Planète sport ou « champ de choux » ? Les Jeux olympiques dans la presse écossaise
p. 193-209
Texte intégral
Introduction
L’Écosse – société bicéphale
1La situation de l’Écosse au sein de la Grande-Bretagne – et à partir de 1927 au sein du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et de l’Irlande du Nord1 – a toujours constitué une certaine anomalie par rapport à celle des autres membres de cette unité politique composite. Alors que d’abord le Pays de Galles (au treizième siècle) et ensuite l’Irlande (au dix-septième) ont été annexés militairement par l’Angleterre, la relation entre l’Écosse et sa voisine plus grande est celle d’une union forgée lentement au cours du dix-septième et du dix-huitième siècles : d’abord l’Union de Couronnes en 1603 – date à partir de laquelle l’Écosse et l’Angleterre partagent un même monarque – et puis en 1707 l’Acte d’Union qui a fusionné les parlements anglais et écossais et créé un nouveau parlement britannique à Londres. Cet acte a laissé intactes certaines institutions centrales de la vie politique et culturelle de l’Écosse, notamment le système juridique, le système d’enseignement – tous les deux toujours différents des systèmes correspondants partagés par l’Angleterre, le Pays de Galles et l’Irlande du Nord – ainsi que la religion presbytérienne2. Il a également généré un vocabulaire technique toujours en vigueur tant en Angleterre qu’en Écosse : en particulier le mot « Union » (toujours avec une majuscule) pour désigner la relation entre les deux pays, ainsi que ses dérivés « unionisme » et « unioniste ». Le titre officiel du parti conservateur écossais, défenseur irréductible de l’union des deux pays, est en effet le « Scottish Conservative and Unionist Party ».
2Le résultat de cette situation plutôt atypique est une société dans une certain mesure bicéphale, à certains moments et dans certaines circonstances – et la plupart du temps pour des raisons bien pragmatiques – plus « britannique qu’« écossaise », et dans d’autres, de plus en plus nombreuses, décidément plus « écossaise » que « britannique ». Par exemple, pendant la longue période de l’Empire Britannique, la classe moyenne écossaise, qui a participé avec enthousiasme à l’aventure impériale et s’est enrichie considérablement par la suite, a promu sans hésitation sa nationalité britannique en même temps que sa nationalité écossaise. Mais, surtout à partir des années quatre-vingts du siècle dernier, période marquée par le démantèlement croissant de l’État-providence britannique amorcé par Madame Thatcher, cette même classe a commencé à se distancer de plus en plus de la nationalité britannique, et a même, au moins dans certains cas, remplacé la notion de « nationalité » britannique ou, pour utiliser le terme anglais de « statehood » britannique, par celui d’une nationalité écossaise : l’appartenance politique/étatique est, donc, techniquement britannique, alors que l’appartenance nationale (plus intime, sentimentale, émotive, etc.) est écossaise. Malgré ce va-et-vient tactique, l’existence d’une nation écossaise en tant que telle a toujours été acceptée sans question par tous les politiciens, de droite ainsi que de gauche, anglais ainsi qu’écossais : des recherches récentes ont démontré clairement que même au vingt-et-unième siècle c’est à cette nation – et pas du tout à une soi-disant nation « britannique » – que même le Parti Conservateur et Unioniste écossais s’adresse3
L’Écosse – une « nation sans état »
3L’Écosse appartient à la catégorie – relativement controversée, soit dit en passant – des « nations sans état »4. L’existence d’une nation écossaise est signalée non seulement par la présence/persistance en Écosse d’une série d’institutions de relativement haut niveau – tribunaux, universités, églises protestantes – mais aussi, et plus largement (et sûrement plus profondément) à un niveau plus « banal »5, en d’autres mots au niveau de la vie quotidienne, moyennant des objets pour la plupart complètement ordinaires, et pas du tout connectés avec le « nationalisme chaud »6. Par exemple l’Écosse, sans avoir sa propre monnaie – comme les autres composants du Royaume-Uni elle utilise la livre sterling – a en revanche ses propres billets de banque (souvent refusés en Angleterre par des concitoyens britanniques qui n’en reconnaissent pas la légitimité) : de surcroît il y a une profusion de billets, puisque tant la Bank of Scotland que la Royal Bank of Scotland et la Clydesdale Bank émettent leurs propres billets de banque qui dominent à un tel point la circulation monétaire en Écosse que recevoir un billet de banque anglais (avec la tête de la reine – image relativement rare dans ce pays) est un peu déroutant. Malgré cela il n’y a pas d’apparatus étatique dans le sens normal du mot : le parlement écossais (ré) instauré en 1999 n’a aucune compétence, par exemple, dans le domaine des Relations Extérieures, ni dans celui de la Défense, et n’a que des compétences très restreintes en ce qui concerne les impôts. Il n’y a pas non plus de Fonction Publique écossaise, uniquement une Fonction Publique britannique.
4On pourrait dire plus ou moins la même chose de l’Angleterre – il n’y a pas d’armée anglaise, ni d’ambassades anglaises à l’étranger, ni de Fonction Publique anglaise, il n’y a surtout pas de parlement anglais (alors qu’il y a effectivement des parlements écossais, gallois, et irlandais du nord…) – puisque ces institutions existent uniquement au niveau britannique, mais la phénoménologie politique anglaise n’a presque rien en commun avec celle de l’Écosse : puisque tout (ou presque tout) est centralisé à Londres – le parlement (dominé numériquement par des députés anglais), la Fonction Publique, l’État-major de l’Armée et ainsi de suite – l’État britannique est vécu en Angleterre (avec une population de 53 millions d’habitants, contre une population de 5 millions pour l’Écosse) comme simple extension d’un État à toutes fins utiles anglais7. Le changement radical du panorama politique en Écosse produit d’abord par le rétablissement du parlement écossais à Édimbourg en 1999 et ensuite par les dernières élections législatives en 2011, qui ont donné au Parti Nationaliste Écossais une majorité absolue au parlement à Édimbourg, aura pour conséquence un référendum en 2014 quand les Écossais devront décider s’ils veulent que l’Écosse devienne un état-nation indépendant ou non.
