf19. De renforcement musculaire ou articulaire spécifique il n’est ici pas question. Les croyances sont référées à une forme d’empirisme basée sur l’expérience et le pragmatisme. L’attitude qui prédomine reste celle qui consiste à se référer à ce qui semble convenir dans des domaines voisins.
À ce sujet, j’ai des idées bien arrêtées, et d’après moi, le meilleur travail consiste à courir avec le ballon, et d’aller le poser au centre à toutes jambes. Je sais que ce moyen s’adresse surtout aux joueurs de rugby, mais les procédés d’entraînement sont semblables sur beaucoup de points20.
10Le football et le rugby ont effectivement été des sports voisins, puisqu’ils ne se sont dissociés réellement qu’en 1863. Il est possible que chez les professionnels anglais, même une cinquantaine d’années après cette scission, des modalités communes d’entraînement subsistent. Le football professionnel anglais, s’il respecte une programmation sérieuse de l’entraînement, ne semble pas, si l’on en croit Bassett, se situer dans une perspective d’innovation et de recherche spécifique qui l’amènerait à développer des procédures originales et réellement propres au ballon rond. Ne sont pas encore apparus de réels « praticiens, de bricoleurs de génie » (G. Vigarello, 1988) qui directement confrontés à la difficulté motrice en matière de football sont susceptibles de proposer des formules optimales spécifiques.
1.3. Le contrôle physiologique
11Comme le montrent les programmes de joueurs professionnels du club écossais de St Mirren en 1914, les temps laissés libres, ceux pendant lesquels les joueurs ne s’entraînent pas, sont conséquents. D’autre part, les procédés mis en œuvre se prêtent tous facilement à la mesure. Les courses et les marches permettent de définir des distances précises. La culture physique est minutée, de même que les séances de punching-ball ou de saut à la corde. Même l’exécution de phases avec ballon est soigneusement balisée : 3 essais par joueur lors des penalties. Enfin, la journée de repos du vendredi est dévolue à l’enregistrement du poids des joueurs, ou à d’autres mesures de type anatomique pour vérifier l’évolution de la guérison chez les joueurs blessés. Le contrôle physiologique des joueurs est la priorité. Plusieurs arguments semblent plaider en faveur de ces modalités. Tout d’abord, il est rassurant car simple à évaluer. Ensuite, les courses à pied ont, en matière de professionnalisme, un passé qui a valeur d’expérience. L’entraînement et ses techniques sont connus, même s’ils sont différents selon que l’athlète soit amateur ou professionnel (G. Bruant, 1992). Mesurer le périmètre thoracique, le périmètre des genoux, des chevilles, ou chronométrer des joueurs sur des parcours renouvelés à l’identique, ne nécessite pas de posséder des compétences hors du commun. Cet examen confère à l’entraînement une caution scientifique. Ce qui est mesuré et mesurable ne semble pouvoir être remis en cause. Dans un entraînement dominé par le souci de prudence et la nécessité de limiter les efforts, ce contrôle physiologique permet également de vérifier que les limites ne sont pas dépassées. Ce gage de sérieux et d’efficacité n’est pas propre au football : il se poursuivra dans les années 1920, au cours desquelles les apports de ce type, notamment de la part des médecins, viseront également les autres disciplines sportives telles que l’athlétisme (A. Roger, 2004).
1.4. Les représentations liées à l’entraînement
12Dans la plupart des cas, l’entraînement reste modéré en quantité et en intensité, et les joueurs étrangers recrutés par les clubs prodiguent davantage de conseils au cours de parties qu’ils ne dirigent des réelles séances d’entraînement spécifique. Ainsi donc, les matches amicaux entre partenaires du même club et contre des opposants d’un club différent se révèlent être une référence majeure de la première décennie du XXe siècle. Ces parties d’entraînement ne proposent pas de gradation, ni de progression, et ne tiennent pas compte du moment de la saison à laquelle elles se disputent. En revanche, elles sont censées se dérouler sans la pression de l’enjeu lié au gain du match, donc de manière physiologiquement plus économique pour les joueurs. L’entraînement trouverait davantage sa raison d’être dans la sociabilité qu’il fournit :
En définitive, les séances d’entraînement pendant la semaine sont utiles surtout au point de vue moral. Les joueurs d’une même équipe apprennent ainsi à mieux se connaître […]. Qu’au cours de leur réunion ils étudient tel ou tel projet de combinaison, telle ou telle méthode d’attaque ou de défense, cela va de soi, car on parle beaucoup de ce qu’on aime. Mais ces séances sont surtout, pour les footballeurs d’une même société une occasion de se voir, et l’esprit de club ne peut qu’y gagner21.
13En football, les buts assignés à l’entraînement ne dépassent pas le stade de la prescription. L’objectif recherché par l’entraînement serait donc également nettement social, puisqu’il favoriserait les relations entre partenaires. Il est à replacer dans le contexte des perspectives de sociabilité des années d’après-guerre, qui trouvent leur source déjà au XIXe siècle, lorsque les valeurs le plus souvent revendiquées par les associations sont la camaraderie, l’amitié, la fraternité (P. Arnaud, 1987). Les théories, qu’elles concernent des explications techniques ou stratégiques, restent essentiellement discursives et ne trouvent pas leur application pratique sur le terrain de jeu. L’entraînement évolue à partir de 1920 en raison de plusieurs facteurs et notamment parce que l’entraîneur de football, qui jusque-là n’existait pas en France, fait son apparition.
2. L’entraînement en football de 1920 à 1942
14« L’entraînement du sportif des années vingt ne semble pas avoir radicalement rompu avec les propositions que le docteur Lagrange élabore dès 1888 » (T. Terret, 2000). Comme dans les autres sports, l’entraînement des footballeurs des années 1920 et 1930 reprend effectivement bon nombre de propositions émises par le docteur Lagrange trente ou quarante années auparavant.
2.1. Orientations et tendances : vers un entraînement à dominante physique
15Au début des années 1920, l’entraînement proprement dit, au sens où l’entendent des auteurs aussi différents que Fernand Lagrange, Georges Hébert ou Georges Demenÿ n’est pas rentré dans les mœurs des footballeurs. Le capitaine de l’équipe de France Gabriel Hanot peut ainsi écrire :
Au football, l’entraînement individuel et collectif entre les intervalles des matches ne joue pas un rôle essentiel. On peut même dire qu’en France, il n’occupe dans ce sport qu’une place de second plan…22.
16Il est vrai que les freins à l’entraînement ont pu inciter à développer des modalités de pratique individualisée. « Le dimanche en général est, en effet, le seul jour dont dispose un joueur pour s’entraîner »23. La loi de juillet 1906 sur le repos hebdomadaire est suivie de la loi du 23 avril 1919 qui instaure la journée de 8 heures. Mais celle-ci ne devient effective qu’à partir de 1925. Toujours est-il que les potentialités d’entraînement et de pratique sportive croissent à partir de la promulgation de ces lois.
