Introduction
p. 15-24
Texte intégral
1Entraîner une équipe professionnelle de football en France ne semble pas être un exercice bien difficile. La preuve en est, chaque week-end ce sont des dizaines voire des centaines de milliers de supporters qui discutent les choix effectués par les entraîneurs de Ligue 1 et de Ligue 2 : pourquoi tel joueur est-il sur le terrain, alors qu’un autre, bien meilleur, n’a même pas pris place sur le banc de touche ? Pourquoi cette composition d’équipe qui semble ultra-défensive, alors qu’on pourrait aligner des joueurs plus offensifs ? Qu’est-ce qu’il attend pour sortir X et faire rentrer Y ?… Il existe peu de professions pour lesquelles autant de personnes s’estiment compétentes pour, ne serait-ce que l’espace de quelques heures, s’immiscer dans la peau de ceux qui l’occupent, afin de prouver qu’elles pourraient tout aussi bien que le titulaire du poste en remplir les fonctions. Cependant, ces appréciations et ces jugements de valeur relatifs à la fonction ne signifient pas pour autant que ces mêmes supporters mésestiment les charges et les pressions qui pèsent sur les entraîneurs.
2À quoi tiennent ces représentations de nature différente que les supporters ont des entraîneurs professionnels ? D’où proviennent-elles ? Les entraîneurs ont-ils les mêmes représentations d’eux-mêmes ? À quand remontent-elles ? Cette profession, à la fois souvent enviée, mais également tant décriée, a-t-elle toujours suscité autant de commentaires et de controverses ? Son exercice est-il en réalité simpliste au point que toute personne s’intéressant au football pourrait s’y adonner, ou au contraire nécessite-t-elle des compétences très particulières ?
3En réalité, étudier l’histoire de la profession d’entraîneur de football de haut niveau en France n’est pas chose aisée. L’analyse pose différents types de problèmes, liés à la complexité de s’inscrire dans une dimension holistique lorsqu’il s’agit d’appréhender des facteurs évolutifs qui influencent l’entraînement et la compétition en football. Ceux-ci sont inhérents à l’environnement humain, physique, politique, économique, social, culturel et technique. La maîtrise de ces différents éléments, réelle ou potentielle, renvoie à la définition des traits les plus caractéristiques de la fonction d’entraîneur de football professionnel, ou tout au moins ceux qui sont les plus évidents aux yeux du grand public : l’amélioration ou l’entretien de la technique individuelle des joueurs, elle-même au service du perfectionnement tactique de l’équipe. C’est ce que souligne avec modestie Albert Batteux, l’un des plus célèbres entraîneurs français de l’histoire :
4Le seul mérite des entraîneurs est d’abord de comprendre sur quels hommes, autrement dit sur quelles forces et faiblesses ils peuvent compter. C’est ensuite de s’en accommoder et enfin d’en tirer le meilleur parti possible1.
5Compter sur les hommes, c’est s’attacher à répertorier leurs potentialités en termes de capacités athlétiques, techniques, tactiques, psychologiques, à lier toutes ces ressources entre elles. Mais l’optimisation de la technique au service de la tactique adoptée par l’équipe ne peut se faire sans l’adhésion des joueurs : l’entraîneur doit, au terme d’un « bricolage empirique », pouvoir amalgamer les forces des différents joueurs qui constituent l’équipe en un ensemble dont le rendement collectif doit s’avérer supérieur à la somme des forces individuelles. La réussite éventuelle de l’entraîneur de haut niveau réside dans la découverte d’une alchimie complexe, liée prioritairement à la manipulation de variables humaines, individuelles et collectives. Cependant, cette analyse semble limiter son intervention au terrain, c’est-à-dire à l’entraînement et à la compétition. Or, s’il est vrai que cet aspect de la fonction est le plus apparent aux yeux du public, le rôle de l’entraîneur professionnel de football ne se borne pas aux stricts cadres de l’entraînement et du match. Quelles sont alors les autres dimensions qui caractérisent la profession d’entraîneur professionnel de football en France, sachant que son domaine d’intervention ne se limite pas au gazon rectangulaire de 105 mètres par 69 ?