5Malgré les limitations théoriques du concept de « nation sans état » – selon les critères esquissés ci-dessus l’Angleterre serait elle aussi une « nation sans État » – cette notion nous aide à mieux comprendre certains aspects de la société écossaise. L’Écosse, en effet, présente beaucoup des symptômes de la pathologie des « nations sans État ». Sans gouvernement propre pendant presque trois siècles, donc sans institution centrale capable de trancher bien des choses qui, dans un État-nation classique, ne se laissent jamais au hasard, elle a deux drapeaux – le « saltire », croix de saint André blanche sur fond bleu foncé, adopté comme drapeau officiel par le nouveau parlement en 1999, mais aussi le « lion rampant », lion rouge sur fond jaune, massivement en évidence pendant des matchs de football (et de rugby) internationaux. Elle a également plusieurs candidats au statut d’hymne national officiel. En attendant une décision définitive, les supporters de l’équipe nationale de football ont depuis longtemps adopté « O Flower of Scotland »8, dont la première strophe célèbre la victoire écossaise contre le roi anglais Edward (nommé « Edouard le Fier ») à la bataille de Bannockburn (petit village près de Stirling, à cinquante kilomètres au nord de Glasgow) en… 1314 :
O Flower of Scotland - Ô fleur de l’Écosse
When will we see your like again - Quand reverrons-nous votre pareille
That fought and died for - Vous qui vous êtes battus jusqu’à la mort
Your wee bit hill and glen - Pour vos collines et vos vallées
And stood against him - Vous qui l’avez affronté
Proud Edward’s army - Edouard le Fier avec son armée
And sent him homeward - Et l’avez renvoyé chez lui
Tae think again9 - Pour qu’il y réfléchisse à nouveau
Si « O Flower of Scotland » domine les matchs de football et de rugby internationaux, elle brille par son absence aux Jeux olympiques où les athlètes écossais, transformés momentanément en athlètes britanniques, voient se hisser le drapeau britannique, l’« Union Flag » – symbole plutôt contesté en Écosse10 – et entendent chanter l’hymne national britannique, « God Save the Queen ».
La nation écossaise dans le sport international
Quelques dates importantes
6Deux dates-clés nous aideront à mieux comprendre la situation complexe, voire contradictoire des sportifs écossais dans les championnats internationaux. Le 5 mars 1870 – le premier match de football international de l’histoire se déroule à l’« Oval » – fameux stade (de… cricket !) à Londres – entre l’Écosse et l’Angleterre. Bien qu’il s’agisse de deux équipes britanniques, le match est qualifié dans la presse écossaise comme rencontre « internationale » (The Scotsman, 26 février 1872), et est suivi de quatre autres entre 1870 et 1871. Aucun de ces matchs n’est reconnu rétrospectivement comme match international par la Fédération Internationale de Football Association (fondée le 21 mai 1904) en raison du fait que tous les joueurs écossais qui y ont participé vivaient à Londres à ce moment-là et avaient été invités à titre personnel par l’organisateur du match, un certain C.W. Alcock. Le cinquième match, par contre, qui se déroule à Glasgow en Écosse le 21 février 1872, entre dans les annales de la FIFA comme le premier match international de football avec statut officiel. En acceptant ce match comme « international » la FIFA reconnaît explicitement l’Écosse comme nation, statut que – malgré l’établissement postérieur d’une règle de la FIFA qui limite la condition de « membre » aux « États indépendants reconnus par la communauté internationale »11 – ce pays détient, au moins dans le monde du football international (mais aussi dans celui du rugby et même du cricket) jusqu’à ce jour, un statut dans une certaine mesure anormal qu’elle partage avec l’Angleterre, le Pays de Galles et l’Irlande du Nord. Quand l’Écosse a finalement décidé de participer aux finales de la Coupe du Monde de Football en Suisse en 1950, elle y a participé comme nation à part entière.
7Le 6 avril 1896, les premiers Jeux olympiques de l’ère moderne s’ouvrent à Athènes, avec la participation de 241 athlètes de – selon les sources – dix, ou peut-être quatorze, ou peut-être même quinze nations différentes. La question de représentation « nationale », quoique bien présente, reste – comme l’indique la confusion concernant le nombre précis de nations qui y ont participé – plutôt floue, surtout comparée avec la situation actuelle : en particulier on permet des « équipes mixtes », la médaille d’argent – l’équivalent à ce moment-là de la médaille d’or actuelle – en tennis doubles étant gagnée par une équipe composée d’un Britannique et d’un Grec12 ! Jusqu’en 1908 on a continué à voir des « équipes mixtes » dans une gamme relativement variée de sports. En ce qui concerne la question nation/État-nation la situation était également plutôt contradictoire. Par exemple, en 1912 la Finlande – à ce moment-là faisant partie de l’Empire Russe – a participé comme nation sous son propre drapeau, mais l’Irlande – encore partie intégrante de la Grande-Bretagne – s’est vu refuser ce genre de reconnaissance internationale13. En tout cas, la question d’une participation « écossaise » ne semble s’être jamais posée. Pour les Écossais, la participation aux Jeux olympiques s’est toujours manifestée, par conséquent, par le biais de l’équipe olympique britannique.
8On apprécie facilement, donc, la situation compliquée des sportifs écossais (comme celle des sportifs anglais, gallois et irlandais du nord), une situation au moins potentiellement « schizophrénique » qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Dans les sections suivantes de cet article nous verrons les conséquences de cette situation atypique pour la manière dont la presse écossaise actuelle couvre les Jeux olympiques, prenant comme exemples les JO d’été de 1992 à Barcelone et ceux plus récents de Londres en 2102, et les JO d’hiver de Lillehammer en 1994 et ceux de Salt Lake City l’an 2002. Cet échantillon nous permettra d’une part d’identifier les changements – s’il y en a – qui ont pu avoir lieu au cours des vingt dernières années, et d’autre part de voir si la nouvelle situation politique en Écosse a eu des effets quelconques sur les discours des journalistes.