17Il s’avère que la plupart des conseils prodigués par les manuels et articles des années 1920 sont peu suivis par les joueurs et ne sont pas davantage appliqués par les footballeurs de bon niveau que ne l’étaient ceux des ouvrages des décennies précédentes. Pourtant l’idée de la nécessité d’un entraînement, qui n’est d’ailleurs pas spécifique au football, s’impose dans les esprits dès 1912, à la suite des résultats jugés décevants des athlètes français aux Jeux olympiques de Stockholm. Elle s’amplifie après la guerre, grâce notamment à la portée des Jeux interalliés de 1919. Il faut dès lors trouver un remède efficace : l’entraînement doit s’imposer, mais ne peut être fait à l’emporte-pièce. Au contraire, il doit être effectué sous la direction d’un spécialiste24. Rien d’original n’émane de cette proposition, puisque d’autres sports tels que la natation ont établi le même constat (T. Terret, 2008). Comme lors de la période précédente, l’accent est mis sur l’hygiène de vie. Les conseils pratiques qui s’adressent aux footballeurs sont assénés avec la même vigueur aux joueurs de rugby (J. Vincent, 2003) ou aux nageurs (T. Terret, 2008). Ils sont d’autant plus martelés que l’entraînement ne constitue toujours pas, dans les années 1920, une priorité pour les joueurs français. Lucien Gamblin25, qui a été un joueur émérite dans les années 1910 et le début des années 1920 dresse un constat assez désabusé : « L’entraînement est inconnu, vous voulez pouvoir fumer, boire, vous voulez ne vous priver de rien de ce que vous considérez comme du plaisir »26. Les reproches de Gamblin s’adressent surtout aux joueurs qui évoluent dans les grands clubs français. Les années folles par le biais des dancings, cabarets, boîtes de nuit, music-halls, offrent en effet des tentations certaines. En jouant sur les termes, le discours de Gamblin montre que l’entraînement n’est finalement pas perçu comme un plaisir. De plus, il s’inscrit dans cette logique propre à certains promoteurs du football qui voudraient que s’entraîner soit incompatible avec la jouissance de certains plaisirs. Ainsi, les thuriféraires de l’entraînement dans les années 1920 fondent-ils leurs justifications sur des principes de bon sens, des prescriptions, et le définissent parfois par défaut : ce qu’il faut éviter. Cependant, les prescriptions ne restent pas cantonnées dans le domaine de l’hygiène. Certains auteurs effectuent des propositions pratiques qui à leurs yeux valent avant tout pour le pragmatisme dont elles font preuve. Le docteur Bellin du Coteau, médecin reconnu et sportif accompli, s’associe avec le journaliste spécialiste de football Maurice Pefferkorn pour proposer un Manuel d’entraînement et de préparation générale à tous les sports (1924). Ils y dénoncent l’inutilité d’une gymnastique de force, qui doit être remplacée par un travail d’assouplissement général afin d’améliorer la souplesse articulaire27. Les assouplissements proposés ne correspondent pas exactement à la représentation que l’on peut s’en faire aujourd’hui. S’ils intègrent des exercices de souplesse articulaire, on y retrouve également du renforcement musculaire, des sautillements, du saut à la corde, des montées de genoux… Quant à la culture physique, prônée par le docteur Ruffier dès 1909, elle est divulguée en France par le biais de rééditions régulières de son manuel Soyons forts. Manuel de culture physique élémentaire28. Ces exercices de culture physique, d’assouplissements et de gymnastiques, appartiennent à ce que l’on peut dénommer « versant physique de l’entraînement ». À la même période, les spécialistes de rugby recommandent les mêmes procédés pour les rugbymen désireux d’entretenir leur forme (J. Vincent, 2003).
18Dans les années 1920 prédomine toujours une idée de modération dans la conduite de l’entraînement. Le docteur Bellin du Coteau et M. Pefferkorn l’affirment : « À l’entraînement, l’homme doit être très au-dessous de son record ».29 En corollaire, les sportifs sont donc invités à observer une réelle vigilance quant aux intensités, aux durées des répétitions lors des exercices pratiqués. Certains footballeurs, plutôt que de doser les exercices d’entraînement, de les effectuer à intensité modérée, ont préféré s’en affranchir. Néanmoins, pour les rares adeptes d’une préparation individuelle, les possibilités existent. Elles sont encore empruntées aux modèles des professionnels anglais du début du siècle. J. Try : « Un bon moyen pour faire travailler les muscles des jambes et aussi se maintenir en souffle consiste à pratiquer le saut à la corde »30. Cependant à partir des années 1920, s’affirme une activité qui devient rapidement prépondérante dans l’entraînement en football : la course à pied. Les modèles d’entraînement fournis par les footballeurs professionnels anglais lors des décennies précédentes lui accordaient déjà une large place. Les premières préconisations s’attachent à définir le style des foulées efficaces. André Glarner31 compare deux types de coureur : « Les joueurs qui piétinent, qui « tricotent », ont l’air d’aller vite ; or, en réalité, ils sont aisément débordés par ceux qui courent en larges foulées, semblant se balader tout à leur aise »32. Les études de Georges Demeny préconisent que le mouvement efficace est aussi arrondi et harmonieux. L’aisance associée à l’amplitude constitue un point important, puisque les travaux vont aussi dans le sens d’une économie de l’effort. Afin de se préparer à la répétition des efforts, de permettre aux organismes des joueurs de produire des intensités soutenues, l’entraînement recherche la réitération de la performance en jouant sur les grandes fonctions. D’autres observateurs situent l’importance de la course à pied dans un autre domaine, celui des facteurs psychologiques. Tel est le cas de Maurice Pefferkorn qui en vante les mérites : « Rien de tel qu’un 100 mètres pour apprendre le démarrage rapide. Le 400 mètres est une admirable école de volonté et de courage »33. En effet, la course à pied relève à merveille des procédures de contrôle physiologique. Les résultats mesurés et chronométrés sont là pour le vérifier. Bien entendu, ces effets mesurables coïncident donc avec une morale de l’effort prédominante. Les encouragements à la pratique de la course s’appuient donc sur des postulats issus de domaines divers, athlétique, technique, psychologique voire moral. La caution du rationalisme est également recherchée, notamment à travers la gradation des exercices proposés. Solliciter les commentaires d’un médecin tel que le docteur Henri Diffre apporte une garantie scientifique supplémentaire :
Un des exercices qui convient le mieux aux jeunes gens, et plus particulièrement aux joueurs de football, c’est la course de vitesse […]. Dans ces conditions, commencez doucement : faites d’abord l’apprentissage de la course, puis l’apprentissage du départ, et alors seulement, vous essaierez de courir en débutant évidemment par de courtes distances, 60 mètres pour commencer34.
19La méthode analytique constitue la base de la progression : travailler séparément chacune des parties, puis les assembler afin qu’elles forment un tout. Cette méthode correspond au modèle associationniste décrit dans le Règlement général d’éducation physique appelé Méthode française et publié par le sous-secrétariat à l’éducation physique en 1925, qui recommande à l’athlète de « répéter des séquences décontextualisées puis mises bout à bout » (A. Roger, 2003). Cette définition n’est pas propre au seul football, ni à la course à pied. Elle recouvre tous les secteurs de la vie, surtout dans les sociétés industrielles, qui ont découvert et appliqué le taylorisme et l’organisation scientifique du travail. L’entraînement du football avec ballon semble être soumis aux mêmes impératifs. Des conseils techniques précis s’adressent également aux pratiquants. Les manuels d’entraînement en football s’attachent à décrire l’efficacité de la course de vitesse si utile au footballeur :
Pour faire le mouvement de la foulée, vous soulevez votre genou le plus haut possible… puis vous lancez le pied en avant, et en haut en tendant toute la jambe en avant comme si vous vouliez aller toucher de la pointe du pied un point assez éloigné de vous. C’est la bonne qualité de ce geste qui assure au coureur de vitesse en même temps sa meilleure foulée et le style le plus élégant35.