6Puisque le facteur humain est primordial, il incite l’entraîneur à élargir son champ d’action, à gérer des relations en dehors du champ de jeu, que ce soit pour identifier les leaders et les personnalités de son groupe, pour connaître le comportement des joueurs en dehors du terrain, leur style de vie, leur dossier médical, pour recruter de nouveaux joueurs, ou pour inciter les dirigeants à améliorer les facilités d’entraînement, les infrastructures… Les joueurs ne sont pas ses seuls interlocuteurs, il doit également composer avec un président, un trésorier, des dirigeants, parfois des subalternes… Mais ces prérogatives ont-elles toujours été celles de l’entraîneur ? Lui ont-elles été confiées dès qu’on a eu recours à ses services dans l’histoire du football français, ou se sont-elles rajoutées par la suite, au gré des influences diverses ? S’interroger sur l’évolution du rôle assigné à l’entraîneur professionnel, sur celle de la fonction qu’on lui attribue, revient à poser la question de son identité.
7En effet, des fonctions bien définies sont attribuées aux entraîneurs. Lorsqu’ils savent les partager en commun avec d’autres hommes qui officient dans d’autres clubs, cela invite à poser la question de « l’appartenance participative » (P. Ricœur, 1983), dans le sens où les individus ont une conscience plus ou moins confuse de cette appartenance à un groupe. Sans forcément prétendre dès son apparition constituer une communauté, la profession d’entraîneur se caractérise néanmoins par une similarité de critères qui participent de la définition de son identité : l’obtention d’un diplôme qui donne le droit d’exercer, le besoin de se regrouper en associations destinées à échanger, mais également à envisager les moyens de se protéger. À partir de quel moment peut-on parler de profession lorsqu’on évoque les entraîneurs professionnels de football ?
8Enfin, l’entraîneur de football se caractérise par le fait qu’il est un personnage public et de ce fait soumis à un double processus de reconnaissance et de médiatisation. La reconnaissance est liée à l’attribution causale des résultats : a-t-il permis le succès de son équipe, ou au contraire a-t-il échoué dans cette tentative et engendré la défaite de son club ? La médiatisation, quant à elle, est liée à la place croissante qu’il occupe dans la presse écrite puis audiovisuelle. Elle contribue à rendre l’entraîneur professionnel plus accessible aux lecteurs, spectateurs, supporters. Mais dans ces conditions, son image, son apparence et son discours risquent d’être affectés par cette visibilité nouvelle.
9À partir de ces dimensions, s’intéresser à l’histoire de l’entraîneur professionnel de football en France, c’est se pencher sur un cas particulier dans le monde sportif français. En effet, jusqu’aux années 1990, le football est le seul sport collectif à recourir à un entraîneur professionnel. Il se différencie à ce titre des autres sports collectifs majeurs. Si le professionnalisme en football est né en France en 1932, les ligues nationales professionnelles n’ont vu le jour qu’en 1987 pour le basket-ball et le volley-ball, en 1998 pour le rugby et en 2004 pour le handball. De surcroît, depuis la fin du XIXe siècle, le football est l’un des rares sports, toutes disciplines confondues, à recourir à ces embauches professionnelles. Même si le hippisme, la boxe ou le cyclisme par exemple, ont vulgarisé ces pratiques bien avant le tournant du XXe siècle, le faible nombre d’entraîneurs sportifs à vivre réellement et exclusivement de leur métier renforce l’idée d’une singularité de la profession d’entraîneur professionnel de football ; et ce, d’autant que cette dernière s’est pérennisée et dotée de structures et de formations stables avant ses homologues des autres sports collectifs.