Penser et représenter l’Écosse
Quelques détails culturels préliminaires
9Un facteur important dans la persistance d’un sentiment d’appartenance nationale écossaise est depuis longtemps l’existence d’une presse écossaise très différente de son homologue anglaise14. Quoique la situation ait changé dans une certaine mesure au cours des vingt dernières années, avec l’introduction d’un nombre croissant de journaux anglais dans le marché écossais, ces journaux sont toujours, dans le jargon de l’industrie de la presse, « tartanisés »15, ou même « have a kilt put on them » (« se voient mettre un kilt »), autrement dit les éditions qui circulent en Écosse sont adaptées aux besoins et aux attentes des lecteurs écossais. Les changements les plus importants par rapport à leur version « anglaise » concernent les sections sur la politique et l’actualité sportive – la situation politique en Écosse est plus ou moins invisible dans les éditions de Londres – et ces sections des journaux sont normalement écrites par des journalistes écossais.
10Un deuxième facteur important concerne la situation linguistique. Alors que l’Angleterre est officiellement un pays monolingue, l’Écosse est officiellement plurilingue. Elle a deux langues nationales : l’anglais, parlé en principe par tout le monde16, et, depuis 2005, le gaélique, une langue avec environ soixante mille parlants, dont la plupart vit encore sur les îles de l’Ouest (Lewis, Harris, Skye, etc.), quoiqu’il y ait aussi des communautés relativement importantes à Glasgow et Édimbourg. En plus elle a une langue à (depuis 2001) statut « régional »17, la langue écossaise, ou Scots, parlée d’une manière ou d’une autre par une majorité de la population des Lowlands (c’est-à-dire des villes de Glasgow, Édimbourg, Stirling, Dundee et Aberdeen, et des villages qui les entourent). Cette langue – il y a cinq cents ans la langue de tous les habitants des Lowlands, y compris la cour royale et le monarque18 – s’est vue lentement remplacée, depuis l’Union des Couronnes en 1603, par l’anglais, d’abord parmi l’aristocratie, et plus tard, pendant l’Empire, parmi la classe moyenne, jusqu’à devenir, au vingtième siècle, la seule langue de la sphère publique écossaise. La langue écossaise survit comme langue de communication quotidienne de la classe ouvrière des Lowlands, d’où vient la plupart de supporters du football.
Comment représenter l’Écosse ?
11Dans une collection dirigée par Colin Mc Arthur et publié en 198219, et qui s’est par la suite avérée très influente dans le débat sur la manière (ou plus précisément les manières) dont l’Écosse est représentée dans la littérature, l’industrie cinématographique et à la télévision, les auteurs ont proposé trois discours dominants, à savoir : « Tartanry » (discours du tartan) : les éléments centraux de ce discours sont des paysages sauvages (des montagnes couvertes de nuages, des cieux gris et menaçants, etc.), des histoires localisées dans un passé relativement lointain, et bien sûr des kilts portés la plupart du temps (mais pas nécessairement toujours) par des guerriers indomptables. Ce discours est, pour la plupart des Écossais, « strictement pour les touristes ». « Kailyard » (discours du champ de choux) : ce discours tourne autour de la vie des petits villages, décrivant surtout les relations interpersonnelles entre une liste assez stable de personnages : le curé de campagne, l’instituteur/institutrice, la commère du village, l’agent de police, le propriétaire du petit château local, etc. Ce discours est plutôt défensif. « Clydesideism » (discours des chantiers navals situés le long du fleuve Clyde) : ce discours décrit la vie de la classe ouvrière de l’ouest de l’Écosse. C’est un discours fortement masculin, où les femmes n’occupent que des positions très secondaires. Ce discours est, par contre, relativement offensif.
12Quoique ces trois discours aient évolué au cours des trente ans qui nous séparent de la publication du livre de Mc Arthur – surtout le dernier : on commence à parler maintenant du « post-clydesideism » – tous les trois restent présents dans les manières dont « être écossais » est représenté par rapport au sport. Les journalistes n’utilisent jamais le discours du Tartanry, certes, mais les supporters de l’équipe nationale de football le mobilisent régulièrement – tout en le minant simultanément et le réinterprétant par la manière « prolétarianisante » dont ils portent le kilt20. Les journalistes, eux, se servent fréquemment des deux autres, et surtout en relation avec les Jeux olympiques : ce faisant ils ont comme but de « réinterpréter » les Jeux pour un public majoritairement de classe ouvrière pour lequel le seul « vrai » sport est le football. Nous en donnerons des exemples.
Les Jeux olympiques d’été dans la presse écossaise
13En règle générale, la presse écossaise prend les JO d’été au sérieux, et les traite respectueusement. L’explication est très simple : l’équipe britannique comprend toujours un nombre relativement important d’athlètes écossais – 31 (sur un total de 311) à Pékin et 51 (sur un total de 542) à Londres, par exemple – et en plus ces athlètes gagnent plus ou moins régulièrement des médailles, y compris des médailles d’or : un modeste total de cinq bronzes à Barcelone, contre un total de treize médailles, dont sept d’or, à Londres. La tâche que les journalistes écossais se fixent à chaque édition des Jeux olympiques d’été est, cependant, celle de transformer ces victoires – techniquement britanniques – en victoires écossaises qui démontrent de façon concluante la performance supérieure de ce petit pays : juste avant le commencement des Jeux olympiques de Barcelone le Herald, le journal de qualité le plus lu dans l’ouest de l’Écosse, annonçait que « pour une nation de seulement cinq millions, les Écossais peuvent exercer une influence disproportionnée » (25 juillet 1992). Deux semaines après le tabloïde Daily Record – qui à ce moment-là avait un tirage de 800 000 exemplaires chaque jour – parlait, en se référant à deux athlètes écossais très connus, de l’« orgueil écossais : Mc Colgan et Hanlon peuvent arborer le drapeau21 » (5 août 1992). Le drapeau dont il était question était, bien sûr, le drapeau écossais.