20L’efficacité du geste doit être analysée rationnellement. De surcroît, l’harmonie gestuelle est à nouveau un gage de l’efficacité. Elle est aussi la garantie du souci d’économie recherché depuis le traité du docteur Lagrange publié en 1888. À partir des années 1920, la course à pied, surtout sous forme de vitesse, occupe la majeure partie des recommandations en matière d’entraînement en France. Dans un souci de contrôle physiologique des joueurs, elle représente un exercice adapté et efficace, mais qu’il est important de rendre scientifique. Dans les années 1930, elle reste un élément fondamental de l’entraînement en football selon Paul Nicolas36 et V. Davidovitch : « La course occupe une place prépondérante dans un programme de football »37. En ce sens, les manuels en vigueur rejoignent l’idée de M. Bellin du Coteau, pour qui la course à pied est le sport princeps, à la base de tous les autres. La préparation athlétique et notamment la course à pied apparaissent plus faciles à maîtriser et sont connues depuis plus longue date. De ce fait, cette relative garantie de maîtrise qu’elles procurent aux entraîneurs contribue à en faire des outils privilégiés de l’entraînement. De surcroît, la variété des distances choisies permettent d’améliorer chez les footballeurs des capacités diversifiées, qui s’échelonnent du « bien courir ou tenir la distance » (A. Roger, 2003).
21Si le professionnalisme avait engendré de réelles avancées en matière d’accoutumance à l’entraînement, il n’en demeure pas moins que les joueurs français ne s’adonnent sans doute pas à la préparation physique avec toute l’énergie ou la volonté nécessaire. C’est en tout cas l’avis d’Étienne Mattler, capitaine du FC Sochaux et trente-sept fois international :
La supériorité des insulaires s’explique aussi par leur merveilleuse condition physique. Ce sont tous des athlètes et ils savent ce qu’ils doivent à la condition physique. Chez nous, au contraire, même parmi les professionnels, j’ai constaté avec regret que la gymnastique était peu prisée38.
22Cependant, malgré les réserves émises par le joueur sochalien, il s’avère que la mise en œuvre du versant physique de l’entraînement à partir des années 1920 a porté ses fruits et produit des résultats visibles et observables aux yeux des spécialistes comme Achille Duchenne : « C’est en résistance à la fatigue, en économie de l’effort à accomplir, en puissance athlétique utile que la progression du jeu au cours des vingt-quatre ans a été la plus nette »39. Un entraînement comme celui du FC Metz, dirigé par l’Autrichien Ferd Friedthum, offre un exemple de ce qui se pratique dans les clubs après cinq années de professionnalisme :
Trois fois par semaine, le stade de l’Ile Saint Symphorien s’anime. L’entraînement des pros a repris. Culture physique, sprints et tours de piste, voilà qui remplit le mardi et le mercredi matin. Le jeudi soir, deux mi-temps de trente minutes doivent rapidement ramener la forme et l’homogénéité40.
23On peut le vérifier, course à pied et culture physique occupent une place importante, ce qui tend à prouver que les exercices des stages estivaux organisés par la FFFA et dirigés par Griffiths correspondent à « ce qui se fait » réellement dans les clubs français à l’entraînement. Si les contenus de l’entraînement ne semblent pas vraiment différents de ceux qui sont proposés depuis les débuts du football en France, le rythme hebdomadaire de trois fois par semaine auquel ils sont proposés marque une rupture avec la période d’avant 1932. D’autres équipes s’entraînent jusqu’à quatre fois dans la semaine, comme le Racing club de Paris. Auteur du doublé Coupe-championnat sous la direction du britannique Kimpton en juin 1936, l’équipe s’exerce lors de quatre séances hebdomadaires de 14h30 à 17h ou 17h30. Ces horaires indiquent que les joueurs sont bien professionnels, puisqu’ils s’entraînent à des horaires où les travailleurs s’activent.
Les mardis et vendredis sont consacrés aux massages, aux démarrages et aux tours de piste, au saut à la corde, ainsi qu’à une sorte de volley joué en cercle, avec le pied et non avec les mains. Les mercredis et jeudis comportent l’entraînement proprement dit, qui s’achève par un petit match entre l’équipe première et l’équipe réserve. Après la séance, M. Kimpton fait une causerie conférence au tableau vert magnétique, il critique les fautes commises précédemment et prévoit la tactique du prochain adversaire41.
24L’intensité se mesure non pas en termes qualitatifs, mais quantitatifs. L’entraînement peut être considéré comme plus intense parce qu’il se renouvelle souvent au cours de la semaine. Par contre, le contenu des séances en lui-même ne connaît pas de bouleversement par rapport à la fin de la décennie précédente.
2.2. Le versant technique de l’entraînement
De même qu’au régiment, les recrues décomposent les mouvements de maniements d’armes, de même, le débutant doit apprendre à exécuter séparément un shoot, une passe, un dribbling, un coup de tête42.
25La référence à l’armée est également explicite. Lieu de passage obligé de tous les jeunes gens Français, elle est également le réceptacle des représentations françaises, d’une nation qui se pense puissante et influente au sortir de la guerre de 1914-1918. Il est donc compréhensible que l’armée puisse servir de référence au monde des sports, et que les deux cherchent à appliquer les principes d’organisation du travail en vigueur. L’ordre et la rigueur prédominent donc dans les ouvrages d’entraînement sportif. Un deuxième aspect visible dans les manuels relatifs au football est celui qui tente de définir des consignes techniques spécifiques au football de façon rationnelle et scientifique. Une fois la justification de l’entraînement établie, qu’elle soit physique, morale ou sociale, il reste à théoriser ce qui est caractéristique du football. La théorisation tactique, notamment la description des systèmes de jeu, est souvent évacuée des ouvrages ou articles. Il reste cependant la partie technique. Il s’agit ici principalement de décrire des techniques corporelles individuelles d’appropriation, de maîtrise et de transmission du ballon. La tentation est grande de s’inspirer du modèle de la course à pied. Décrire le contrôle du ballon renvoie à des considérations de type biomécanique :
Le contrôle du ballon (blocage) : Ainsi, pour un ballon réglementaire (sur un terrain de football bien plat), l’angle sous lequel tombe sur le sol et l’angle qu’il fait en rebondissant sont égaux et dans le même plan vertical43.
26La volonté de rendre scientifiques le football, sa technique ainsi que l’entraînement est visible. L’élaboration temporelle de l’acte comporte des prescriptions, des contraintes avec un important degré de précision dans la décomposition des gestes et des mouvements, qui correspondent à une manière d’ajuster le corps à des impératifs temporels. De cette manière, le contrôle des corps est simplifié, et le pouvoir de coercition théoriquement conféré à l’entraîneur s’en trouve renforcé. Les descriptifs de « blocage du ballon », de « direction du ballon », de « l’appréciation de l’effet qui anime le ballon » occupent plusieurs pages et sont rendus plus explicites par des schémas géométriques qui multiplient les droites et les angles44 ou encore par des photographies qui explicitent le bon geste à accomplir, voire la façon parfaite à adopter45. L’analyse de la frappe de balle répond aux mêmes impératifs.
Le coup de pied le plus fréquent et aussi le meilleur, est celui qui consiste à prendre la balle sur la partie supérieure du soulier, entre la pointe et le bas de cou-de-pied. L’impulsion est alors donnée par la face supérieure des orteils et la direction réglée par le degré d’inclinaison du pied. Pour obtenir une certaine force […] il faut que le prolongement de la jambe soit légèrement en arrière du corps, ce qui revient à dire que l’impulsion doit être donnée avant que la pointe du soulier n’ait dépassé l’aplomb du genou46.