10Constituer l’entraîneur professionnel de football en France en objet d’étude nous conduit à nous consacrer essentiellement aux entraîneurs de Division 1 (qui sera dénommée Ligue 1 à partir de 2002) française depuis sa création en 1932. Certes nous évoquerons parfois à titre de comparaison la Division 2 (puis Ligue 2 depuis 2002) française, ou mentionnerons certains entraîneurs qui y évoluent, lorsque ceux-ci ont déjà opéré au niveau supérieur. Néanmoins, ces références seront peu nombreuses, puisque jusqu’aux années 1990, nombre d’équipes de Division 2 ont un fonctionnement qui n’a de professionnel que le nom (J.-M. Faure, C. Suaud, 1999). De ce fait, étudier l’entraîneur professionnel dans un tel contexte est moins pertinent, d’autant que jusqu’aux années 1970, certains entraîneurs de Division 2 sont parfois obligés d’occuper une activité secondaire pour arrondir leurs fins de mois. Ils ne vivent donc pas exclusivement de leur profession d’entraîneur.
11Lors de la période 1890-1932, nous évoquerons par nécessité uniquement les entraîneurs des meilleurs clubs amateurs, ceux mentionnés comme tels dans la presse et dont les résultats cautionnent ce point de vue. À partir de 1932 et jusqu’à nos jours, le football amateur ne fournira plus matière à notre réflexion, d’autant que l’entraîneur, souvent un « bénévole marron », n’y exerce pas sa profession principale, et que ses contraintes ainsi que ses rapports avec les joueurs et les dirigeants sont bien différents de ceux en vigueur au plus haut niveau (W. Nuytens, 2002).
12Étudier l’entraîneur professionnel de football revient à accorder une place centrale au terme de profession et aux dimensions qu’elle revêt. Il s’agira de montrer en quoi « entraîneur de football » est bien une profession, et comment les entraîneurs se sont attachés à en valoriser l’aspect laborieux. En effet, alors que leur recrutement est souhaité par les promoteurs du football et du professionnalisme en particulier, les entraîneurs ont eu dès leurs origines à lutter contre des représentations, y compris dans leur milieu d’évolution : celles qui considèrent cette profession ou à défaut cette attribution, comme dispensable, secondaire, futile et corrélativement ne nécessitant pas un gros investissement personnel en termes de temps ou d’effort. En conséquence, l’entraîneur est immédiatement contraint de prouver son sérieux, son implication, son abnégation, bref, de justifier son existence. Pour ce faire, il s’ingénie à développer et justifier les quatre sens attribués au terme de profession par Claude Dubar et Pierre Tripier (1998) : la profession au sens de profession de foi, donc de vocation ; au sens d’activité rémunérée, qui permet de gagner sa vie ; au sens de statut professionnel de personnes exerçant un même métier, proche de celui de corporation ; au sens enfin de fonction, c’est-à-dire de position professionnelle dans un organigramme ou une organisation. Si, selon les périodes ou en fonction des contextes l’un ou l’autre des sens est privilégié par rapport aux autres, néanmoins, le souci de se regrouper et de se protéger oriente souvent la profession des entraîneurs à valoriser le sens corporatif, notamment à partir de la fin des années 1950 et jusqu’à nos jours.
13Montrer les mécanismes de la constitution d’une profession, comment elle s’impose et se pérennise, constitue donc le fond de notre travail de recherche. Cela revient à étudier comment la pratique de l’entre-soi définit les entraîneurs et leur permet de spécifier leur activité au regard de ceux qui ne peuvent pas l’exercer. Ici le verbe « pouvoir » retranscrit bien l’idée d’une double logique : on n’exerce pas la profession d’entraîneur parce qu’on n’en a pas la possibilité, en raison d’interdits culturels et sociaux, mais également parce qu’on n’en a pas le droit, en raison d’interdits politiques et institutionnels.