14Les techniques utilisées sont en effet très simples, et toujours les mêmes : les athlètes écossais victorieux reçoivent un traitement préférentiel en termes de couverture (photos en couleur à la une, titres dignes de héros…) et leurs exploits sont calculés à part et figurent dans des tableaux qui les présentent comme s’ils n’avaient rien à voir avec l’équipe britannique. De ce point de vue les JO de Londres ont constitué un défi particulièrement difficile pour la presse écossaise : celle-ci préfère normalement ignorer les préparatifs pour les JO avec leur focus intense sur l’équipe britannique, mais la proximité des Jeux de 2012, et le fait que tous les habitants du Royaume-Uni reçoivent les mêmes journaux télévisés tant à la BBC que sur la chaîne privée ITV ont rendu cette stratégie impossible. La réponse – rare en ce qui concerne les JO d’été, mais assez fréquente, comme nous le verrons, dans le cas des JO d’hiver – était une tentative de ridiculiser (légèrement) les jeux et de se distancer de la « propagande » anglaise.
15Par exemple, deux mois et demi avant le commencement des Jeux, le Sunday Herald (6 mai 2012), dans un numéro dont la une montrait un grand chronomètre avec le titre « compte à rebours pour le référendum » – une référence au référendum sur l’indépendance écossaise de 2014 – se moquait dans un article à l’intérieur de la mascotte officielle des Jeux, un petit lion en blanc, bleu et rouge, les couleurs de l’« Union Flag » (à ne pas confondre avec le lion rampant rouge écossais). Le titre de l’article était « Stuff that Lion ». Le jeu de mots est exquis : la mascotte est un jouet en peluche (« stuffed toy » en anglais), et le verbe « stuff » (« bourrer ») s’utilise communément pour insulter quelqu’un (« stuff you », ou « get stuffed »). L’article – long de deux pages et de 3273 mots – expliquait pourquoi « la flamme olympique laissait les Écossais froids ». La stratégie, donc, restait la même : se distancer de la dimension « britannique » des Jeux pour en souligner la dimension écossaise. Le 13 août 2012, le lendemain de la cérémonie de clôture, le Herald a publié un tableau similaire à la suivante en première page :
COUNTRY | GOLD | SILVER | BRONZE | TOTAL |
1 USA | 46 | 29 | 29 | 104 |
2 CHINA | 38 | 27 | 22 | 87 |
3 GREAT BRITAIN | 29 | 17 | 19 | 65 |
4 RUSSIA | 24 | 25 | 33 | 82 |
5 SOUTH KOREA | 13 | 8 | 7 | 28 |
6 GERMANY | 11 | 19 | 14 | 44 |
7 FRANCE | 11 | 11 | 12 | 34 |
8 ITALY | 8 | 9 | 11 | 28 |
9 HUNGARY | 8 | 4 | 5 | 17 |
10 AUSTRALIA | 7 | 16 | 12 | 35 |
SCOTS MEDALS | 7 | 4 | 2 | 13 |
16Comme on le voit, l’Écosse, avec sa petite population de cinq millions d’habitants, arrive comme participant à part (presque) entière en onzième place, sur un tableau largement dominée par des géants du monde du sport international : une performance (et une « influence » ?) « disproportionnée »...? Le même jour le Sun de Londres s’exclamait à la une en gros titres imprimés sur une photo du stade, et en majuscules, « DREAM GB » – jeu de mots sur « Team GB »22 et « Dream Team ». Le Daily Record écossais, par contre, montrait sur sa première page non seulement le stade mais aussi en cartouche une photo de Chris Hoy23 – l’un des grands héros écossais, avec Andy Murray, de ces Jeux – élevé au statut de « Knight » (chevalier) en 2009, ce qui lui vaut de titre de « Sir ». Le titre (en minuscules) disait, utilisant un jeu de mots intraduisible, « Thank you… and good Knight. Sir Chris Hoy and London say Farewell to the Olympics ». Les priorités sont claires.
17Et cette stratégie n’est pas du tout limitée au monde des journalistes. Dans la semaine qui suit chaque édition des Jeux olympiques le gouvernement écossais organise un défilé des athlètes… écossais, bien sûr (pas question d’y inclure des athlètes anglais, gallois, ou irlandais du nord) qui voient leurs exploits célébrés bruyamment par des foules enthousiastes qui agitent des petits drapeaux écossais (tant le « saltire » que le « lion rampant ») et beaucoup plus rarement des drapeaux britanniques. Cette opération est profondément récursive, puisque les média – surtout la presse et la télévision – couvrent ces défilés en profondeur avec des photos à la une, des interviews et des micros-trottoirs aux journaux télévisés et ainsi de suite. Ces défilés ont normalement lieu dans la capitale, Édimbourg, mais le défilé de cette année (2012) s’est déroulé à Glasgow, ville qui recevra les Commonwealth Games en 2014. Le défilé est passé devant les principaux stades et autres installations qui seront utilisés lors de ces jeux. L’opération de relations publiques était évidente, et même applaudie par la presse.
18Malgré cette prise de distance relativement claire avec la dimension britannique des Jeux, dans le cas des JO d’été elle n’est pas du tout complète. Un mythe très commun et profondément enraciné dans la société écossaise veut que, au cours des Jeux olympiques, les commentateurs anglais décrivent les victoires des athlètes écossais comme des « victoires britanniques » alors qu’ils décrivent leurs défaites comme des « défaites écossaises ». Mes propres recherches sur ce thème ne fournissent aucune preuve capable de soutenir cette idée, elles suggèrent même le contraire : en général les commentateurs anglais reconnaissent sans hésitation la nature « écossaise » des victoires des athlètes écossais, alors que les commentateurs écossais ne reconnaissent jamais la nature « anglaise » des victoires des athlètes anglais, ceux-ci – tant les athlètes que leurs victoires – étant décrits infailliblement comme « britanniques »24. On voit bien de quoi il s’agit : lors des années de « vaches maigres » – et Barcelone en 1992 en était un cas exemplaire – à défaut de victoires écossaises les Écossais, en tant que Britanniques, peuvent participer aux succès des athlètes anglais, gallois et irlandais du nord tous regroupés autour de l’« Union Flag ».