27Expliquer le football et l’analyser de façon scientifique répond à une double exigence : lui conférer un aspect rationnel et organisé, mais également rassurer les quelques entraîneurs quant au bien-fondé de leurs situations d’entraînement. Cette volonté s’inscrit dans le contexte de « domination scientiste » qui est celui des trente premières années du siècle (A. Roger, 2003) et concerne la plupart des pratiques sportives. L’entraînement technique existe réellement à partir de la fin du milieu des années 1920, mais il dépend en réalité de la mise en œuvre de l’entraînement tout court. À partir du moment où les joueurs se rendent à l’entraînement, ce dernier peut effectivement comporter une partie technique destinée à renforcer leurs habiletés de base dans la manipulation et la maîtrise du ballon. Comme l’entraînement n’est rentré dans les habitudes des joueurs français que depuis peu, les constats des spécialistes du début des années 1930 révèlent des lacunes techniques persistantes dans le bagage des joueurs français. Gabriel Hanot le prétend :
Les footballeurs français ne jouent pas assez avec le ballon à l’entraînement ; ils ne sont pas familiarisés avec la bonne boule qui est si franche et si loyale à l’égard de ceux qui savent lui parler47.
28La familiarité des termes suppose une relation symétrique : les relations cordiales ne peuvent se mériter que si elles s’entretiennent régulièrement. Or, des progrès en matière d’entraînement sont certes enregistrés, mais ils ne sont pas encore suffisants. Le professionnalisme a sans aucun doute permis aux footballeurs français de répéter plus souvent les gestes techniques de base, de les automatiser, puisqu’au bout de quatre années, Gabriel Hanot peut dresser le constat d’une amélioration évidente :
Depuis le mois de septembre 1932, date de l’institution du professionnalisme, la technique de nos footballeurs a accompli des progrès considérables […]. Aujourd’hui, un footballeur qui manque un blocage ou qui se laisse surprendre par l’effet du ballon est immédiatement blâmé par la foule. On exige que la prise de possession, l’interception, la manipulation, si l’on peut ainsi parler, du ballon, s’accomplissent automatiquement, par simples réflexes, tandis que l’esprit et les yeux préparent la combinaison future48.
29Il est intéressant d’analyser l’évolution de la passe, un des gestes techniques les plus usités en football, consiste à transmettre le ballon à l’un de ses coéquipiers. Cette technique née et perfectionnée en Écosse a mis du temps à s’établir en France où les joueurs abusent encore du jeu individuel au début du siècle. Au début des années 1920 s’établissent les premières recommandations : « En général, la passe du demi-centre s’adressera à l’inter droit ou gauche »49. La conception du jeu, qui n’est pas celle d’un football total où tous les joueurs se déplacent dans toutes les parties du terrain, mais plutôt celle d’une spécialisation des joueurs avec l’attribution de secteurs de terrain bien définis dans lesquels les joueurs évoluent selon leur poste, rend plausible et recevable cet argument. Les schémas de jeu sont assez stéréotypés et prédire les destinataires des passes en fonction du poste occupé par le joueur procède d’une analyse logique. Parallèlement à l’identification des destinataires potentiels, les manuels recentrent l’attention sur les fonctions de la passe : elle est une arme résolument offensive dans un premier temps :
Elle doit toujours être faite en avant, compte soigneusement tenu de l’élan et de la vitesse du partenaire à qui on la fait. Puisqu’en effet la passe a pour but de continuer une attaque, il serait ridicule de briser cette attaque en envoyant le ballon derrière celui à qui il est destiné50.
30La notion de progression du ballon est fondamentale. La passe ne se conçoit que dans un système de jeu donné. De ce fait la passe de conservation, qui peut être latérale ou donnée vers l’arrière n’est pas abordée, puisque le jeu pratiqué dans les années 1920 recommande d’amener le ballon systématiquement vers l’avant. Pour améliorer la maîtrise de ce geste technique, il est conseillé de s’entraîner en faisant varier la direction du geste, puis les paramètres qui influencent la difficulté d’exécution. Paul Nicolas, dans un article intitulé « La passe, acte essentiel du joueur », conseille :
La meilleure façon de s’entraîner consiste, au début, à former un cercle de quatre ou cinq joueurs, et à se faire des passes de l’un à l’autre en changeant constamment de destinataire. Lorsqu’on a acquis une bonne précision, on se fait des passes en courant sur le terrain de jeu et en mettant dans l’exécution la plus grande difficulté possible, tout en conservant, cela va de soi, le maximum de précision51.
31Ici le principe de progressivité cher à Lagrange, Demenÿ, Hébert ainsi qu’à la plupart des auteurs qui ont donné leur avis sur l’entraînement est respecté. La passe est donc étudiée en se préoccupant du partenaire, acteur essentiel dans l’aboutissement de la réalisation technique, mais sans donner un rôle à l’adversaire, qui en match s’oppose à sa réalisation. La vision de ce que doit être une bonne passe est conditionnée par une logique de généralisation : « Le capitaine leur montrera la supériorité des passes rapides au ras du sol sur celles qui se font en l’air… »52. Ces conseils traduisent une analyse logique mais stéréotypée du jeu : une passe à terre est effectivement plus facile à réaliser par son auteur, et plus facile à contrôler par son destinataire. Mais ils représentent le danger d’enfermer le joueur dans un seul type de comportement prédéterminé. Au milieu des années 1930, des spécialistes reconnus comme Maurice Bunyan (1935) reconnaissent le droit à l’existence à d’autres modalités que la passe avant. « Les passes latérales : cette passe ne doit être effectuée que lorsque vous ne pouvez ni faire une passe en profondeur, ni une passe oblique. Elle est non progressive dans beaucoup de cas ». Ce constat procède d’une analyse a posteriori des conditions de jeu : en tant que pratiquant, Bunyan sait que dans certains cas, la progression du ballon vers l’avant est rendue momentanément impossible. Il fait ici appel aux capacités d’adaptation du footballeur qui doit être apte à évaluer rapidement la situation qu’il rencontre et à fournir une réponse adaptée. Cette avancée par rapport aux propositions qui interdisaient la passe latérale, certes modeste, n’en relève pas moins d’une vision plus globale et moins étriquée du geste technique.
32L’analyse du jeu au poste fournit également des indices pertinents de l’évolution du football au fil des années. Cette évolution conditionne bien évidemment la façon de concevoir l’entraînement. Nous avons choisi de nous centrer plus particulièrement sur un seul poste, celui d’arrière. Bien entendu, celui-ci ne peut être appréhendé qu’en relation avec les autres postes de l’équipe. Cependant, les ouvrages de cette période se gardent de signaler des façons de faire ou des manières de procéder très détaillées en matière d’entraînement. Edouard Pontié donne des conseils sur la façon d’entraîner les arrières : « Les arrières s’entraîneront en se renvoyant le ballon les uns aux autres par de grands coups de pied »53. Nulle précision technique ni même pratique n’est apportée quant aux modalités à respecter, qu’elle concerne la façon de frapper la balle, les distances à choisir, les durées d’exercice… Le lecteur se doit de déduire lui-même les conduites idéales à tenir s’il veut appliquer ces préceptes d’entraînement. Par contre l’aspect stratégique de la tenue du poste d’arrière est quant à lui plus détaillée. Elle procède cependant d’une conception a priori du comportement à tenir, en envisageant une situation type qui paraît refléter l’archétype de ce que peut rencontrer le défenseur.
La meilleure combinaison est de jouer en échelon, c’est-à-dire que l’arrière du côté duquel le jeu se passe se portera environ 15 mètres derrière ses demis et l’autre arrière sera à 15 mètres derrière son coéquipier. Cette tactique a l’avantage de provoquer le hors-jeu chez les avants adverses et d’éviter qu’ils ne tombent en possession du ballon sur de grands coups de pied54.