14 Dans le cadre d’une analyse systémique, nous cernerons ce groupe d’acteurs, les entraîneurs professionnels français, comme étant traversé par une série de systèmes (social, économique, dialogique, symbolique, culturel, politique), qui le relient aux autres groupes d’acteurs comme les dirigeants, les joueurs, les arbitres, les supporters… (A. Menaut, 1995). Notre hypothèse est de montrer que les entraîneurs de football ne peuvent véritablement se constituer en une profession entre 1880 et 1932, parce que les différents systèmes offrent des résistances de diverses natures. Ces systèmes évoluent et permettent l’instauration de cette nouvelle profession, alors qu’est adopté en France un « professionnalisme de résignation » (A. Wahl, 1998). Elle va ensuite, en raison de la place qu’elle occupe à l’interface de nombreux autres groupes d’acteurs, développer des caractéristiques qui constitueront des permanences : instabilité, pression subie et exposition médiatique grandissantes. À partir de 1932, l’entraîneur de football en France devient un fusible. Il le restera et les difficultés inhérentes à l’exercice de la fonction vont demeurer et s’accentuer à mesure que sa visibilité, liée au développement de la télévision, s’accroît depuis les années 19702. Cependant, ces obstacles rencontrés participent de l’identité et de l’identification de l’entraîneur français aux yeux du public : la recherche de crédibilité le conduit et à se former afin de valider ses compétences et à se regrouper avec des pairs, afin de se défendre.
15En d’autres termes, il s’agira de montrer que cette profession, même si elle a été longue à émerger, est valorisée dans le monde du football, dans le sens où les différents acteurs admettent la primauté de sa fonction tout en reconnaissant ses singularités. Nous nous attacherons à mettre en lumière les logiques d’évolution et les transformations du rôle et de la fonction d’entraîneur professionnel de football en France. Le rôle est le terme générique que l’on donne aux objectifs assignés à l’entraîneur : gagner un championnat, une coupe, aligner la meilleure équipe possible, réussir à obtenir le meilleur rendement de son équipe durant la saison. La fonction, que nous détaillerons en priorité, expose les différentes missions qui lui sont dévolues au quotidien : entraîner l’équipe, la composer et la diriger durant les matches, recruter des joueurs, étudier l’adversaire…
16Il apparaît clairement que pour répondre précisément à ces postulats, il est impératif de questionner d’autres sciences humaines, sans quoi l’approche de la constitution puis de l’évolution d’une profession serait incomplète : la sociologie du travail, qui permet de la situer au regard des autres professions ; le droit du travail, qui pose quels sont les droits et les devoirs des entraîneurs dans l’exercice de leur mandat ; l’économie, afin d’étudier la mobilité de ce groupe social particulier à l’aide de méthodes quantitatives ; l’anthropologie, pour questionner les modes de fonctionnement quotidien ; et même la philosophie, grâce à « la réflexion qui sans cesse nous assure que l’objet de l’histoire, c’est le sujet humain lui-même » (P. Ricœur, 1995). Tous ces éclairages issus de différents champs qui s’entrecroisent dans l’histoire sociale des entraîneurs professionnels permettent d’aboutir à la « réhabilitation des acteurs », (A. Prost, 1996) en tant qu’éléments essentiels dans l’évolution du football français.