Les JO d’hiver
Lillehammer 1994
19Si la relation de la presse écossaise avec les Jeux olympiques d’été est complexe et parfois contradictoire, celle qu’elle maintient avec les JO d’hiver – avec de très rares exceptions (et les JO de Salt Lake City en 2002 en sont un exemple concret) – est beaucoup plus monolithique. Alors que les victoires « écossaises » au cours des JO d’été offrent aux journalistes écossais une occasion immanquable pour souligner une identité écossaise dans une certaine mesure autonome ou, le cas échéant et faute de mieux, pour participer aux victoires britanniques – des victoires britanniques de quelque genre que ce soit sont rarissimes aux JO d’hiver, et des victoires écossaises le sont encore plus. En général, comme l’indiquent clairement les taux d’audience pour les émissions dédiées à cet événement par la BBC, le niveau d’intérêt pour les JO d’hiver est extrêmement bas parmi les Écossais : il arrive même que les tabloïdes n’y consacrent pas une seule page (à moins, bien sûr, qu’un scandale, de préférence de nature sexuelle, ne surgisse de manière imprévue)25. La réponse de la presse écossaise à cette situation peut se résumer comme suit : ne rien (ou presque rien) dire sur ces Jeux, les ridiculiser, en particulier en les comparant avec de « vrais » sports – « vrais » dans le sens de « masculins » et même de « prolétaires »… c’est-à-dire des sports comme le football et, à la limite, le rugby.
20La stratégie la plus commune est de loin le ridicule. Elle a largement dominé la couverture des JO de Lillehammer en 1992, où les différents sports ont été qualifiés d’« incompréhensibles » et d’« ennuyeux ». Suivent quelques exemples des principaux journaux écossais, d’abord en anglais et puis traduits en français, pour des raisons expliquées après. Dans le premier exemple le journaliste parle de la « justesse » de certaines victoires :
This episode sums up the difficulties of whipping up excitement in an activity where a second can mean the difference between finishing first or 20th... So, too, with the luge, bobsleigh and so on. First time around, they’re fairly engrossing, but by the 20th or 30th competitor […]
Cet épisode illustre combien il est difficile de générer des passions autour d’une activité où une seconde peut séparer celui ou celle qui arrive en première place de celui ou celle qui arrive en 20e … Même chose avec la luge, le bobsleigh et les autres. Au début c’est assez captivant, mais après le 20e ou 30e compétiteur […]
21Le deuxième exemple continue la stratégie de ridicule, mais la combine avec une mobilisation relativement claire du discours de Clydesideism :
I couldn’t believe it when I watched the luge at the Winter Olympics. Basically it involved guys in crash helmets who look like they’re wearing an all-in-one condom. They skite down a bobsleigh track, flat on their backs, at 100 mph on a wee breadboard. If this is sport, sign me and Jocky Wilson up for the freestyle, free house, pub crawl. First to finish is an athlete.
Je n’en croyais pas mes yeux quand j’ai regardé la luge pendant les JO d’hiver. Au fond c’est des mecs avec des casques de protection dans une combinaison qui ressemble à un gros préservatif. Ils descendent une piste de bobsleigh à 140 km/h sur une petite planche à pain. Si ça c’est du sport Jocky Wilson et moi nous nous inscrivons pour la tournée des pubs en nage libre, bière au choix. Le premier à terminer est un athlète.
22Alors que la traduction française saisit relativement bien le ridicule, elle ne reproduit pas la contexture stylistique de l’original (par exemple l’allitération de « Freestyle, free house ») et en particulier elle ne peut pas saisir le discours du Clydesideism dans toute son ampleur. Ce décalage est dû en grande partie à la spécificité culturelle de quelques-uns de ses éléments, notamment le rôle du « pub » dans la société écossaise – il n’a rien à voir avec le bar ou le café continentaux, étant par contre un espace essentiellement ouvrier et masculin où la consommation de bière est typiquement quantitativement importante – le personnage (très connu à l’époque) de Jocky Wilson, et l’utilisation stratégique de certains mots écossais – « wee » (« petit ») et « skite » (« glisser »).
23Jocky Wilson – deux fois champion du monde de… fléchettes (en 1982 et 1989) et ancien travailleur des mines – apparaissait fréquemment à la télévision britannique dans les années quatre-vingts et jusqu’à sa retraite en 1995. Corpulent et ruisselant de sueur, on le voyait toujours dans un pub – les tournois de fléchettes ont toujours lieu dans des pubs – une pinte à la main. Il était l’expression parfaite d’un certain machisme nostalgique, voire atavique (on peut supposer qu’il ne s’est jamais servi d’un préservatif). La question linguistique est également intéressante. Quoique beaucoup de journalistes écossais – surtout ceux qui travaillent dans le journalisme sportif – aient des origines dans la classe ouvrière et que, par conséquent, ils soient tout à fait capables de parler la langue écossaise, le fait que la sphère publique écossaise soit presque entièrement dominée par la langue anglaise a pour conséquence que la langue écossaise n’apparaît presque jamais dans les journaux. Une des rares exceptions est effectivement le journalisme sportif, où les journalistes utilisent assez souvent un vocabulaire au moins partiellement écossais qui leur permet d’établir une relation plus étroite avec leurs lecteurs, dont la majorité écrasante provient de la classe ouvrière écossaise.