33Ici encore, le propos relève plus de la diffusion de savoir-faire stratégiques à des joueurs qui sont encore pour beaucoup des profanes. L’expertise de son auteur l’autorise à utiliser le règlement et les possibilités d’interprétation qu’il offre. Cependant l’appropriation de ces recommandations ne relève pas réellement de l’entraînement, mais davantage de la prise de conscience par celui qui la reçoit. Dans le cas d’un joueur de bon niveau, on peut supposer qu’il reçoit ces avis de la part de ses coéquipiers et notamment de son capitaine au cours des parties d’entraînement. Au début du XXe siècle, au regard de la division du travail dans l’équipe et des postes attribués à chacun des joueurs, on peut considérer que le rôle de l’arrière est relativement statique. « L’arrière est avant tout uniquement joueur défensif, cela doit lui suffire. Peu de travail individuel en conséquence… il doit se débarrasser bien vite du ballon »55. Les arrières se situent en retrait dans les représentations, et leur notoriété est inférieure à celle des attaquants ou des demis. De surcroît, les capacités exigées de l’arrière sont bien moindres que celles attendues de ses coéquipiers :
Les qualités requises de l’arrière sont moins nombreuses que celles qu’on exige du demi. Par contre, il ne sera nullement nécessaire qu’un arrière soit un bon dribbleur. Cette qualité lui sera même nuisible56.
34Ces propos résonnent d’autant mieux qu’ils se tiennent à une période lors de laquelle dans plusieurs pratiques sportives, la spécialisation trouve des soutiens inconditionnels (A. Roger, 2003). La différenciation des qualités requises au sein d’une même équipe est un fait établi dans les années 1920. Lorsqu’il s’agit de former une équipe, les joueurs les plus doués, les meilleurs techniciens, voire les meilleurs stratèges ne sont jamais placés au poste d’arrière. Par contre, on souhaite retrouver chez ces hommes dévolus aux tâches défensives des qualités morales telles que la vaillance, le courage, l’abnégation. En outre, cette place semble réclamer des aptitudes spécifiques : « Le coup de tête ne joue, à mon avis, un rôle important que dans la défense »57. Parfois effectivement, des actions peu construites se terminent en balles aériennes et nécessitent des renvois de la tête de la part des défenseurs. Cette considération est à rapprocher des conseils que Louis Monitor (1929) prodigue à l’attaque en lui conseillant d’axer son jeu sur des balles à terre plutôt que des balles en l’air. Il y a là une cohérence certaine avec le fait de réserver le jeu de tête aux défenseurs. Les premières interventions de l’arrière consistent à éloigner le danger. De ce fait, on lui demande souvent de parer au plus pressé, et de renvoyer directement le ballon. Herbert Chapman, l’entraîneur anglais dont la renommée est la plus grande chez les spécialistes français, préconise une prise de risque minimale : « Les arrières devraient dégager de volée et toujours sur les extrêmes. De ce fait, pour entraîner un arrière, il faut lui lancer un ballon et l’obliger à dégager de volée, les mains derrière le dos… »58. La tâche de l’arrière reste donc strictement liée à l’objectif de repousser le danger. Par contre, sa participation à la construction du jeu d’attaque est négligeable et souvent fortuite. Il n’a donc pas besoin de maîtriser autant que les autres joueurs le contrôle et la conduite de balle. La technique d’entraînement choisie par Chapman va dans ce sens : les mains dans le dos, le joueur se voit supprimer les segments des membres supérieurs qui facilitent son équilibration. Cette contrainte ne doit cependant pas l’empêcher de frapper dans le ballon. Mais ces gestes s’effectueront au détriment d’une précision affinée, que de toute façon on n’exige pas de lui. L’avènement du professionnalisme en France ne modifie pas les représentations que l’on se fait du rôle de l’arrière, pas plus que les prérogatives attachées à leur poste :
L’entraînement des arrières : En ce qui concerne votre entraînement de football, ne perdez pas votre temps à shooter au but. Votre emploi n’est pas de le faire, mais bien d’être en mesure de frapper le ballon dans n’importe quelle position59.
35La vision qui émane du rôle de l’arrière reste spécifiquement défensive, à tel point que lui est dénié ce qui représente le plaisir suprême de tout footballeur : marquer un but. Sa participation à tout mouvement offensif construit reste subordonnée aux aléas de ses frappes de balle. En comparaison, le rôle du demi, décrit dans le même manuel par Bunyan propose des contrôles de balle, des passes… Celui de l’ailier rajoute des shoots, des dribbles… La gestuelle de l’arrière est donc moins riche que celles de ses coéquipiers, et son rayon d’action nettement circonscrit : « Ne dépassez jamais la ligne centrale et restez au moins 10 mètres en arrière derrière vos demis »60. Ces recommandations s’inscrivent dans un contexte qui voit se diffuser en France le taylorisme et l’organisation scientifique du travail et contribue à spécialiser l’espace industriel, en assignant à chaque ouvrier une place strictement respectée (A. Prost, 1999). Nul doute que la spécialisation des postes en football obéit à une logique du même ordre. Cependant, dans le même temps, quelques auteurs font évoluer la perception du poste, grâce à une vision plus moderniste et plus complète des exigences du poste :
Si l’arrière doit savoir dégager avec force, il doit avant tout savoir faire une passe précise à ses avants ou ses demis… Le parfait serait de pouvoir donner des passes croisées à travers le terrain, de l’arrière gauche à l’ailier droit par exemple, qui désaxerait l’organisation de l’adversaire61.
36Ce discours parfois visionnaire et sans doute utopique pose néanmoins les bases d’un renversement des tendances et d’un changement dans les mentalités. L’arrière se voit convié à participer activement à l’organisation du jeu et dans ce discours cette fonction devient même sa tâche principale. Une évolution est enclenchée. Elle constitue sans aucun doute une adaptation nécessaire à l’évolution du jeu, après que les équipes anglaises aient adopté la tactique en WM après la modification de la règle du hors-jeu en 1925. Cette adaptation tactique, que les équipes françaises ne s’approprient que dans les années 1930, contraint les joueurs à mieux quadriller le terrain, à mieux se répartir les espaces, et demande l’unisson de toutes les forces vives de l’équipe dans l’organisation offensive. À partir de ce principe, les arrières sont vivement conviés à participer au jeu d’attaque. Cette conception intervient avec une dizaine d’années de retard par rapport à un sport comme le rugby, où le débat quant à la nouvelle approche du jeu de l’arrière, a pris naissance dans les années 1920 déjà (J. Vincent, 2003).
2.3. Le versant tactique de l’entraînement
37Que des progrès soient enregistrés est un fait indéniable. La question est de les évaluer avec précision, mais également de savoir s’ils sont généralisés à toutes les équipes. En 1936, Lucien Gamblin se livre à un comparatif entre deux périodes dans le magazine Football :
Le football français il y a sept ans et aujourd’hui. […] On nous objectera qu’à cette époque il n’y avait pour ainsi dire pas d’entraîneur. C’est dans la manière de jouer selon un système bien défini, que nous trouverons les plus grandes différences entre les équipes que nous voyons évoluer actuellement et celles qui opéraient devant nos yeux vers 1929-1930. À cette époque, un ou deux joueurs donnaient le ton à leur équipe […]. Aujourd’hui, il n’en est pas de même. Les joueurs pénètrent sur le terrain avec la consigne formelle d’appliquer une méthode dont les particularités ont été établies par l’entraîneur de concert avec les dirigeants techniques du club62.