17Le recours à une méthode prosopographique nous a paru primordial dans l’optique de mieux appréhender les trajectoires et les motivations des différents entraîneurs professionnels français tout au long de la période étudiée. Cette méthode consiste à reconstituer une biographie collective relative à un groupe d’individus qui présentent une caractéristique commune, en se situant à l’interface entre l’individuel et le collectif, entre le « dedans » et le « dehors » (C. Erard, 2004). En s’attachant à mettre en relation le dedans (les propriétés socio-culturelles de différents entraîneurs professionnels de haut niveau de 1890 à nos jours) et le dehors (l’histoire du football et de la société française), la prosopographie permet de révéler plus finement l’existence de divergences ou de convergences chez les sujets étudiés. L’analyse s’appuie sur un travail empirique de constitution de notices biographiques d’entraîneurs français qui ont officié au plus haut niveau national, des années 1920 aux années 2000. Une trentaine de notices bibliographiques ont été réalisées en s’appuyant, selon les époques étudiées et les possibilités sur plusieurs types de ressources : la presse écrite spécialisée, des questionnaires, des entretiens semi-directifs. Ces différentes ressources permettent de faire émerger plusieurs analyseurs : l’origine sociale, l’expérience de footballeur pratiquant, la carrière, la longévité dans les postes successivement occupés, le palmarès. Le choix de l’échantillon, volontairement limitatif, s’est porté sur les personnalités les plus représentatives de l’entraînement en football selon les époques concernées. Les inconvénients liés à la taille restreinte de l’échantillon sont contrebalancés par l’objectif d’explorer le maximum de variables accessibles sur le plan biographique (C. Charle, 1987). La méthode prosopographique permet de connaître plus intimement (C. Charle, 1996) des hommes représentatifs d’une profession et de ce qu’elle incarne au sein des différentes familles du football. De surcroît, ces notices ont été croisées avec d’autres entretiens semi-directifs menés auprès de personnalités du football français3 ainsi qu’avec des questionnaires écrits envoyés à des entraîneurs professionnels4. Enfin, nous avons relevé, saison après saison, des éléments bibliographiques concernant chacun des entraîneurs ayant officié en divison1 (puis Ligue 1 à partir de 2002) entre 1932 et 2010, soit un total de 1522 noms5.
18Si le domaine de l’histoire du football a été défriché en France depuis les travaux pionniers d’Alfred Wahl dans les années 1980, la recherche n’a pas encore vraiment exploité le personnage de l’entraîneur comme objet d’étude. De même, l’entraînement restait une piste encore peu explorée jusqu’au début des années 2000, en dépit du fait que les travaux fondateurs d’André Rauch dataient de l’année 1982. Mais depuis lors des pistes fructueuses ont été défrichées. Les thèses d’Anne Roger (2003) et de Joris Vincent (2003) sont consacrées à l’histoire de l’entraînement en athlétisme et en rugby. Nous prendrons souvent appui sur des références extraites de ces deux travaux pour bénéficier de points de comparaison avec l’entraînement en football. Deux années plus tard, la thèse de Haimo Groenen (2005) étudie les méthodes d’entraînement utilisées en judo dans l’entre-deux-guerres et les années 1950. Malgré ces avancées, de larges pans spécifiques à l’histoire de l’entraînement en football restent à découvrir. De même, la relation entre la personnalité de l’entraîneur, son identité, le rôle qu’on lui attribue, et les contenus de l’entraînement par exemple, sont des axes largement inexploités.
19Parler de la profession d’entraîneur de football revient à la positionner selon un triple point de vue : quelles sont ses attributions ? Qui sont les entraîneurs, et qu’est-ce qui les caractérise ? Comment sont-ils considérés ? Le premier point de vue renvoie à son rôle et à sa fonction. S’attacher à l’un et l’autre, c’est identifier quels sont les acteurs qui ont défini les contours de la fonction, plus précisément quelles sont les conditions de son émergence, et à quelles fins. En effet, nulle profession n’émerge par hasard. Elle répond, au moins aux yeux de ceux qui ont provoqué son apparition, à des besoins identifiés. Ensuite, une fois établie, la profession d’entraîneur a besoin d’être pérennisée. C’est à cette tâche que s’attellent journalistes, dirigeants, cadres fédéraux, dont certains sont les acteurs majeurs de la définition et des redéfinitions de la profession d’entraîneurs : Gabriel Hanot, Georges Boulogne, Gérard Houllier… De ce fait, le chapitre concernant « la fonction » de l’entraîneur constituera le premier axe d’étude de chacune de nos trois parties. Il s’attachera donc à examiner pourquoi, comment s’établit, se pérennise et se modifie cette profession.
20 Le deuxième point de vue concerne l’identité de ces entraîneurs professionnels. Peut-on dégager des traits communs qui permettraient de les identifier ? Et comment évoluent ces traits ? Nous nous situons ici au cœur d’une histoire « indissociablement culturelle et sociale » (A. Prost, 1997). Une première permanence peut être relevée : les entraîneurs professionnels de football sont tous d’anciens joueurs, très souvent de haut niveau. Ainsi, l’expertise dans l’acte d’entraîner semble davantage corrélée à l’expertise technique, c’est-à-dire le « savoir bien jouer », plutôt qu’à l’expertise dans l’acte d’enseigner.