24Mais ni le ridicule, ni la mobilisation agressive du discours du Clydesideism n’ont pour seule cible les Jeux olympiques. Tous les deux font partie simultanément d’une batterie d’artillerie lourde dirigée contre les Anglais et l’Angleterre. Le « détonateur » en 1994 a pris la forme de deux personnages de patinage artistique, Jayne Torville et Christopher Dean, anglais tous les deux, et lesquels, au moins selon la presse anglaise, étaient arrivés à Lillehammer avec la médaille d’or déjà gagnée mais qui, en l’occurrence, sont retournés en Angleterre avec une médaille de bronze. L’interprétation dominante chez les journalistes anglais était que les décisions des juges avaient été incorrectes/ injustes, au point que le tabloïde anglais The Sun a envoyé l’un de ses reporters à Lillehammer pour leur accorder des médailles d’or de récompense offertes par le journal. La réponse du journal écossais Daily Record du 24 février 1994 était la suivante :
I really don’t know what’s worse. The English crowing when they win or carping when they lose… For a shining example of taking defeat properly, rugby Scot Gavin Hasting is still world champ. Have a right good greet... then go to the pub and get absolutely Baltic.
Je ne sais vraiment pas ce qui est pire, les Anglais qui se vantent quand ils gagnent ou qui se plaignent quand ils perdent. Si vous cherchez un merveilleux exemple de la meilleure façon d’accepter la défaite, le joueur de rugby écossais Gavin Hastings est toujours champion du monde. Il pleure à chaudes larmes pendant dix minutes… puis il va au pub et se prend une cuite sévère.
25Encore une fois le pub, des éléments de la langue écossaise (« greet » = « pleurer ») mais cette fois avec le personnage de Gavin Hastings, capitaine de l’équipe de rugby nationale écossaise à cette époque, et bien accoutumé, comme tous les sportifs écossais d’ailleurs, à la défaite, mais qui marquera un essai « historique » – au moins pour les Écossais – au cours d’une victoire également historique contre la France au Parc des Princes en 1995.
Salt Lake City 2002
26Les premiers jours des JO de Salt Lake City, c’était la stratégie du ridicule qui, comme d’habitude, dominait. Le Daily Record du 22 février 2002, par exemple, a exprimé l’opinion suivante sur le curling :
I would rather have my eyes gouged out with an ice cream scoop than watch people throw dods of granite around a skating rink. Usually all you hear when curling is on the box is Zzzz zzzz (…)
Je préférerais qu’on m’arrache les yeux avec une cuiller à glace plutôt que de regarder des gens en train de lancer un morceau de granit sur une patinoire. D’habitude quand il y a du curling à la télé la seule chose qu’on entend c’est Zzzz zzzz (…)
27Encore une fois un élément de vocabulaire emprunté à la langue écossaise – « dod » = « morceau ». À noter cependant que, si on prend comme critère le nombre de zeds indiquant que le téléspectateur s’est endormi pendant les émissions à la télé, les neuf zeds apparaissant cette fois semblent suggérer que l’ennui est maintenant trois fois plus intense qu’en 1994 (voir citation ci-dessus).
28Deux choses, quand même, ont changé radicalement la donne, et ont rendu les Jeux olympiques d’hiver de Salt Lake City en 2002 tout à fait exceptionnels du point de vue écossais, non seulement par rapport aux JO précédents, mais aussi à ceux de Turin en 2006 et de Vancouver en 2010 où les athlètes écossais étaient, suivant une longue tradition de performances plutôt médiocres, invisibles. Ces deux choses étaient la petite controverse qui a surgi autour du skieur écossais (de mère française, ce qui explique son prénom français) Alain Baxter26, et surtout la victoire complètement inattendue de l’équipe féminine britannique de curling – composée entièrement d’Écossaises (ce sport ne se pratiquant pas en Angleterre) – qui a gagné la médaille d’or.
29La controverse concernant Alain Baxter a surgi quand il a osé se teindre les cheveux avec les couleurs et le dessin du « saltire », le drapeau écossais officiel (croix blanche sur fond bleu foncé). Le Comité Olympique Britannique a réagi tout de suite, menaçant de l’expulser de l’équipe britannique pour ce geste « politique » incompatible avec les valeurs – et même les règles – du mouvement olympique. Pour les journalistes écossais qui, avec tous les autres téléspectateurs de la cérémonie d’ouverture, avaient assisté à la présentation dans le stade à Salt Lake City du drapeau américain qui flottait – apparemment – sur l’une des tours jumelles de New York le 11 septembre 2001, un geste a leur avis profondément et même cyniquement politique, cette menace était l’expression d’une Realpolitk typique des grandes puissances absolument hypocrite. Le Herald (le 10 février 2002) a décrit ce geste ainsi :
Buried deep inside the tangled metal from the toppled towers on that day was, we are led to believe, an enormous American flag... the flag arrived here as a symbol of America’s ability to squeeze every last drop of sentimentality out of its icons... When the flag was carried in George Bush saluted and held his heart like a man in search of a beat.
Enterré parmi le métal tordu des tours démolies ce jour-là se trouvait, apparemment, un énorme drapeau américain… le drapeau est arrivé ici comme symbole de la capacité des États-Unis d’exprimer chaque goutte de sentimentalité possible de ses icones… Quand le drapeau est entré dans le stade George Bush l’a salué et a mis la main sur le cœur comme un homme qui cherchait un pouls.
30Quand Baxter a par la suite gagné la médaille de bronze, le Sunday Post (24 février 2002), dans un article titré « Saltire sur Salt Lake », écrivait que « c’est notre [Scotland’s] Alain Baxter qui a ri le dernier, non pas les patrons olympiques collet monté », et le Herald d’ajouter le lendemain, « Baxter peut se moquer maintenant de tous les sarcasmes ». Quand il a perdu sa médaille ils ont mobilisé le discours du Kailyard en défense de leur compatriote écossais. Le Daily Record (22 mars) a réagi comme suit :
He is, and will remain, a winner. The IOC must recognise that and change their mind. If they don’t, Alain can rest easy in the knowledge that the people of Scotland are 100 per cent behind the Highlander… The blazer boys might have dumped on you, Alain, but your own folk will not.