38La forme du jeu pratiqué par les équipes françaises semble donc s’apparenter à un véritable sport collectif, dans le sens où les joueurs ne dépendent plus uniquement d’une ou deux individualités, mais exécutent tous le même système de jeu. Ils s’intègrent dans un projet commun dicté ou suggéré par l’entraîneur. L’évolution ici est donc d’ordre tactique. Les joueurs ont été habitués à respecter une tactique définie à l’avance et parfois peaufinée à l’avance, même si c’est souvent sous forme de pratique discursive de la part de l’entraîneur, à l’aide du tableau noir. Les premières attentes concernaient la mise en condition physique et athlétique des équipes. Après quelques années de professionnalisme, elles sont dépassées. Désormais, l’intervention de l’entraîneur doit se situer également sur le plan tactique. Le jeu des meilleures équipes professionnelles françaises est désormais structuré et organisé sur le terrain, avec des joueurs qui au départ étaient réticents et pensaient que leurs seules qualités naturelles étaient suffisantes pour remporter les rencontres (O. Chovaux, 2005). Gabriel Hanot en dresse un constat satisfait :
Il n’est plus permis […] de laisser des adversaires circuler en toute liberté sur le champ de jeu, comme armement moderne, avec ses passes à trajectoire tendue et ses shots puissants et rapides qui exercent des ravages dans les camps mal défendus. La tactique dite du WM, tant décriée, même et surtout par ceux qui en apprécient aujourd’hui les heureux effets n’a sans doute rien de définitif ni d’absolu. Il semble bien cependant que personne n’ait rien proposé de mieux jusqu’à présent [… ]63.
39Malgré de nombreux obstacles, les progrès des joueurs français sont soulignés. Pourtant, le sport collectif que constitue le football a pu paraître antinomique avec les qualités intrinsèques des joueurs français, voire avec leurs traits de caractère issus d’un hypothétique tempérament national, tel que le conçoit Marcel Rossini : « Le footballeur français est le plus individualiste qui soit. Pendant de longues années, il s’est, pour ainsi dire, refusé à se plier au jeu d’équipe. Il n’a songé qu’à l’exploit individuel »64. Cependant, les esprits les plus avisés se gardent d’exprimer d’un triomphalisme prématuré. En effet, si progrès il y a eu, ceux-ci ne permettent pas encore de soutenir la comparaison avec les meilleures nations du football, notamment l’Angleterre. Leur stratégie offensive dans la manière de faire circuler le ballon, donc implicitement dans la façon d’aborder les aspects techniques et tactiques des rencontres reste supérieure à celle des Français. L’international Étienne Mattler le reconnaît :
La supériorité dont les footballeurs britanniques continuent à faire preuve sur leurs adversaires réside, à mon avis, dans la façon dont ils font courir le ballon. C’est là que nous avons le plus de progrès à accomplir et nous devrions toujours nous rappeler qu’il ne nous sert pas à grand-chose de galoper comme des zèbres. C’est le ballon surtout qui doit filer rapidement65.
40De façon concrète, d’après les témoignages relevés dans les articles de presse, l’initiation tactique se déroule exclusivement sous forme théorique dans les années 1920. L’entraîneur réunit ses joueurs, leur expose sur tableau noir la façon de se placer, de se déplacer, de jouer collectivement. Ensuite, c’est au cours des parties d’entraînement que les joueurs tentent d’appliquer ces consignes. Dans les années 1930, l’application tactique relève des mêmes méthodes. La seule différence réside dans le fait que les parties d’entraînement dominicales sont remplacées par une opposition programmée en cours de semaine contre l’équipe réserve ou amateur du club. Cette partie d’entraînement a bien pour but de peaufiner la mise en place tactique, et d’habituer les joueurs à respecter les orientations choisies par l’entraîneur.
2.4. Le versant psychologique de l’entraînement
41Du bon respect des consignes dépend la réaction de l’entraîneur. C’est après la partie, lors de l’analyse du match, qu’il aborde les points négatifs ou positifs du jeu de son équipe. Dans les années 1920 et 1930, les principes de jeu collectif font partie des valeurs attribuées à la pratique du football, en ce sens qu’ils témoignent de la solidarité des joueurs. Les premiers entraîneurs y sont attachés, car la contrainte collective est incontournable.
Les principes suivant lesquels doit être faite la critique d’un match : un joueur qui n’a pas suivi les instructions de l’entraîneur doit être le premier critiqué. […]. Cette critique (du match) est presque aussi importante qu’un entraînement, car elle fait ressortir la faiblesse de chaque joueur et permet d’étudier la tactique à adopter dans d’autres circonstances66.
42Ici est dévoilé un rôle qui est dévolu au « directeur de l’équipe » : remettre dans le droit chemin tout joueur qui s’est éloigné de la ligne directrice imposée par l’entraîneur (E. Goffman, 1973). De ce fait, plusieurs principes émergent. Tout d’abord, les joueurs bénéficient d’une appréciation de leur performance délivrée par un expert. Jusqu’alors, ils se fiaient avant tout à leurs impressions personnelles, ou à celles de leur entourage qui ne témoignait pas obligatoirement de connaissances accrues en matière de football. Dorénavant, l’analyse de leur prestation est définie par rapport à un cadre, dans la mesure où l’entraîneur a identifié clairement un système de jeu préalable et précisé le rôle de chacun.
Lorsque les joueurs auront pris leur douche, il les réunira afin de leur expliquer les différentes phases de l’entraînement d’ensemble, en donnant des détails sur les raisons pour lesquelles il a obligé un joueur à faire telle passe ou tel mouvement. Il pourra, pour rendre la démonstration plus convaincante, prendre des pions qu’il placera sur une table comme des joueurs sur un terrain de football67.
43Si l’explication se fait a posteriori, elle revêt une valeur didactique réelle pour des joueurs qui en France ont souvent été habitués à jouer en improvisant et sans trop de contraintes. Une ligne directrice est définie pour l’ensemble des équipiers, et aucun d’entre eux ne peut y déroger. Charles Griffiths est catégorique à ce sujet :
Si au bout d’un certain temps il constate qu’il y a un ou deux joueurs qui persistent à jouer trop personnellement, il fera bien de les éliminer de l’équipe, car un seul joueur qui abuse du dribbling peut empêcher le bon rendement de toute l’équipe68.
44La soumission à l’intérêt collectif est un des autres grands principes de la IIIe République. De ce fait, un point épineux surgit, notamment en ce qui concerne les joueurs-vedettes : doivent-ils se soumettre à l’individualisation du collectif, ou au collectivisme de l’individu ? Toujours est-il que le fonctionnement de l’équipe doit reposer sur une coopération active, ou comme le formule L. Duguit (1920), émule de Durkheim, sur la solidarité par division du travail. Ce fragile équilibre que doit trouver l’entraîneur est un subtil compromis, qui caractérise l’exercice de son art, mêlant expérience, connaissance et improvisation. La discipline revêt donc un aspect primordial : dans le sens où la communauté des efforts de chacun doit être optimisée, aucun manquement ne peut être toléré. Une des difficultés inhérentes à la fonction va donc se traduire dans la gestion des meilleurs joueurs. L’entraîneur doit être à même de gérer ces individualités et de tirer la quintessence de leurs qualités sans dénaturer le collectif. La fonction revêt parfois un aspect psychologique. La simple présence du technicien peut générer des effets positifs sur l’ensemble d’une équipe.
45Finalement, l’entraîneur est celui qui doit concrétiser un travail physique, technique et tactique en faisant appel à des procédés d’ordre intellectuel et psychologique. Dans la mesure où il lui incombe le fait de finaliser de nombreux paramètres, la mission est effectivement primordiale. De surcroît, puisque le football français est sensible aux évolutions tactiques venues de l’étranger, l’entraîneur doit gérer l’organisation de l’équipe, d’autant que le « kick and rush » et le dribbling individuel à outrance ont disparu de l’arsenal employé par les meilleures équipes dès les années 1920. Georges Kimpton69 qui entraîne l’équipe de France avant son match contre la Hongrie en 1935 est loué pour avoir su trouver les paroles qui touchent les joueurs, et leur avoir rappelé des principes fondamentaux liés aux valeurs citoyennes de la République.