21Les stages de formation professionnelle mis en place depuis 1929, conduisant à l’obtention d’un diplôme, constituent un autre indicateur qui permet d’identifier une communauté d’entraîneurs. Cette appartenance commune se trouve renforcée par la création d’associations : l’Amicale des entraîneurs de football en 1947, puis le syndicat Union Nationale des Cadres Techniques Professionnels du Football (UNECATEF). en 1977. S’unir pour progresser, mais aussi pour être reconnus et se protéger, tels sont les arguments qui président à ces créations et aux adhésions qui en découlent. Ces traits singuliers permettent d’identifier un entraîneur de football qui a obtenu ses diplômes en France et qui est souvent français. Il est membre d’une profession qui s’efforce de se rendre indispensable, grâce à la mise en œuvre de savoir-faire et de compétences pratiques. Si cette profession ne connaît pas de récession en France (en termes de baisse du marché de l’emploi, du nombre de postes à pourvoir), c’est aussi parce que l’entraîneur français a fait la preuve (ou que cette idée s’est insinuée dans les esprits), que son apport est irremplaçable : une autre profession ne saurait se substituer à celle-ci. Cette spécificité est à souligner dans un contexte où l’entraînement est rarement considéré comme une activité professionnelle en France (F. Juillard, 2001).
22Le troisième et dernier point qui permet de positionner la profession d’entraîneur de football est directement lié au précédent : parce qu’elle a su apporter la preuve de ses compétences, mais également parce que la précarité est une de ses caractéristiques depuis sa création, la profession d’entraîneur est soumise à un double processus de reconnaissance/médiatisation. Cette reconnaissance qui s’affirme dès les années 1920 se traduit par ces demandes spécifiques : combler un manque, car la profession n’existe pas en France. Mais d’emblée, cette reconnaissance prend la forme d’une imputation en responsabilité, qui ne se démentira jamais. Attribuer à un entraîneur les résultats d’une équipe, bons ou mauvais, constitue une permanence dans l’histoire du football et celle de l’entraîneur en particulier. Cette reconnaissance a un effet direct sur la médiatisation de l’entraîneur. Si son imputation en responsabilité est effectivement véhiculée par la presse dans le cadre du professionnalisme de l’entre-deux-guerres, c’est à partir de la Libération que les entraîneurs accèdent progressivement à une visibilité plus grande. À partir de la fin des années 1950, certains entraîneurs accèdent à un véritable statut de vedette, à l’instar des meilleurs joueurs. Paradoxalement, ce renforcement de visibilité accroît leur instabilité : en les rendant plus accessibles aux yeux du grand public, la presse les soumet davantage encore aux jugements et commentaires. Avec l’exposition télévisuelle en matière de football, en hausse croissante depuis 1972, l’entraîneur se trouve confronté à un nouveau défi : il ne peut dorénavant plus échapper aux impératifs de communication, qu’il s’agisse du choix de ses propos ou de sa propre image. Cet aspect s’amplifie à partir de 1984, date à laquelle Canal+ acquiert le droit de retransmettre les matches et en réalise une véritable mise en scène. L’exposition subie se conjugue dorénavant avec une reconnaissance recherchée et contrôlée.
23Ainsi est-il possible, à travers ces trois indicateurs principaux, de revenir à notre questionnement initial : étudier comment et pourquoi émerge la profession d’entraîneur revient à cerner ses attributions. Analyser l’origine des entraîneurs exerçant en France, leur profil, leur formation et leurs mécanismes de sociabilité, permet de les identifier. Saisir et comprendre quel regard ils ont d’eux-mêmes, quelles sont les différentes perceptions qu’en ont les autres acteurs du football, démontre l’impact de leur exposition en tant que personnage public.