Il est, et restera, un champion. Le COI doit reconnaître cela et changer d’avis. S’ils ne le font pas, Alain peut dormir sur ses deux oreilles sachant bien qu’il jouit du soutien inconditionnel du peuple écossais27. Les mecs en blazer [les officiels] t’ont bel et bien plaqué, Alain, mais c’est quelque chose que les tiens ne feront jamais.
31Et ce discours a dominé entièrement la défense écossaise de l’équipe de curling, dont les membres ont été décrites par un journaliste anglais, dans un moment d’imprudence, comme des « femmes d’électriciens ». Ce commentaire, largement critiqué dans la presse écossaise, a provoqué une célébration de certaines valeurs écossaises apparemment « quintessentielles » liées à la vie des petits villages. Le Herald (24 février 2002) l’a exprimé ainsi :
Their restraint and quiet resolve epitomised a traditional small-town Scottish attitude familiar to viewers here, but which seemed something alien and laughable to the London media who now expect sporting heroes to look and act like other celebrities.
Leur sobriété et leur détermination tranquille résumaient une attitude des petites villes écossaises que les téléspectateurs ici connaissent bien, mais qui était perçue comme étrange et risible par les médias de Londres qui s’attendent à ce que leurs héros sportifs ressemblent à et se comportent comme des célébrités).
Devant les abus des puissants des médias et de la planète sport (le COB, le COI) les sans-abri des nations sans état se replient sur leurs petites villes et villages et célèbrent les valeurs du champ de choux.
Conclusion
32Les Jeux olympiques de l’ère moderne ont été conçus par le baron Pierre de Coubertin comme l’expression de valeurs qu’il voulait « universelles » et qui ont été formalisées dans la Charte Olympique. À un degré suffisamment élevé d’abstraction, ces valeurs peuvent bien sûr atteindre une certaine « universalité », surtout au niveau des discours officiels. Mais, dans la vie mouvementée de tous les jours la dimension politique conflictuelle des Jeux a toujours été très évidente, tant au niveau purement national qu’au niveau international. Même avant leur inauguration officielle à Athènes en 1896, Guttman (mélangeant curieusement ses métaphores) nous décrit comment en Grèce « les jeux étaient devenus un ballon de football politique maltraité à coups de pied par les libéraux et les conservateurs qui manœuvraient sans cesse pour saisir le contrôle du gouvernement grec »28, et la longue histoire de boycottages et de pressions politiques de toutes sortes montrent clairement que les choses ont changé relativement peu depuis.
33Cet article a analysé une Realpolitik d’un autre type, tout aussi « politique » et tout aussi « réelle », mais se manifestant à un niveau beaucoup plus local – celui de la relation entre les journalistes (non seulement sportifs) et leurs lecteurs. Pour les journalistes une priorité absolue – pour de simples raisons de survie financière de leur publication et d’eux-mêmes comme employés de la maison qui l’édite – est de capter, et dans la mesure du possible de retenir, l’intérêt de leurs lecteurs. Dans le cas des Jeux olympiques d’été, et dans le cas concret de la presse écossaise, cela peut se faire sans heurter certaines notions d’un « rassemblement des nations pour un festival du sport » à condition que – et c’est une condition absolue – l’Écosse y figure comme une de ces nations et non seulement comme simple composante d’une équipe britannique. La présence d’athlètes écossais, et un certain minimum de succès plus ou moins garanti en termes de médailles, permettent et facilitent la transformation de ces athlètes en représentants de l’Écosse, et non pas de la Grande-Bretagne, comme nation, et la production d’une « Team Scotland » qui accompagne, sans jamais totalement éclipser, une « Team GB » dont l’utilité potentielle a déjà été signalée.
34Les Jeux olympiques d’hiver, par contre, sont tout autre chose. Sans points de contact possibles pour leur public (du moins la plupart du temps), la stratégie que les journalistes ont développée avec le temps est une stratégie de ridicule, totalement contraire aux valeurs universalistes de l’Olympisme mais qui, par contre, réinterprète les Jeux en fonction de discours que les lecteurs connaissent très bien et qui les rendent donc compréhensibles dans un cadre irréductiblement local. Les événements de 2002 ont permis une variation fascinante sur ce thème, mais le thème central d’une Écosse « différente » de l’Angleterre est resté le même. En 2006, pendant les JO de Turin, le retour au discours ridiculisant était on ne peut plus clair. Le Herald du 25 février 2006 en a offert la description suivante :
The Big Slide Olympics has taken a routine caning in the press. Indeed, it will have the only closing ceremony that I have ever looked forward to with eagerness. I suspect it will consist of the Wee Old Wummin [Woman] from next door coming out and pouring salt on the runs, muttering : “Someone could have a nasty fall here.
Les Jeux olympiques de la Grande Glissade ont comme toujours été attaqués impitoyablement par la presse. Effectivement, la cérémonie de clôture sera la seule dont j’attends le déroulement avec enthousiasme. J’imagine que la Petite Vieille d’à coté sortira de chez elle et viendra mettre du sel sur les pistes, tout en marmonnant « Quelqu’un pourrait tomber et se faire mal là-dessus.
35À comparer avec ce commentaire sur les JO de Lillehammer offert par le Daily Record le 26 février 1992 :
But then, disaster ! Seconds before anyone can have a wee slide, the wee crabbit woman who lives next door would run out with a packet of salt and ruin it for everyone !
Mais soudain, c’est le désastre ! Quelques secondes avant que personne ne puisse glisser sur la piste, la petite bonne femme grincheuse qui vit à coté sortira en courant avec un paquet de sel et gâchera le plaisir de tout le monde).
36Dans les deux cas on trouve la langue écossaise – « wee », « wummin » (« femme »), « crabbit » (« grincheuse ») – la vieille femme grincheuse d’à côté, bref, la vie du village, ou au moins du quartier. Dans la lutte incessante etre significations universelles et significations locales c’est – au moins dans ce cas – le champ de chou qui, depuis maintenant une vingtaine d’années, gagne régulièrement la médaille d’or dans la presse écossaise.