Et l’on se doit de féliciter Kimpton pour sa semaine de travail. L’entraîneur anglais n’a rien fait de génial. […]. Il n’a pas innové une nouvelle tactique de jeu spécialement adaptée au tempérament français. Mais au cours de la « semaine de Saint-Germain » il a mis chaque équipier devant ses responsabilités, lui a bien fait comprendre ses droits et ses devoirs70.
2.5. Les nouvelles priorités de l’entraînement à partir des années 1920
46Dès les années 1920, les séances d’entraînement comportent plusieurs types d’exercices. La culture physique voisine avec les courses, l’apprentissage ou le perfectionnement des gestes techniques avec l’apprentissage ou la mise en œuvre de réalisation en rapport avec la technique. Dès 1928, l’entraînement du Stade Français est décrit en ces termes :
L’entraînement nocturne d’une grande équipe de football : Le Stade Français à Buffalo. L’essentiel du travail portera sur le contrôle du ballon. Chaque joueur a le sien. […]. La séance d’entraînement ne comporte pas que cela, bien entendu ; Les joueurs y font de la culture physique, cultivent le démarrage et le shoot arrêté ou en pleine action. Puis ils ébauchent quelques mouvements tactiques71.
47De 1919 à 1942, on a assisté grâce à l’entraînement et à l’utilisation de ses différents versants à la formation d’un joueur français plus complet, en meilleure forme physique, plus armé athlétiquement plus habile techniquement, et doté d’une meilleure compréhension en matière de stratégie collective. Tel est le sentiment du plus réputé des thuriféraires du football français, Gabriel Hanot au milieu des années 1930 :
À cette époque de division du travail et de taylorisation poussées à l’extrême, on exige d’un bon footballeur qu’il soit un footballeur complet, apte à toutes les besognes, bon à toutes les places, acclimaté à tous les postes, partout conscient de son rôle et de ses responsabilités72.
48Si tous les aspects de l’entraînement en football sont abordés durant cette période de 1919 à 1942, il n’en reste pas moins qu’on peut les hiérarchiser entre eux. La condition physique, ou athlétique, demeure prépondérante est reste le versant le plus travaillé, ainsi que le recommande l’international suisse et entraîneur-joueur du FC Sochaux, Trello Abbeglen :
Le joueur, une fois qu’il sait stopper, passer, shooter, et qui joue dans une équipe ayant devant elle un championnat chargé, ne doit s’occuper que peu du ballon, lors de son entraînement73.
49On le voit, le travail technique n’est pas évacué, mais il passe au second plan et en complément de la préparation physique. Le versant technique est donc la seconde préoccupation des entraîneurs. La répétition des différentes habiletés constitue elle aussi un pan important de l’entraînement. L’étude des manuels d’entraînement consacrés au football entre 1890 et 1941 montre que dès les premiers ouvrages, les pages consacrées aux descriptions techniques ont toujours représenté un volume conséquent des ouvrages. Ce constat ne s’est jamais démenti et tend à prouver que la préoccupation technique a toujours revêtu un aspect essentiel dans l’entraînement en football. Le versant tactique n’est pas éludé, mais il est abordé dans un premier temps sous une forme théorique. Les entraîneurs analysent sous forme discursive les prestations des joueurs a priori, mais également a posteriori. Par contre, il apparaît qu’au fil des années de parution, les pages consacrées aux explications tactiques augmentent en volume et en pourcentage (L. Grün, 2011). Cette donnée tend à prouver que l’aspect stratégique interpelle de plus en plus les techniciens et qu’il est de mieux en mieux analysé et vulgarisé pour être mis à la disposition des joueurs français. Enfin, le versant psychologique, sans être totalement absent, n’est véritablement qu’effleuré. Les entraîneurs ont plutôt recours à des discours qui mettent en exergue des valeurs morales ou citoyennes afin de sensibiliser les joueurs, davantage qu’ils n’utilisent des connaissances ou des recettes relatives à la psychologie. L’entraînement est parfois planifié et programmé sur une durée qui excède plusieurs semaines, voire plusieurs mois, mais les réelles planifications précises sont rares, à l’instar de ce qui se produit dans d’autres sports tels que l’athlétisme. Un ouvrage tel que celui de P. Nicolas et V. Davidovitch74, qui propose un véritable plan sur six mois, reste une exception :
Le programme d’un entraîneur est en général composé de la façon suivante :
1. Culture physique (mise au point).
2. L’enseignement technique (travail avec ballon).
3. L’enseignement tactique ou théorique75.
50Trois des versants de l’entraînement sont présents. L’aspect physique, l’aspect technique, et l’aspect tactique. On peut remarquer que ce dernier point est abordé sous forme théorique, et qu’il s’exerce à travers conseils et consignes prodigués par l’entraîneur. Seul l’aspect psychologique est absent de ce programme, qui se décompose en trois parties : la première dénommée entraînement collectif, comprend en réalité la condition physique, les exercices d’athlétisme et les enseignements théoriques relatifs à la technique et à la tactique :
Enseignement théorique, conférences sur : théorie du football, shoots, passes, blocages […] ; TACTIQUE DU FOOTBALL : Règlements du football (particulièrement le hors-jeu), démonstration au tableau noir, critique des matches précédents, indications pour les matches à venir, jeu du gardien de but, jeu des arrières, jeu des demis, jeu des avants (méthode du jeu).76
51Cette appellation démontre que si les cours théoriques sont dispensés collectivement, le travail relatif à la culture physique et à l’athlétisme l’est également. Cela laisse supposer que les exercices ne sont pas individualisés, mais que chaque joueur accomplit la même charge de travail, le même nombre d’exercices et de répétitions que tous ses coéquipiers. En revanche, l’entraînement individuel réside dans la réalisation des gestes techniques usuels des footballeurs77. Même lorsque cet entraînement porte sur la réalisation de passes78, ce qui implique une collaboration entre plusieurs joueurs, un transmetteur et un réceptionneur, l’entraînement reste qualifié d’individuel. Cela confirme que les réalisations techniques restent analytiques, avec la recherche du geste juste. En accord avec Anne Roger (2003), on peut affirmer qu’en football comme en athlétisme, la période 1919-1942 a consacré le passage « d’un entraînement hygiénique à un entraînement sportif ». Cependant, parce que justement cette période est celle des pionniers en matière d’entraînement, que les entraîneurs cherchent à éprouver quelques recettes ou tout simplement à reproduire des formules qui marchent, on peut établir un parallèle avec l’athlétisme, discipline pour laquelle « la période de l’entre-deux-guerres correspond finalement à une période de balbutiements de l’organisation de l’entraînement » (A. Roger, 2003).
Notes de bas de page
1 Ces manuels étaient répertoriés sous le titre N. FOOTBALL/TECHNIQUE en 2003.
2 À titre indicatif 15 ouvrages sont répertoriés pour la période 1942-1972 et 70 ouvrages pour la période 1973-1991 (date à laquelle s’arrêtait le classement en 2003).