24Le choix de notre plan respecte trois parties qui s’articulent autour de plusieurs bornes : la période 1890-1942 étudie l’émergence progressive de la profession d’entraîneur. La période 1942-1973 montre comment le groupe d’entraîneurs se structure en profession et assure le maintien de son existence au sein du football professionnel. La période 1973 à nos jours témoigne de la diversification des caractéristiques de la profession et de la complexité croissante qu’exige son exercice.
25Au sein de chacune de ces trois parties nous avons choisi l’option de respecter scrupuleusement la même trame avec les mêmes intitulés de chapitres, afin de conserver une logique de démonstration identique tout au long de notre travail. Cette dernière correspond aux trois axes de recherche que nous avons poursuivis. Dans chaque partie, le premier chapitre traite de la fonction d’entraîneur et permet donc de répondre à la question : Qui sont les entraîneurs et quelles sont ses attributions ? Le deuxième chapitre s’attache à la question de l’identité qui est déclinée de deux façons : la propension à se reconnaître en tant que membre d’un groupe de pairs caractérisé par la pratique de l’entre-soi, ainsi que les traits communs propres aux acteurs spécifiques de ce groupe, qui leur permettent d’être identifiés facilement par les gens de l’extérieur. Il répond à la question : qui sont les entraîneurs et qu’est-ce qui les caractérise ? Le troisième chapitre se consacre à l’image que véhiculent les entraîneurs, à la façon dont ils sont perçus par les autres acteurs du football et de la société en général, afin d’analyser les conséquences de ces représentations sur l’exercice de leur profession. Cela revient à répondre à la question : qui sont-ils aux yeux des autres, en d’autres termes, comment sont-ils considérés ?
26 Enfin, nous avons fait le choix de dissocier un quatrième chapitre intitulé « entraînement » du premier chapitre relatif à la fonction des entraîneurs, auquel il aurait pu appartenir. En effet, l’entraînement constitue bien la tâche première dévolue à l’entraîneur et à ce titre fait partie de sa fonction. Cependant, parce que les procédés, méthodes et théories lui sont inculqués durant sa formation initiale et continue, l’entraînement est également une composante de l’identité des entraîneurs. Enfin, les conséquences de l’entraînement sont perceptibles à travers les résultats obtenus par son équipe et de ce fait, elles affectent l’image de l’entraîneur. De façon symétrique, les évolutions de l’entraînement, qu’elles témoignent de résistances au changement ou d’innovations, conditionnent en retour sa fonction, son identité et son image. Mais cette partie consacrée à l’entraînement nous permettra également de questionner les techniques sportives, dont l’histoire est encore vacillante (L. Robène, 2006) et de vérifier dans quelle mesure et en quoi les entraîneurs participent à leur diffusion et à leur évolution.
Notes de bas de page
1 France Football n° 2855, 26 décembre 2000.
2 L’Équipe du vendredi 20 mai 2005 consacre pour la première fois de son histoire sa une aux 27 entraîneurs professionnels de Ligue 1, Ligue 2 et National limogés au cours de la saison 2004-2005. De surcroît, les pages 2 et 3 du journal sont intégralement dévolues à ce sujet.
3 Ces entretiens se répartissent ainsi : 1 ancien Directeur Technique National (1970- 1982), 3 entraîneurs en activité dans les années 1960, 3 entraîneurs professionnels encore en activité, 2 entraîneurs de centre de formation, 2 entraîneurs adjoints, 1 entraîneur des gardiens professionnels, 1 préparateur physique, 1 ancien joueur professionnel (1984- 2002), 1 ancien président de club professionnel (1967-1978 et 1983-2009), 2 membres de l’UNECATEF.
4 Au total, 10 questionnaires remplis par des entraîneurs professionnels (6 de Ligue 1 et 4 de Ligue 2) et 8 par des entraîneurs adjoints (ou préparateurs physiques, ou entraîneurs de gardiens).
5 Ces 1522 noms ne représentent pas un total de 1522 entraîneurs, car il va de soi que certains entraîneurs officient durant plusieurs saisons en Division 1.
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