Notes de bas de page
1 L’Irlande du Sud avait gagné son indépendance en 1922, sous le nom d’« Irish Free State ». En 1937 elle devint la République d’Irlande.
2 T. M. Devine, The Scottish Nation (1700-2000), Edinburg, Paperback, 1999.
3 Murray Stewart Leith, Daniel P. J. Soule (dir.), Political Discourse and National Identity in Scotland, Edinburg University Press, 2011, p. 41.
4 David Mc Crone, Understanding Scotland : The Sociology of a Stateless Nation, London, Rouledge ltd., 1992. Également : Montserrat Guibernau, Nations without States : political community in a global age, London, Polity Press, 2009, 216 p.
5 Michael Billig, Banal Nationalism, London, Sage Publications ltd, 1995, 208 p.
6 Ibid. p. 43-46.
7 Jeremy Paxton, The English : A Portrait of a People, London, Penguin Books, 1998, p. 43.
8 « Flower » ici dans le sens de « fine fleur » ou « élite ». L’hymne célèbre les exploits des soldats de l’armée écossaise dans des batailles, maintenant très éloignées dans le emps, contre les Anglais.
9 Cette strophe contient un mot écossais (« wee » = « petit »), un mot (d’origine) gaélique (« glen », « gleann » en gaélique = « vallée ») et une forme grammaticale écossaise (« tae » = « to »). Dans la version « officielle » de l’hymne la dernière ligne apparaît comme « to think again », mais les supporters chantent sans faille « tae think again ». Pour plus de détails voir la section « Détails culturels préliminaires » ci-dessous.
10 Nick Groom, The Union Jack : the Story of the British Flag, London, Atlantic Books,10 2006, p. 294.
11 Statuts de la FIFA, Article 10, paragraphe 1.
12 Allen Guttman, The Olympics : A History of the Modern Games, Urbana and Chicago, University of Illinois Press, 1992, p. 19.
13 Ibid., p. 34.
14 Peter Meech et Richard Kilborn, « Media and Identity in Scotland : The Case of a Stateless Nation », Media, Culture & Society, 1992, Vol. 14, n° 2, p. 245-259.
15 Référence au « tartan », le dessin particulier à chaque clan écossais, et toujours présent sur les « kilts ».
16 Tous les Écossais sont capables de s’exprimer, avec des degrés de compétence très variables, en anglais, mais, surtout dans la classe ouvrière, il y a des gens qui ne parlent presque jamais cette langue, ou seulement dans des situations où son utilisation est une nécessité particulièrement pressante.
17 Bernard Spolsky, Language Policy, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 124.
18 Jeremy J. Smith, « Scots », dans Glanville Price, Languages in Britain & Ireland, Oxford, Wiley & Blackwell ldt., 2000, p. 164-165.
19 Colin McArthur, Scotch Reels : Scotland in Film and Television, London, British Film Institute Publisher, 1982.
20 Hugh O’Donnel, « Class Warriors or Generous Men in Kilts ? The Tartan Army in the Scottish and Foreign Press », dans Ian Baxter, From Tartan to Tartanry : Scottish Culture, History and Myth, Edinburg University Press, 2010, p. 212-231.
21 « Fly the flag » en anglais, une phrase qui veut dire aussi « représenter son pays ».
22 Nom officieux utilisé par tous – journalistes, politiciens, athlètes – pour désigner l’équipe britannique.
23 Chris Hoy a gagné deux médailles d’or aux JO de Londres, ce qui – avec les quatre autres qu’il avait déjà gagnées à Athènes et à Pékin – a fait de lui l’athlète olympique britannique le plus « médaillé » de tous les temps.
24 Neil Blain, Raymond Boyle, Hugh O’Donnell (dir.), Sport and National Identity in the European Media, London, Routledge, 1993, p. 172-173.
25 Hugh O’Donnell, « Yes, we love this land that looms : the Lillehammer Winter Olympics in the Scottish Press », dans Roël Puijk, Global Spotlight on Lillehammer : How the world viewed Norway during the 1994 Winter Olympics, London, 1996, p. 125-160.
26 Baxter a gagné le bronze au slalom – la première médaille britannique de ski de toute l’histoire des JO d’hiver, mais s’est vu priver de sa médaille quand un test antidoping a donné un résultat positif. Quoiqu’une investigation du COI l’ait disculpé quelques mois après, il n’a jamais regagné la médaille.
27 Baxter vient du nord de l’Écosse et est donc, techniquement, « Highlander ».
28 Allen Guttman, op. cit., p. 15.
Auteur
Glasgow Caledonian University
Hugh O’Donnel est Professeur de Langues et Culture Populaire à Glasgow Caledonian University en Écosse. Il se spécialise dans l’analyse des sports dans les médias, de la fiction télévisuelle, du journalisme (tant à la presse écrite qu’à la télévision) et de la publicité. Toutes ses recherches ont une forte dimension comparative et internationale. Il a notamment publié : Sport and National Identity in the European Media (1993), Good Times, Bad Times : Soap Opera and Society in Western Europe (1999), Media, Monarchy and Power (2004) et (en espagnol) Noticias y ciudadanía. El telespectador, el poder y el debate público. Plus récemment, il s’est consacré à l’analyse de la couverture de l’Iran dans la presse britannique.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Rugby : un monde à part ?
Énigmes et intrigues d’une culture atypoque
Olivier Chovaux et William Nuytens (dir.)
2005
50 ans de football dans le Pas-de-Calais
« Le temps de l’enracinement » (fin XIXe siècle-1940)
Olivier Chovaux
2001
L’Idée sportive, l’idée olympique : quelles réalités au XXIe siècle ?
Olivier Chovaux, Laurence Munoz, Arnaud Waquet et al. (dir.)
2017
Un pour Mille
L'incertitude de la formation au métier de footballeur professionnel
Hugo Juskowiak
2019