3 La Vie Au Grand Air n° 67, 24 décembre 1989.
4 N.G. Tunmer et Fraysse. Football (association). 3e édition revue et augmentée. Paris, Armand Colin, 1908. 150 p.
5 L’Auto du 12 septembre 1925 publie sous la rubrique « L’ENTRAÎNEMENT », pour la région parisienne, la liste de plusieurs dizaines de rencontres amicales, par exemple : « AS Transports (1) C. C.A.S. Généraux (1B) à 15h, au stade Jean Bouin, avenue Victor Hugo, à Boulogne sur Seine ». De même, on peut lire les propos suivants dans L’Auto du 25 septembre 1925 : « Ce fut hier la dernière journée d’entraînement pour les clubs parisiens. Les matches amicaux démontrèrent que les équipes ne sont pas encore partout au point… ».
6 E. Pontié. Le Football-Association. Paris, Lucien Laveur éditeur, 1905. 90 p.
7 J. Cardony. Traité du jeu de ballon par un surveillant J.S. au collège et au patronage. 1919.
8 C. Gondouin et Jordan. Le football : américain, rugby, association. Paris, Pierre Lafitte & Cie, 1908. 358 p.
9 « Le point de vue du physiologiste est différent de celui du mécanicien ». Compte rendu de Marey à l’académie des sciences, 1885. Cité par C. Pociello, 1999, opus cit., p. 169.
10 N.G. Tunmer et Fraysse, 1908, opus cit.
11 F. Lagrange. Physiologie des exercices du corps. Paris, Alcan, 1888. 372 p.
12 Sont cités le saut à la corde et la boxe.
13 Le Plein Air n° 31, 13 mai 1910. Cet article a été rédigé après un match disputé au vélodrome du Parc des Princes entre Barnsley et Swindon Town, qui a enthousiasmé des milliers de spectateurs.
14 Ibid.
15 La Vie au Grand Air 14 mai 1910. La façon de s’entraîner des professionnels du football association.
16 La Vie au Grand Air n° 808, mars 1914.
17 Ibid.
18 La Vie Au Grand Air n° 606, mai 1910 : « La façon de s’entraîner des professionnels du football association ».
19 Ibid.
20 Ibid.
21 G. Hanot, Le Football, Paris, Nilsson, 1921.
22 Ibid.
23 J. Try. Le football association. Paris, France éditions, 1922. 64 p.
24 G. Hanot. « Tant que nos clubs n’auront pas de conseiller compétent (il n’est pas indispensable qu’ils viennent d’Outre-Manche, mais qu’ils connaissent leur affaire), l’avenir du football en France sera incertain ». Le Miroir des Sports n° 251, 1er avril 1925.
25 Lucien Gamblin a mené une carrière de footballeur de 1904 à 1923. Il a connu 17 sélections en équipe de France entre 1911 et 1923. En tant que capitaine du Red Star, il a remporté la Coupe de France à trois reprises, en 1921, 1922 et 1923.
26 Très sport n° 42, octobre 1925.
27 Dr Bellin du Coteau et M. Pefferkorn. L’entraînement sportif. Manuel d’entraînement et de préparation générale à tous les sports. Paris, Ernest Flammarion éditeur, 1924. p. 93-110.
28 Docteur Ruffier. Soyons forts ! Manuel de culture physique élémentaire. Paris, éditions Physis, 1930.
29 Dr Bellin du Coteau et M. Pefferkorn. L’entraînement sportif. Manuel d’entraînement et de préparation générale à tous les sports. Paris, Ernest Flammarion éditeur, 1924. p. 118.
30 J. Try. Le football-association. Paris, France éditions, 1922. p. 54.
31 André Glarner est un journaliste qui prête également sa plume à d’autres hebdomadaires tels que La Vie Au Grand Air, et est très au fait des méthodes utilisées à l’étranger.
32 Football Association n° 30, 24 avril 1920.
33 M. Pefferkorn. Le football-association : théorie et pratique du jeu de football. Paris, Ernest Flammarion, 1921. 308 p.
34 Football et Sport n° 186, 20 avril 1928.
35 Docteur M. Diffre. Football et Sport n° 190, 18 mai 1923.
36 Paul Nicolas est un joueur qui évolue dans les années 1920 et arrête sa carrière en 1931 juste avant l’avènement du professionnalisme. Il remporte la Coupe de France à 4 reprises avec le Red Star. Il est sélectionné à 35 reprises en équipe de France (pour 20 buts marqués) entre 1920 et 1931. Il deviendra sélectionneur de l’équipe de France de football au milieu des années 1950 avant de décéder en 1959.
37 P. Nicolas, V. Davidovitch. Les secrets du football. Paris, 1934. 254 p.
38 Match n° 564, 6 avril 1937.
39 Football n° 412, 8 décembre 1937.
40 Football n° 394, 4 août 1937.
41 Le Miroir des Sports n° 886, 2 juin 936.
42 Football Association n° 33, 15 mai 1920.
43 E. Géyza-Székany-Cécagne. Technique du jeu de football. Bruxelles, J. Colassoi et Co., 1928. p. 65.
44 Par exemple E. Géyza-Székany-Cécagne (1928).
45 Par exemple M. T. Bunyan. Le football simplifié. Paris, P. Fauville, 1935. pp. 20-25.
46 H. Bard, H. Diffre. Le football association : étude technique et physiologique, entraînement, hygiène. Paris, Gaston Doin & Cie, 1927.
47 Football n° 94, 17 septembre 1931.
48 Football n° 359, 2 décembre 1936.
49 M. Pefferkorn. Le football association. Théorie et pratique du jeu de football. Paris, Ernest Flammarion, 1921. 308 p.
50 J. Try, 1922, opus cit.
51 Match n° 2, 16 novembre 1926.
52 L. Monitor. Le football association : théorie, pratique, règlement international. Paris, Albin Michel, 1929, 190 p.
53 E. Pontié, op. cit.
54 Ibid. Ces recommandations émanent de A.-A. Tunmer, l’un des fondateurs du football en France, et capitaine du Racing Club de France.
55 J. Cardony, op. cit.
56 M. Pefferkorn, 1921, opus cit.
57 H. Bard, H. Diffre, 1927, opus cit.
58 Football n° 48, 6 novembre 1930.
59 M. Bunyan, 1935, opus cit.
60 Ibid.
61 P. Nicolas, V. Davidovitch, 1934, opus cit.
62 Football n° 359, 2 décembre 1936.
63 Ibid.
64 Football, n° spécial, 1er juin 1938.
65 Match n° 564, 6 avril 1937.
66 Football n° 46, 16 octobre 1930.
67 Football n° 64, 19 février 1931.
68 Ibid.
69 G. Kimpton, qui n’est pas le sélectionneur, est chargé de l’entraînement de l’équipe de France avant ses matches officiels entre 1934 et 1936.
70 Football n° 280, 23 mai 1935.
71 Match n° 109, 9 octobre 1928.
72 Football n° 304, 14 novembre 1935.
73 T.A. Abbeglen. Le football association. Paris, éditions Berger Levrault, 1936. 122 p.
74 P. Nicolas, V. Davidovitch, op. cit.
75 Ibid. On peut effectuer une comparaison avec la proposition de André Trello Abbeglen émise en 1936 : « Cet entraînement comprendra un entraînement physique, d’abord, soit culture physique, exercices d’assouplissement ou de développement des muscles ; ensuite, un entraînement de jeu, soit : contrôle de balle, stoppage, passe de balle, shoot, et jeu de tête ». T.A. Abbeglen, 1936, opus cit.
76 P. Nicolas, V. Davidovitch, opus cit., pp.184-185.
77 Ibid, p. 185. Entraînement individuel : 1° Le coup de pied (des deux pieds). 2° Le shoot (des deux pieds. a) Le shoot puissant. b) Le shoot précis. c) Le shoot à courte distance. d) Le shoot à longue distance. e) Le coup franc et le penalty. f) Le corner. g) Les shoots en volée et en demi-volée…
78 Ibid, p. 186.
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